Pour commencer, définir le partage d’information oblige à partir de l’information et des interactions, les constituants de cette activité. Ces éléments vont être considérés dans l’absolu, hors ligne ou en ligne. Le zoom sur le numérique viendra dans une deuxième partie pour intégrer la notion d’activité liée au support. Deux points préalables doivent tout de même être faits. Tout d’abord, cette recherche s’intéresse aux activités des individus ordinaires, des internautes lambda, des citoyens anonymes. Cette entrée est large et aussi particulièrement difficile à cerner : le public ne s’attrape jamais tout à fait. Une part de mystère fait qu’un public n’est pas qu’une somme d’individus. Et que le public décrit par un sociologue n’est jamais qu’un public parmi d’autres approches possibles. Je m’emploierai donc à parler « des publics » au pluriel, afin de reconnaître la multiplicité des associations et recompositions qui se jouent dans ces regroupements d’individus. Ensuite, ce travail repose sur une étude empirique à partir des pratiques des enquêtés. Les définitions sont restées très souples dans les terrains, afin de garder une approche des informations ou conversations par les acteurs et non pas par la théorie. Les notions proposées ici synthétisent les travaux qui ont inspiré l’analyse à venir, quand bien même le matériel lui-même s’éloigne parfois de ce cadre.
L’information à partir de ses publics
Comment définir l’information ? Cette question presque naïve peut recevoir une batterie de réponses idéologiques : l’information, c’est la démocratie, c’est la liberté, c’est le quatrième pouvoir… Mais concrètement, définir l’information n’est pas une chose aisée. Une délimitation matérielle est de considérer qu’une information est produite par un média : toute information est produite par des journalistes, tout ce qui est produit par les journalistes est une information. Cette bijection entre les producteurs et les produits sera régulièrement utilisée dans ce travail, car elle permet par exemple d’établir qu’une page web du monde.fr est une information. Ainsi, l’information est ce qui est dans le journal, sur papier, à la radio, à la télévision ou sur Internet. Un contenu devient informationnel du moment qu’un public, ou même des publics, lui reconnaisse cette qualité. On peut alors extraire les caractéristiques des contenus informationnels à partir des pratiques et discours de ces publics.
Les publics en réception
Le public n’est pas un chiffre. Les mesures quantitatives ont bien longtemps phagocyté les études sur le public de l’information : indiquer le nombre de tirages papier d’un journal ou le nombre d’auditeurs d’une émission établit une référence utilisée par les annonceurs pour fixer le prix des publicités ; la complexité de la mesure est effacée du moment que le consensus permet de structurer le marché ; ces chiffres comptabilisant un public de masse écrasent les questions sur les pratiques médiatiques. Les recherches sur la mesure d’audience ont bien montré que cette dernière est une construction qui a un sens dans un marché socioéconomique mais qui ne dit rien des processus de réception de l’information (Méadel, 2010). Le numérique joue de cette mesure : tour à tour concentrés sur le nombre de pages vues, puis le nombre de visiteurs uniques, puis le temps passé sur la page, avant de revenir aux pages vues, les éditeurs et annonceurs ont des excès de vertiges du fait des multiples mesures rendues possibles par l’informatique. A tout le moins, ces nombres peuvent servir à comparer les publics des différents supports et contenus informationnels. Par exemple, on peut observer que l’article de Rue89 sur le lancement de Free Mobile avait été vu par plus de 350 000 internautes, contre quelques 50 000 vues pour un article à la Une en général. Si les mesures d’audience sont donc nécessaires pour estimer qui peut être touché par un contenu, cette approche n’est pas suffisante. Comme le proposent Daniel Cefaï et Dominique Pasquier :
« Il faut dépasser la mesure des actes de consommation pour s’intéresser aux processus de réception et comprendre en quoi ils se fondent sur la mobilisation de ressources individuelles. Il faut analyser la circulation des interprétations dans les interactions de la vie quotidienne et à travers tous les lieux et moments où les expériences singulières se transforment en engagements collectifs. » (Céfaï, Pasquier, 2004).
Ce plan de travail introduit l’idée que la réception fait appel à des ressources individuelles mais que l’enjeu consiste à créer des engagements collectifs. Cette trajectoire peut être retracée dans les étapes de la réception.
Les cultural studies ont apporté depuis plusieurs décennies les preuves que « décoder » un message médiatique ou culturel fait appel à des compétences personnelles et sociales (Hall, 1975). Regarder le journal télévisé n’est pas plus une activité passive qu’assister à un cours d’histoire ou de mathématiques. Les informations consommées sont appropriées à travers un processus de décodage des éléments de métalangage et de cadrage, processus qui mobilise les expériences et ressources personnelles de chacun. Les prismes de lecture de l’information sont donc aussi nombreux que les lecteurs eux mêmes. Pourtant, c’est aussi en se percevant comme individu au sein d’un public que chacun éprouve sa place dans le corps social :
« En allumant la radio après la torpeur de la nuit, l’auditeur renaît au monde, il s’assure de sa permanence et replace son existence dans le cours de celui-ci. C’est d’abord en ce sens que la pratique médiatique a une forte fonction identitaire. Elle permet de se situer par rapport aux autres, de s’inscrire durablement, sur un mode à la fois pratique et symbolique, dans le monde social. » (Goulet, 2009 : 142) .
Le travail de la réception des actualités est alors double : il consiste à s’approprier un contenu individuellement et à associer à cette appropriation un sens social. La réception des informations formalise la singularité d’un individu par rapport à ce qui réunit les individus dans un public. La diffraction du sens de l’information dans les multiples prismes de lecture n’empêche pas en effet de constituer un public, ce que Daniel Dayan décrit comme un des « mystères » de la réception (1992). Les publics sont réflexifs dans leurs pratiques médiatiques (Dayan, 2000). Les individus se sentent faire public, quand bien même chacun est seul avec sa radio au réveil. Se saisir des actualités permet à un individu d’entreprendre son identité sociale. On peut donc aborder l’étude des publics en réception en distinguant les pratiques individuelles et les activités sociales, à condition de réunir au bout du chemin ces deux composantes.
Une consommation individuelle, rituelle et périphérique
Pour identifier les publics de l’information, les questionnaires se réfèrent aux pratiques individuelles et utilisent le caractère régulier de la consommation médiatique. Les enquêtes par questionnaire du ministère de la Culture et de la Communication sur les pratiques culturelles des Français interrogent les individus sur la fréquence de consommation des différents supports de presse. Cette démarche fournit des éléments sur la socio démographie des lecteurs de l’information et l’évolution de cette population au fil des générations. Un premier résultat est sans appel : la presse est de moins en moins lue, et surtout de moins en moins lue régulièrement (Donnat, 2009). Dans ce mouvement de recul général, les déterminants sociologiques restent fortement présents : les cadres et chefs d’entreprise s’intéressent plus à l’information que les ouvriers, les jeunes consultent plus les actualités sur Internet que les seniors. Mais cette approche est nécessairement limitée, du fait de la méthode déclarative utilisée pour sonder les publics. En interrogeant les enquêtés sur leurs pratiques informationnelles, l’enquête fait appel aux activités remémorées par le répondant, c’est-à-dire celles où les individus se consacrent à l’information de manière rituelle. Or cette approche oublie toutes les autres occasions de voir ou d’entendre une information, d’une façon non dédiée.
L’exposition médiatique peut être passive, non intentionnelle, y compris dans des pratiques routinières. Ecouter le flash info de 8 h 15 en buvant son café du matin est à la fois une habitude à laquelle un individu peut être attaché et une forme de laisser aller puisque le menu du flash n’est pas au choix, il y aura peut-être de l’international et peut être du football. La distinction entre la pratique médiatique et l’assimilation des informations permet de souligner que très souvent, les individus se souviennent avoir regardé « comme d’habitude » le journal télévisé mais ne peuvent plus citer aucune des actualités traitées . Fabien Granjon et Aurélien Le Foulgoc ont demandé à 35 adultes, utilisateurs plus ou moins réguliers des médias en ligne, de signaler dans un carnet de bord leurs activités médiatiques multiples (Granjon, Le Foulgoc, 2010). Ainsi, les auteurs s’attachent à resituer les actualités dans des contextes divers et montrent que les informations débordent dans d’autres situations que celles dédiées aux médias. Les auteurs observent que « les occasions d’un saisissement des contenus d’actualité sont aussi le fait de pratiques fortuites qui s’appuient sur des prises contextuelles inattendues, opportuns, qui n’ont pas grand-chose de commun avec une démarche proactive de recherche de l’information » (ibid. : 243). L’exposition médiatique peut être involontaire et opportuniste, même sur le support numérique pourtant considéré comme l’espace où l’internaute est nécessairement actif. Ces morceaux d’information disséminés dans le quotidien font tout autant partie de la pratique informationnelle et de la réception des actualités que les activités concentrées.
« Être attentif à ces activités ordinaires, c’est considérer que la consultation d’actualités se prolonge et s’actualise en d’autres situations qui ne recoupent qu’en partie seulement ce moment de l’exposition médiatique. » (ibid. : 247).
Les pratiques médiatiques ordinaires, rituelles ou non, reposent ainsi sur une attention périphérique : feuilleter un journal dans les transports, écouter la radio d’une oreille tout en faisant la cuisine, apercevoir le cours de la bourse sur une télévision en faisant ses courses, les situations où l’information fait partie d’un décor privé ou public sont nombreuses. Les activités informationnelles ne sont pas perçues comme un engagement et les individus qui s’adonnent à cette pratique de manière dédiée et régulière sont tout aussi singuliers que les personnes qui attrapent des bribes d’information et savent s’en débrouiller.
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