Du corps et de la présence

Du corps et de la présence

Le corps intervient dans la perception par la sensorialité et la sensorimotricité, dans les processus de mémorisation et dans leur intégration à la psyché pour réaliser une présence du monde à soi et de soi au monde incarnée et fixée. Ce Chapitre s’appuie sur deux ouvrages du Pr Fontanille « Soma et Séma » (14) et « Corps et sens » (15). Il permet de rappeler des éléments sur la sémiotique du corps qui serons utilisés plus loin dans le texte à propos de la mémoire. D’un point de vue figuratif, un objet, comme toute figure du monde, a des propriétés plastiques et sensibles, et peut être impliqué dans des parcours de transformation figurative. Prenant en considération son rôle thématique et narratif, il représente un corps (253). Un corps quelconque est composé de matière, une substance, soumise de façon intrinsèque et extrinsèque à des forces, dont les différents équilibres lui procurent, pour une durée variable, une forme (254). La forme est repérée pour un observateur, par une relation indicielle, par son enveloppe, par son étendue matérielle qui manifestent une présence, et d’autre part, sur le plan iconique, par l’équilibre des forces la stabilisant (255). D’un point de vue sémiotique, un corps, dont le corps d’une personne, est une figure dotée d’une substance matérielle et d’une forme, l’enveloppe susceptible de recevoir des traces (inscriptions, patine liée à l’histoire de son utilisation, marquages, empreintes, etc.) de ses interactions avec d’autres corps (14). 

Sens, signification et proprioception 

Corps et perception 

Le paraître du sens présuppose une expérience perceptive, nécessairement corporelle, et la construction d’une existence interne dans le corps d’une personne, donc d’une part la perception des objets externes au sujet, et d’autre part la construction intéroceptive de ces objets en tant que figures80 du monde pour le Soi (2), renvoyant à une existence sous forme de sensations, pour le Moi81. Les figures résultent à la fois de l’expérience perceptive présente couplée à une expérience perceptive passée (26). Elle s’associe, par iconicité, aux valeurs inscrites dans la mémoire (256) rattachées aux sensations et sensorimotricité antérieurement vécues, aux souvenirs collectifs introjectés plus ou moins consciemment, aux émotions éveillées par l’analogie avec ce qui est perçu, objets et situations, usages et pratiques, échec ou réussite des entreprises (257). La première forme de reconnaissance du monde est proprioceptive, et rattachée au Corpspropre. Le corps propre se compose du Moi et du Soi. La première partie de la reconnaissance d’une situation implique, de façon singulière et individuelle, concerne donc le Corps–propre. Elle est complétée par une seconde, culturelle qui fixe et éprouve des valeurs (253). Elle est nécessaire pour stabiliser le sens de la représentation interne. Elle nécessite, de façon narrative, le recours à un système de référence, à une encyclopédie personnelle (mémoire sémantique) ou partagée, le savoir commun, collectif ou appartenant à un groupe restreint, et à une sémiosphère particulière (89) dans lesquels baigne le sujet (33, 258), afin de nommer les objets perçus. La reconnaissance, convoque des souvenirs, des épisodes structurés (mémoire épisodique) pour les confronter et les coupler à ce qui est perçu. Ces éléments mis en mots sont intégrés dans un récit intérieur avec d’autres éléments présents dans l’univers mental du moment (201, 207). Le récit établi une continuité intérieure, et est énoncé pour soi, pour installer une présence et assoir une intention. « Pour avoir un présent, […] il faut que quelqu’un parle ; le présent est alors signalé par la coïncidence entre un événement et le discours qui l’énonce ; pour rejoindre le temps vécu à partir du temps chronique, il faut donc passer par le temps linguistique, référé au discours […] » 82 (80). Le récit de vie intégrant un « je » qui y prend position et l’assume devient un discours de vie.

Penser le Monde, la proprioception

L’identification d’un objet perçu s’ouvre sur une arborescence taxonomique à partir des valeurs qui lui sont attachées, associé au répertoire expérientiel qui renvoie de façon indicielle à des objets similaires connus mémorisés, permettant l’identification d’un actant d’état. De façon iconique, l’objet renvoie à des catégories d’objets définis selon des perspectives d’usage, conduisant à l’identification d’un actant de transformation. La catégorisation participe à l’anasémiose par une circularité vertueuse [124]. Penser les objets – choses revient à les appréhender selon deux schémas distincts. En premier lieu, d’un point de vue anasémiotique, l’élaboration de la représentation interne à partir des percepts (5), leur perception consciente les institue en tant qu’objet externe à soi, et les situe dans leur rapport à d’autres objets dans un contexte donné, permettant de penser la présence à partir de la représentation interne rendue intelligible (26). En second lieu, d’un point de vue catasémiotique83 (5), apparaissent l’intention, la virtualisation d’un possible pour la volonté puis la motivation, son actualisation, posant la question de la liberté de choix pour le sujet d’une réalisation, la question de la pratique possible que sous-tend la présence, pratique personnelle, sociale ou culturelle. Le sens qui assied la pensée n’est pas intrinsèquement dans leur représentation, mais il émerge de l’espace entre ces deux schémas de reconnaissance : présence et possibilité d’usage (253). Une présence sans synthèse est possible en dehors de ce schéma84 (26, 137), nous l’avons vu. Une représentation interne particulière naît alors de la conscience de la présence. L’univers extéroceptif, un signifiant, correspond au monde externe, par exemple au monde naturel perçu selon un mode indiciel. L’intéroceptif, un signifié, renvoie à la mise en mouvement de l’univers intérieur, l’éveil de sensations, à la suite d’un stimulus extéroceptif ou l’évocation de souvenirs présentant des analogies avec le présent. La proprioception 85(2, 137) est la position abstraite du sujet engagé dans une perception, position de son corps imaginaire ou fantasmé, son Corps-propre, corps phénoménal ou encore corps-sentant (137). La prise de position du Corps–propre nécessite un clivage entre les deux univers extéroceptif et intéroceptif ainsi que la sémiose qui les unit : la perception des modifications de l’enveloppe psychique du Soi séparant l’extéroceptif et l’intéroceptif, et les sensations et la sensorimotricité qui s’installent au niveau du Moi.

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Penser le Monde, la présence à l’autre

 Le Moi permet la « saisie analogisante » qui permet au sujet de s’inscrire dans l’intersubjectivité, en faisant l’expérience de son corps, de percevoir le corps de l’autre, par analogie : « Il est clair, soutient-il, que seule une ressemblance liant, à l’intérieur de ma sphère primordiale, ce corps là-bas et le mien, peut fournir le fondement d’une saisie analogisante du corps là-bas comme corps propre [chair] »86 (259). Le Leibhaftigkeit, le monde en chair et en os, est la présence du monde à soi, et la présence de soi à l’autre. Ce monde incarné est le contact vital avec la réalité vécu, pendant inséparable de l’élan vital. Le ressenti du Moi de cette réalité fait émerger l’intention dans le monde et vers l’autre (31). Il institue la relation « Je-tu » selon Martin Buber (218), la confluence de deux Êtres, grâce à un « je » qui prend la responsabilité d’un « tu », qui vient à sa rencontre et appelle la réciprocité. La relation « je-tu“ est cette rencontre dans la vie véritable d’Être à Être, de personne à personne, de présence à présence. Le « je » dans la relation « je-tu“ est dans la présence à l’autre dans l’ici et maintenant. Il s’oppose au « je-chose », sans présence autrui, qui lui s’appuie sur le « on », le « il » ou le « elle », l’ailleurs, dans un autre temps, définissant l’indifférence et l’indifférenciation, une inconsistance énonciative. La relation « je-tu » est une rencontre, un acte immédiat qui permet de faire surgir la présence. Elle est la connaissance et l’affirmation immédiate et totale de l’autre comme personne. Elle ne se situe pas à l’intérieur des consciences mais entre elles, dans un entre-deux. Elle féconde le présent en lui donnant par la réciprocité accès à l’expérience vécue dans le maintenant. « Une présence n’est pas quelque chose de fugitif et de glissant, c’est un être qui nous attend et qui demeure. L’objet [dans la relation « je-cela »] n’est pas durée mais stagnation, arrêt, interruption, raidissement, isolement, absence de relation et de présence » 87 . La conscience pour Martin Buber est la source active d’une manière d’agir et de se rapporter au monde et aux autres. Elle génère des attitudes intentionnelles par rapport à eux, ce qui présupposent un choix et un acte de la conscience fondant l’existence d’un « je » tourné dans leur direction : une présence (218). Les « mots principes » « je-tu » et « je-cela » sont les principes directeurs d’une intention volontaire et orientée qui actent par le langage la relation au monde et à autrui. « Le monde en tant qu’expérience relève du mot fondamental « je-cela ». Le mot fondamental « je-tu » fonde le monde de la relation »88. La relation « je-tu » dans le domaine interpersonnel est le support, par réciprocité d’une identité chez l’autre, d’une présence réciproque. « Les mots [principes] qui sont la base du langage n’expriment pas une chose qui existerait en dehors d’eux, mais une fois dit, ils fondent une existence »89. La pensée du Buber n’est pas ici très éloignée de celle de Lévinas quant à la relation à l’altérité : « Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour, constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre. L’autre, c’est le prochain – mais la proximité n’est pas une dégradation ou une étape de la fusion. Dans la réciprocité des rapports, caractéristique de la civilisation, l’asymétrie de la relation intersubjective s’oublie » 90 (260).

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