Diversité des revues savantes sur la musique
« Le genre épistolaire est […] au cœur de l’éloge de l’écriture que fait Palamède devant le tribunal où l’a conduit l’accusation de haute trahison. “Qui est absent et a franchi l’étendue des mers sait exactement tout ce qui se passe au loin, dans sa maison et dans sa patrie.” C’est la lettre-missive, cette chose muette qui fait entendre la voix aussi loin qu’elle le veut, qui, mystérieusement, fait paraître sourds ceux qui lui sont présents quand le destinataire la lit des yeux, en silence comme il arrive très tôt en Grèce, n’en déplaise à Augustin. Autre produit de l’activité épistolaire : le testament appelé disposition, mais d’abord disposition de lettres et de mots. “Un mourant fait connaître par écrit à ses fils comment il partage sa fortune, et l’héritier sait ce qu’il reçoit.” »1 La lettre met en présence l’un de l’autre un scripteur et un lecteur, séparés physiquement par la distance et par le temps. Écrire, c’est aussi mettre en ordre : dans le cas du testament, il s’agit d’un partage des biens personnels ; dans le cas de la correspondance entre savants, la mise en ordre concerne le savoir. Or, la revue scientifique est fille de la correspondance entre savants : en témoigne notamment le vocabulaire employé pour certains titres comme ceux de Correspondance des professeurs et amateurs de musique (1803/03- 1805), Kritische Briefe über die Tonkunst (Berlin, 1759/60-1764) de F. W. Marpurg, Musikalische Korrespondenz der Teutschen Filarmonischen Gesellschaft (Speyer, 1790- 1792). La correspondance et, après elle, la revue permettent l’échange et la confrontation. Candice Delisle2 étudie la controverse qui a opposé le botaniste Conrad Gesner (1516-1565) et des médecins au XVIe siècle : une polémique éclate d’abord dans des libelles entre Gesner et Pietrandrea Mattioli (1500-1577) et se poursuit dans une correspondance entre Gesner et son adversaire, arbitrés, à la demande du premier, par plusieurs médecins allemands. La configuration de cette controverse, que le genre épistolaire rend possible par l’échange ainsi que par un discours qui repose sur l’argumentation et dont Candice Delisle souligne le rôle dans l’élaboration du savoir, annonce l’organisation des revues dans lesquelles l’arbitrage est assuré par le comité scientifique. En publiant, en plus de s’assurer la paternité d’une découverte, même dans un cercle restreint de spécialistes, le savant cherche à asseoir son autorité parmi ses pairs et à légitimer son activité. La dimension contractuelle de l’écriture ainsi que la « vérité des lettres et de la chose écrite » mises en avant par Marcel Detienne dans l’extrait cité ci-dessus donnent une portée significative à l’arbitrage exercé dans le cadre de cette polémique. La revue scientifique naît notamment de la correspondance entre savants en passant de la sphère privée à la sphère publique. Le développement de la science, la multiplication du nombre de savants, l’augmentation du besoin d’information et des échanges engendrent une massification des échanges de courriers : il arrive que les savants reproduisent alors à l’identique une même lettre et l’envoient à plusieurs collègues. Du correspondant unique au groupe de spécialistes d’un même domaine, le cercle des destinataires s’élargit peu à peu ; le caractère privé et intime de la correspondance s’efface progressivement au profit d’un style plus objectif et plus officiel, et de nouveaux standards de lisibilité3 . Aujourd’hui, si la forme de la revue scientifique s’est éloignée de celle de la lettre, la parenté entre ces deux supports nous est rappelée par leur canal identique de distribution : celui de la poste. Par sa distinction d’avec les autres types de correspondances, la lettre de savants a acquis une forme spécifique : écrite en latin, elle adopte une structure formelle stricte et accorde une place de plus en plus accessoire aux éléments personnels et émotionnels. Yves Gingras attribue la rupture de l’« unité du monde savant » à la Réforme et à « l’usage croissant des langues vernaculaires » : la distinction s’accentue alors que les savants usent du latin pour s’adresser à leurs pairs et de la langue vernaculaire « pour atteindre un public non spécialisé, ajustant ainsi la langue à l’auditoire visé. » 4 En outre, l’étymologie de Brief qui vient de brevis libellus rappelle un point commun entre la lettre et l’article de revue scientifique : la brièveté du texte. Une des différences entre le genre épistolaire et la revue scientifique réside dans l’édition dont la seconde fait l’objet. La lettre se construit en fonction des règles de la correspondance, dans une entente mutuelle et plus ou moins libre entre deux interlocuteurs – ou un faible nombre d’interlocuteurs. Institutionnalisée, dépendante d’une politique éditoriale, la revue s’organise autour d’un groupe plus important, d’une langue et de normes que celui-ci établit. Sa publication s’inscrit dans – et instaure – une régularité formelle et temporelle.De l’art à la littérature, des sciences humaines et sociales aux sciences de la nature, de nombreuses recherches ont été menées sur la revue et sur des titres spécifiques. Le périodique scientifique a suscité des études en particulier de la part des spécialistes de la communication scientifique, de l’histoire des sciences et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication, des professionnels des bibliothèques et de la documentation, des organismes subventionneurs : je propose ci-après un rapide aperçu de ces travaux au lecteur, avant de défendre le choix du support périodique dans le cadre de cette thèse. Je retiendrai différents aspects de la revue : la revue en tant que corpus cohérent, la revue en tant que véhicule, la revue comme collectif. L’attention du lecteur sera ensuite portée spécifiquement sur la revue de musicologie. Le caractère ambigü de cette dernière est un obstacle pour le chercheur qui souhaite établir un corpus de revues strictement musicologiques. Par ailleurs, à propos des périodiques scientifiques, Philippe Quinton estime qu’« il est parfois très délicat de définir ce qui fait la légitimité d’une revue » et souligne l’impossibilité de « toute forme de label scientifique. »5 Je ferai part ci-dessous des difficultés qui se sont présentées lors de l’établissement du corpus de revues dans le cadre de ce travail, ainsi que des compromis que j’ai acceptés. À partir de ce corpus, je dresserai un panorama des revues musicologiques au XXe siècle, pour ensuite concentrer le propos sur trois revues « phares » – qualificatif que j’emprunte à Robert Boure6 – de la discipline : Archiv für Musikwissenschaft, The Musical Quarterly, Revue de Musicologie.
La revue, objet de recherche
Le lecteur qui parcourera l’exposition suivante des travaux menés sur les revues scientifiques sera peut-être étonné de l’éventail très large des champs présentés : comme je l’ai indiqué dans l’introduction générale, la rareté des études sur les revues musicologiques rend indispensable l’incursion dans des textes qui relèvent de domaines de recherche variés qui ont pour objet la revue de musique, mais aussi la revue littéraire ou artistique, la revue de sciences humaines et sociales, la revue de sciences et techniques. C’est cette dernière qui a suscité le plus grand nombre de recherches, nombre qui augmente corrélativement à la multiplication des publications périodiques elles-mêmes ; le regard porté sur les revues et sur les thèmes traités change en fonction de l’évolution des moyens éditoriaux ou de la communication entre chercheurs. Ainsi, depuis quelques années, le passage du support périodique papier au support périodique électronique est au centre des interrogations des chercheurs et des professionnels des bibliothèques ou de la documentation. C’est notamment un des thèmes de recherche de Ghislaine Chartron, professeur en sciences de l’information et de la communication, actuellement directrice de l’INTD, institut de formation professionnelle des documentalistes : au-delà de ses recherches, Ghislaine Chartron s’est consacrée à l’édition de la première revue électronique française en sciences de l’information et de la communication, Solaris, créée en 1997 et dont la publication a été interrompue depuis. On le voit, le chercheur entretient une triple relation avec la revue de recherche : il l’étudie, il l’utilise et, souvent comme dans cet exemple, il est impliqué dans son édition. Il serait trop long de lister tous les auteurs qui s’intéressent à ce bouleversement éditorial ; toutefois, parmi d’autres, un colloque d’histoire des sciences intitulé « Wissenschaftliche Zeitschrift und Digitale Bibliothek » (« Revue scientifique et bibliothèque numérique »)7 et organisé en 2003 par la Gesellschaft für Wissenschaftsgeschichte domiciliée à Berlin, a retenu mon attention. La revue y est abordée de diverses manières : du point de vue de son usage, sous l’angle historique, sous l’angle économique, en tant que support numérique, en tant que support d’évaluation de la recherche. Ces approches listées sont aussi les principales rencontrées lorsqu’on tente de recenser la bibliographie sur la revue de recherche. Certaines études portent sur la revue en tant qu’objet hybride, intermédiaire entre l’univers de la recherche scientifique et celui de la pratique professionnelle. Je m’arrête plus longuement sur ces textes en raison de l’appui qu’ils apportent au présent travail en ce qui concerne le lien que la recherche scientifique établit avec d’autres secteurs d’activité ainsi que le rôle d’une revue dans le développement d’une discipline. Observant DocumentalisteSciences de l’information (1964-…), éditée par l’ADBS, association professionnelle de documentalistes spécialisés, Viviane Couzinet définit le rapport que le périodique tisse entre profession et recherche : celui-ci est exprimé dès le titre de la revue. L’analyse de contenu du périodique montre que les chercheurs transmettent une image et des résultats de la recherche en sciences de l’information et de la communication, que les articles de recherche et les articles à contenu professionnel cohabitent. On peut alors attribuer à Documentaliste-Sciences de l’information les qualités de la revue professionnelle, ce qu’elle est en premier lieu, et de la revue de recherche. La communication s’exerce de manière complexe et multidirectionnelle entre les communautés de documentalistes et de chercheurs : la revue est envisagée comme un « système de communication […] ouvert »8 . Par l’observation approfondie de ce périodique spécialisé, Viviane Couzinet contribue à l’étude de l’évolution des sciences de l’information et de la communication. Dans un domaine différent, les Annales des ponts et chaussées (1831-1971/1977-…) participent à établir la légitimité de la communauté des ingénieurs des ponts et chaussées, à institutionnaliser une « science de l’ingénieur ». Nathalie Montel 9 considère la revue comme un « moyen de partager et d’accroître des connaissances ». Au-delà de cet aspect, elle s’intéresse à l’écriture des ingénieurs et montre que la « mise en texte du savoir » modifie « le statut des savoirs ». Dans le contexte de la première moitié du XIXe siècle où « le mémoire écrit reste le droit d’entrée des sociétés savantes les plus prestigieuses », où « c’est sous une forme écrite que les connaissances scientifiques sont évaluées », où « l’écriture de textes faisant état d’un savoir constitue encore […] une ligne de partage entre arts et sciences », créer une revue signifie pour l’administration des ponts et chaussées, élever l’art des ingénieurs – au sens d’artisanat et de pratique professionnelle – au rang de science de l’ingénieur. De plus en plus nombreuses, les études sur les revues de sciences humaines et sociales se construisent très souvent en lien avec celles relatives aux périodiques des sciences et techniques, c’est-à-dire dans une dimension comparative, ou en tentant de s’approcher des problèmes qui se rapportent aux revues de sciences dures, comme la « revuemétrie ». Il ne s’agit pas alors seulement d’apprendre à connaître le fonctionnement de ces publications, leur histoire, leur organisation, mais aussi de défendre la place de la revue de sciences humaines et sociales dans la communication entre chercheurs et dans le paysage éditorial. Les questions auxquelles on soumet les revues de ces disciplines sont parfois identiques à celles qui se posent aux revues des sciences naturelles : dans ce cas, elles portent sur la publication électronique, sur le rôle des revues dans le processus d’évaluation de la recherche, sur l’usage des périodiques par les chercheurs et les étudiants, sur leur fonction dans la communication scientifique10 . En raison de la proximité des revues de sciences humaines et sociales avec celles de musicologie, de nombreux rapprochements et comparaisons seront faits entre ces deux groupes dans cette thèse. Pour leur part, les études sur les revues littéraires sont ponctuelles, constate Olivier Corpet en 1990 : elles sont rares et elles se concentrent en priorité sur un titre 11 . Au regard de ceux mêmes qui fréquentent le livre, nommément les chercheurs en littérature et les professionnels des bibliothèques, la revue passerait donc derrière le livre et constituerait un genre mineur. Si Olivier Corpet dénonce les lacunes de la recherche sur les revues littéraires, il faut cependant mentionner, parmi d’autres, les travaux de Paul Aron qui consacre nombre d’écrits aux revues littéraires francophones belges des XIXe et XXe siècles 12 ainsi que ceux de Claude Labrosse et de Pierre Rétat auxquels j’emprunte beaucoup13 . Les revues artistiques 14 font l’objet d’un manque d’attention comparable à celui porté aux revues littéraires : à côté de l’œuvre artistique, leur place en tant qu’objet de recherche est secondaire, hormis les « grandes » qui transmettent un programme et fondent une école artistique.