Du Baroque dynamiques de la métamorphose
Considérations sur le baroque
Ce que nous appelons aujourd’hui le Baroque ne s’est pas d’abord présenté à l’appréciation des artistes, mécènes ou critiques de l’époque comme étant l’émergence d’un style qui, à la Renaissance italienne, allait rompre avec le classicisme. A cette époque, entre le 17ème et le 18ème siècle, rien ne permettait, en effet, de faire entrer les œuvres réalisées, qu’elles soient architecturales, picturales, sculptées, théâtrales ou musicales, dans une catégorie et encore moins dans un style. Le terme « baroque » existait cependant. Si l’on en croit les historiens qui se sont penchés sur l’origine du terme, celui-ci viendrait du mot barroco qui, en portugais, désigne une perle irrégulière. Ce terme était alors davantage employé par la joaillerie. De son côté, Anne de Sauvagnargues note que ce terme utilisé dans le vocabulaire technique de la joaillerie pour signifier une dégradation du produit ou une perte de valeur «indique le statut de cette transformation, comprise comme déviation de la norme, comme dénaturation.» Ce terme de « baroque » sera utilisé plus tard, en France, en tant qu’adjectif à connotation péjorative indiquant l’irrégularité et l’étrangeté d’un objet ou même d’une personne, comme l’indiquait précédemment Sauvagnargues. A la fin du 18ème siècle, le mot baroque entre finalement dans le vocabulaire des études sur l’art alors que l’histoire de l’art, elle-même, se constitue en tant que discipline, notamment en Allemagne avec les travaux de Winckelmann et de Lessing. A cette époque, en Europe et en France particulièrement, le style néo-classique se développe. On cherche alors à écarter le style singulier du baroque, au nom de l’esprit des Lumières, en mettant en avant une rationalisation de l’art et en bannissant toute ornementation superflue. Le baroque est ainsi perçu comme une simple déviation, voir une dégénérescence de la norme classique de la Renaissance.C’est à la fin du 19ème siècle, que le baroque sera réhabilité en même temps qu’un nouvel intérêt naîtra pour ce style, d’abord déprécié. En effet, en 1888 Heinrich Wölfflin va donner au terme « baroque » le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, en conceptualisant ce dernier comme étant à la fois un style et une expression. Wölfflin définit de la sorte le baroque avec une autonomie de valeurs et des caractéristiques tant stylistiques que techniques et spatio-temporelles qui établiront l’émergence d’une norme alternative au classicisme de la Renaissance. D’autre part, et cela nous semble de première importance, Wölfflin étendit le domaine du baroque à la peinture et à la sculpture ainsi qu’à d’autres disciplines mais aussi d’autres lieux (le baroque était tout d’abord apparenté à l’architecture romaine). Le domaine du Baroque (que nous écrivons maintenant avec une majuscule) ne se restreignit plus à la seule architecture de la ville éternelle pour s’étendre à tous les arts et à toute l’Europe. Les travaux de Wölfflin, audelà de la définition d’un style, ouvrent ainsi à une définition élargie et trans-artistique du Baroque. Cela permet de percevoir ce dernier non pas seulement comme un style et une expression dans le domaine des arts mais également comme une véritable conception du monde. Cette dernière pouvant s’exprimer dans la société au travers de la philosophie, de la science, de la politique ou encore de la religion. A partir de cette nouvelle conception, l’idée que l’histoire de l’art posséderait une forme cyclique voit le jour. Cette idée d’une constance stylistique, dans laquelle le Baroque serait inséré, conceptualisera trois périodes se répétant successivement de manière cyclique : d’une période pré-classique à une période classique vers une période baroque qui se verrait alors comme l’achèvement d’un cycle, et le début d’un nouveau c’est à dire alors comme une période de transition. Emmanuel Plasseraud, auteur de Cinéma et imaginaire baroque397, explique que ce sera également l’idée de Eugenio d’Ors (1935) pour qui le Baroque était : « […]une constante historique qui se retrouve à des époques aussi réciproquement éloignées que l’Alexandrisme de la Contre-Réforme ou celle-ci de la période « fin de siècle », c’est à dire à la fin du dix-neuvième et qu’il s’est manifesté dans les régions les plus diverses, tant en Orient qu’en Occident. »En se référant à cette idée, le 17ème siècle ne serait alors que le moment où « l’éon » baroque, tel que le définit D’Ors, se serait manifesté de la façon la plus parfaite, et cela avec le regard porté, a posteriori, sur cette période tout d’abord non définie comme telle. Bien plus tard encore, Deleuze (1988) défendra le Baroque comme ne renvoyant pas à une essence mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il rajoute : « […] Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques, classiques… » Deleuze voit le Baroque comme une transition en raison de l’écroulement premier de la raison classique « sous le coup des divergences, incompossibilités, désaccords, dissonances. » 400 Pour le philosophe, le Baroque devient alors « […] la dernière tentative de reconstituer une raison classique, en répartissant les divergences en autant de mondes possibles […] ». Le Baroque devient alors à la fois transition et continuité et s’inscrit dans le retour cyclique mis en avant par D’Ors. C’est en cela que, selon nous, le Baroque pose le problème de la production de nouvelles règles, d’une originalité d’abord incapable d’être reçue parce qu’elle heurte le goût, lui-même tributaire d’un temps, d’une culture, d’une certaine esthétisation du monde. Deleuze y perçoit ainsi un point d’ancrage pour penser la question de la norme dans les productions d’art, à la fois comme variations et comme minorations. Anne Sauvagnargues le souligne d’une autre manière, en mettant en avant la définition de l’art comme étant l’observation et l’acceptation d’une norme établie par l’histoire de l’art et jugée comme intouchable. Elle rajoute: « L’étiquette baroque naît pour les arts dans ce contexte : un principe de condamnation de la nouveauté interprète la transgression du répertoire des formes réifiées par l’histoire comme vice individuel, déclenché par l’excellence de la culture passée.»402 et «Ces précisions permettent de mesurer la rupture épistémologique qu’introduit Wölfflin, l’intérêt des productions de cette période comme de leur statut pour une théorie de la création et de la mutation des cultures. »
Le Baroque comme variation des normes et rupture
Pour revenir à Wölfflin, en définissant le baroque comme style et expression, ce dernier a ouvert un nouvel espace dans la théorie des arts. L’invariance du canon antique et l’unicité de la norme se sont vus relayer par la constitution d’un nouveau style qui achève une période et en amorce une nouvelle. Grâce à Wölfflin, le Baroque n’a plus été considéré comme une dégénérescence, ni une exténuation de la culture classique, mais a été plutôt perçu comme un nouveau langage avec des principes formels spécifiques. Le Baroque est ainsi devenu l’annonce d’une innovation. Au regard de ce que nous venons d’exposer, nous avançons que la création de nouveaux langages esthétiques, notamment scéniques, peut s’inscrire dans un espace relevant d’une pensée baroque en rendant compte, au sein de productions atypiques ou insolites, de variations et de transformations des normes. En conséquence, nous pouvons supposer que la nouveauté d’un style ou d’un langage surgit comme une contestation ou une résistance aux normes en vigueur, comme nous l’avions déjà remarqué dans le chapitre sur Les esthétiques du trouble. Sauvagnargues souligne par exemple que cela « explique l’actualité baroque pour la philosophie actuelle, qui réfléchit sur le devenir, la mutation des cultures et la variation des goûts. » 410 Nous tentons, dans cette recherche, de démontrer que les arts scéniques peuvent également être regardés et analysés dans leurs mutations par le prisme du baroque. Pour revenir à Eugenio d’Ors, celui-ci a proposé une réflexion de la notion de baroque qui pourrait enrichir davantage la perspective proposée précédemment et établir ainsi une possible rupture épistémologique. Selon D’Ors, le classicisme serait une catégorie esthétique des civilisations fondée sur l’ordre, produite par l’équilibre apollinien. Le classicisme serait ainsi du côté de ce qu’on désigne par l’animus, c’est à dire l’univers masculin. A contrario, le baroque serait davantage une représentation de la vie sauvage et du paradis naturel, et s’identifierait à l’anima, donc au féminin. Entre eux deux seraient toujours présentes une opposition autant qu’une alliance. Pour caractériser cette opposition animus-anima, D’Ors utilise également d’autres métaphores, comme les oppositions cosmos/chaos, chemin/forêt, civilisé/ sauvage. Le baroque fonctionnerait, pour reprendre les termes de la psychanalyste Denise Maurano, « comme la voix de l’inconscient qui proteste contre la dictature de la rationalité consciente ». Pour d’Ors, les productions esthétiques de l’humanité oscilleraient ainsi en permanence entre des tendances à l’obscurité, à la multiplicité et à la nostalgie de la sauvagerie, qu’il appelle « tendances baroques », et des tendances à l’unité stabilisée, convoquées par l’équilibre rationnel, qui se manifesteraient à certains moments historiques de civilisation plus disciplinée. Ces derniers moments seraient nommés alors « tendances classiques ».
Baroque et psychanalyse: réflexions sur la passion et la raison
Nous pouvons également rapprocher les propos d’Ors dans sa réflexion autour de l’opposition et de l’alliance animus-anima à la dyade Apollon-Dionysos, dyade que nous avons déjà abordé . Cette fois c’est à travers le regard du psychanalyste Giorgio Giaccardi que nous aborderons ces deux figures. Celui-ci aborde, dans son article Les voies d’accès au numineux : l’apollinien et le dionysiaque , la dyade ApollonDionysos, telle qu’elle a pu être proposé par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie . Dans une perspective psychanalytique, et selon Giaccardi, Dionysos est la divinité qui libère les instincts collectifs, incitant à une frénésie débridée. Il représente le moment où les formes individuelles d’existence s’effondrent poussant les êtres humains à se regrouper et à s’immerger dans une expérience d’unité primordiale par le biais du corps, de moments ritualisés comme la danse ou le chant mais aussi, comme c’est le cas dans la fête dionysiaque, dans le démembrement d’êtres vivants. Un retour à la sauvagerie, à la multiplicité, à l’obscurité, à de violentes métamorphoses, comme nous l’avions abordé également dans les chapitres sur la violence et la transe. Le niveau d’existence auquel la divinité dionysiaque permet de se relier est à la fois extatique et tragique. Cette figure est, de la sorte, autant libératrice qu’elle est destructrice. Elle est finalement la figure la plus radicale puisqu’elle renvoie au moment de la naissance des choses, au moment de la création, celui-ci étant étroitement dépendant de l’expérience de la mort et de la destruction dans le flux incessant des métamorphoses. De son côté, le psychanalyste Jacques Lacan notait que dans le baroque « […] tout est exhibition de corps évoquant la jouissance.»Pour revenir à Nietzsche, dans l’analyse de Giaccardi, le philosophe considérait que l’expérience dionysiaque devançait l’expérience apollinienne. Nietzsche écrit que « la tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé ». Le philosophe spécifie que dans cette dyade des deux figures divines : « Dionysos parle la langue d’Apollon, mais Apollon pour finir, la langue de Dionysos ». Une opposition autant qu’une alliance entre les deux : animus/anima, classique/baroque, l’un étant le pendant de l’autre, s’actualisant dans un système simultané.