DROITS DE L’HOMME
L’article 10 CEDH pose le droit à la liberté d’expression, qui est « l’un des fondements essentiels » d’une société démocratique. « Sous réserve du paragraphe 244 de l’article 10, [la liberté d’expression] vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ’idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population.»45. Il ne s’agit cependant pas d’un droit absolu, puisqu’il peut faire l’objet d’une ingérence de la part de l’Etat, dans le respect de trois conditions46 : l’ingérence doit être prévue par la loi47, poursuivre l’un des buts légitimes énoncés au §2 de l’article et « être nécessaire dans une société démocratique » (ou, autrement dit, respecter le principe de proportionnalité). En vertu du principe de subsidiarité, il ne revient pas à la Cour de se prononcer à la place des juridictions belges, mais de « vérifier la compatibilité avec la Convention » 48 de l’interprétation du cas litigieux réalisée par celles-ci. Dès lors, tout en adoptant une approche autonome49 et casuistique (« qui implique qu’elle n’est nullement liée à la qualification apportée par la juridiction de l’Etat membre en cause » 50), la Cour tient compte des éléments pertinents du droit national. Par conséquent, l’examen réalisé dans cette partie porte sur la qualification apportée par le droit belge et sur la conformité d’une telle qualification avec le droit consacré par la Convention EDH.
LA LÉGALITÉ
L’auteur du texte a été condamné par le tribunal correctionnel de Liège sur base de l’article 22 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. Cette loi ne se limite cependant pas à la lutte contre la discrimination51 mais vise également les discours d’incitation à la haine ou à la violence. En effet, l’article dispose que : « est puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de cinquante à mille euros, ou de l’une de ces peines seulement : (…) 4°52 quiconque, dans l’une des circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, incite à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres, en raison de l’un des critères protégés (…) ». La condamnation de M. Bartowski était dès lors bien prévue par la loi53 . En examinant le droit belge, il apparaît en outre que la condamnation était conforme à la loi. En effet, l’article 22 de la loi précitée pose trois grandes conditions : une publication54 qui répond aux conditions de publicité de l’article 444 du Code pénal, une incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres sur base d’un critère protégé, et une intention dolosive55 de la part de l’auteur. Ainsi, d’une part, la condition de publicité de l’article 444 du Code pénal est remplie. Cet article vise différentes hypothèses, dont la publicité réalisée par « des écrits imprimés ou non, des images ou des emblèmes affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public » 56 . Le texte ici en cause est bien un écrit (non imprimé) exposé aux regards du public. Il est effectivement publié sur un site internet dont l’accès est totalement libre57 . D’autre part, la question de l’incitation à la haine à l’égard d’une communauté avec intention dolosive (c’est-à-dire « sciemment, avec l’intention d’inciter à la haine » 58) sera examinée infra (point 3.1.3.). Il peut cependant déjà être démontré à ce stade que la condition du critère protégé est remplie. En effet, l’article 3 de la loi du 10 mai 2007 dispose que : « la présente loi a pour objectif de créer (…) un cadre général pour lutter contre la discrimination fondé sur (…) la conviction religieuse59 (…) ». Or, l’écrit litigieux vise très clairement les musulmans (« populations de confession musulmane », « monde arabo-musulman », « communauté musulmane »,…) et mentionne également l’islam de manière explicite (« l’islam n’est que contrainte et soumission », « l’islam ne possède pas de valeurs humanistes »,…).
LE BUT LÉGITIME
L’ingérence de l’Etat belge dans la liberté d’expression de M. Bartowski se fonde sur la volonté de protéger la réputation et les droits d’autrui, en l’occurrence de la communauté musulmane.
LA PROPORTIONNALITÉ
Pour que l’ingérence soit jugée nécessaire dans une société démocratique, elle doit répondre « à un besoin social impérieux, tout en restant proportionnée au but légitime poursuivi » 60. Cette vérification se décompose en trois étapes : d’abord, l’analyse de la nature du discours61, ensuite l’examen de la forme et du contexte et enfin, le contrôle de la sanction.
LE DISCOURS
Le discours litigieux incite-t-il à la haine ou à la violence ? En l’espèce, les propos de M. Bartowski ne comportent pas un appel clair, explicite et sans équivoque à la haine ou à la violence. En effet, aucune de ses phrases n’invite le lecteur à « agir » contre les musulmans,que ce soit en les discriminant ou en les agressant. Les seuls indices qui pourraient éventuellement aller en ce sens sont, d’une part, la réflexion finale de l’auteur : « Ce qui est surprenant face à cette nouvelle avancée de la barbarie en Occident, c’est le silence et le manque de réactions des femmes et particulièrement des organisations féministes… ». Cette dernière phrase suggère ainsi que sur base des éléments énoncés par l’auteur, une « réaction » devrait être attendue. Mais l’auteur ne vise que les femmes et féministes (eut égard à la prétendue légalisation du viol) et n’apporte pas plus de précision sur le type de « réaction » attendue. D’autre part, s’il est vrai que l’auteur souligne l’existence d’un « problème » 62, il ne donne ni ne suggère aucune « solution ». Il s’agit donc d’éléments trop minces pour y voir une incitation manifeste à la haine ou à la violence. Il est possible de s’en convaincre en comparant les propos tenus dans le texte litigieux avec d’autres expressions atteignant un degré de virulence plus élevé63 : ainsi par exemple, un individu qui avait crié que « tout musulman doit se réunir et lutter contre le gouvernement et la Belgique. L’Amérique doit être boycottée et il faut brûler tous ces chiens en criant Allah wakbar » (sic) 64 ou encore, Dieudonné M’Bala M’Bala disant dans l’un de ses spectacles qu’« Hitler, c’était un gentil garçon (…) ça partait d’un bon sentiment » 65 . En outre, le tribunal correctionnel de Gand66 a également condamné un homme en raison de commentaires racistes postés sur Facebook, notamment des propos par lesquels il dit en substance avoir fait des flyers à mettre dans les bateaux des ‘macaques’, qu’ils mangeront du porc ou que leur tête de chameau sera décapitée, que ‘nous’ allons massacrer ces cafards, qu’il espère qu’ils seront violés et tabassés, que mettre le feu éradiquera les virus et cafards en un mouvement67 . Dans ces affaires, le vocabulaire utilisé incite ouvertement à la haine et surtout à la violence (il est question de décapitation, de brûler des personnes, d’approuver un génocide).