Diversité des représentations de la Serbie en France

« Pendant longtemps, j’ai eu honte d’être roumaine ; heureusement que mon nom est italien. » Cette phrase, prononcée par une étudiante parisienne au printemps 2019 , reflète la force et l’impact des représentations de l’Europe centrale et orientale dans la société française. Antoine Marès introduit son second ouvrage sur les médiateurs entre la France et l’Europe médiane en citant quelques grossières erreurs d’historiens ou de politiques sur l’Europe centrale et orientale . Au début des années 2000, un maire du Sud-Ouest de la France accueille par exemple une diplomate slovaque comme représentante de l’Albanie et un ouvrage historique récent cartographie le Royaume des Croates, des Serbes et des Slovènes sur le territoire de l’État tchécoslovaque . La presse n’est pas en reste : la newsletter du Monde titre, en juin 2016, sur l’Euro de football et annonce de façon étrange : « Aujourd’hui, place aux Anglais, aux Gallois et autres Slovaques » . Toujours dans le domaine du sport, c’est l’hymne d’Andorre qui est lancée lors du match qui oppose la France à l’Albanie au Stade de France le 7 septembre 2019, avant que le présentateur ne présente ses excuses aux Arméniens . À l’université, l’enseignement de l’histoire de l’Europe médiane permet aussi de réaliser combien la génération née au début des années 2000 considère la région comme une zone exotique, dont la connaissance des capitales relève du défi. D’après Roman Krakovsky, la chute du rideau de fer a mené à la création d’une nouvelle barrière immatérielle : si les intellectuels ont cru que 1989 marquerait l’apparition d’un nouvel intérêt de l’Ouest pour l’Est, force est de constater aujourd’hui qu’ils s’étaient trompés . Trente ans après la chute du Mur de Berlin, l’Europe occidentale ne s’intéresse toujours pas à ce qu’il se passe au-delà de l’Allemagne, sans avoir l’excuse de la barrière du communisme, et les représentations qui circulent témoignent d’une grande méconnaissance de l’Europe centrale et orientale. Ces remarques rappellent le pressentiment exprimé par Larry Wolff en 1994, à savoir que l’ombre du rideau de fer serait longue à se dissiper car elle existait bien avant la Guerre froide . Les représentations stéréotypées découlent de cette méconnaissance et traduisent une rigidité des représentations largement répandu dans la société française. Le besoin que la société en éprouve cristallise les images et leur insuffle de la force dans la vie quotidienne. Cette recherche a comme point de départ la prise de conscience de la circulation de représentations stéréotypées et de l’existence d’un écart considérable entre discours et réalités. Aujourd’hui, l’Europe centrale et orientale incarne des modèles représentationnels qui méritent d’être déconstruits. Comme l’a écrit Jean Noël Jeanneney, « plus le grain est gros, plus la lecture des stéréotypes est aisée, mieux le chemin à parcourir [est] balisé » : nous avions donc une piste. Sur l’espace ex-yougoslave en particulier, la guerre des années 1990 a fait circuler quantité de discours généralisateurs et d’images dépréciatives en France, lorsque la très forte médiatisation de la guerre a suscité un intérêt sans précédent pour la région . On pense par exemple aux débats autour de l’attribution de la Palme d’or au film Underground d’Emir Kusturica en 1995 (la deuxième du réalisateur après Papa est en voyage d’affaires en 1985) avec les prises de positions virulentes d’Alain Finkielkraut et de Bernard-Henri Lévy. D’après Anne Madelain, il a bien existé une expérience particulière des crises des années 1990 en France, qui se manifeste par les nombreuses réactions et les mobilisations citoyennes. Cet intérêt disparaît rapidement mais les représentations, elles, ont survécu : la violence des Balkans, par exemple, est un stéréotype tenace qui existe toujours. En 2016, la pièce de théâtre Belgrade met en scène la guerre de Yougoslavie de façon caricaturale. Les Serbes y sont tous violents, comme l’un d’entre eux qui « pose le café sur la table comme il poserait un flingue » . Ces modèles représentationnels témoignent de l’existence d’une carte mentale que seule l’étude du temps long peut permettre de déconstruire. Ainsi ces questionnements sur des imaginaires socioculturels encore en circulation nous ont-ils menée à interroger la construction et l’évolution des représentations françaises de la Serbie depuis ses origines, soit à partir du moment où les Serbes ont revendiqué une existence nationale.

Pour aborder la construction et l’évolution des représentations de la Serbie, ce travail s’insère à la croisée de l’histoire culturelle et de l’histoire politique. Dans la lignée de l’histoire des mentalités, portée par Robert Mandrou et Georges Duby, qui s’appuient sur les fondateurs des Annales et dont l’apogée se situe à la fin des années 1970, l’histoire culturelle commence à s’imposer dans l’historiographie française dans les années 1980. L’histoire culturelle française a la particularité de s’associer à une forme d’histoire sociale, contrairement aux cultural studies, avec une homologie établie entre « niveaux de culture et groupes sociaux » . Aujourd’hui, l’histoire culturelle a surtout ouvert les historiens à de nouveaux sujets et méthodes ainsi qu’à un retour de la pluridisciplinarité, via notamment l’histoire littéraire ou la médiologie. Après les travaux pionniers de Pierre Moscovici sur les « représentations collectives» dans les années 1960, la notion de représentation s’impose dans les années 1980 pour combler les lacunes dans la compréhension du monde contemporain. Cette notion traduit la dichotomie entre la réalité et sa représentation et succède à celle de « mentalité », jugée dépassée par ceux qui l’avaient théorisée (Georges Duby par exemple). L’étude des représentations devient un outil pour renouveler la méthodologie et pour lutter contre « l’anachronisme psychologique » : les historiens des représentations cherchent à s’approcher le plus possible d’un idéal porté par des générations d’historiens, c’est-à-dire de « voir le monde à travers les yeux des hommes qui l’ont vécu ». Alors que l’histoire des mentalités était une histoire sociale des faits culturels, l’histoire des représentations traduit un infléchissement historiographique qui mène les historiens à déconstruire les catégories d’intelligibilité du social. S’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, les historiens des représentations s’attaquent au repérage et à la compréhension des discontinuités grâce à l’analyse du discours. L’objet est ainsi abordé par la façon dont les acteurs de l’histoire en ont parlé et par les logiques discursives qui l’ont construit, ce qui permet d’établir des « systèmes de représentations » qui témoignent de l’articulation entre elles des représentations dans un ensemble systémique. Du philosophe toutefois l’historien se distingue, par l’usage de sources variées mais aussi puisqu’il se concentre sur la réalité passée, produit de l’interaction entre les individus et les groupes sociaux : si l’histoire des représentations analyse l’intrication des discours, elle se caractérise aussi par une étude des pratiques. Ainsi, les historiens substituent la dichotomie représentations/pratiques à celle de représentations/réalités. Ces évolutions historiographiques ont provoqué des débats parmi les historiens et le célèbre article de Roger Chartier paru en 1989 dans les Annales réhabilite les représentations sociales et contredit la distinction entre histoire sûre (qui s’appuierait sur des documents sériels et quantifiables) et histoire subjective (des représentations, qui serait située à distance du réel). Aujourd’hui, malgré la faible occurrence du mot « représentation » dans les titres d’ouvrages historiques, le recours aux termes « invention », mais aussi « perception » et «imaginaire » reflète la place importante de l’histoire des représentations, de l’étude de la dynamique, des évolutions et des transferts  d’images dans le vécu social. Pour dépasser les cadres nationaux, l’histoire des transferts culturels et l’histoire croisée se sont alors imposées pour mettre l’accent sur les passages, les interactions et les circulations entre deux espaces. Cette recherche, enfin, relève aussi de l’imagologie, réflexion interdisciplinaire pour l’étude des images ou des représentations de l’étranger .

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Table des matières

Introduction
Première partie La France et la construction des représentations stéréotypées de la Serbie (1804-1877)
Chapitre 1 Images romantiques et nouvelle curiosité française pour la Serbie (1804-1840) .
Chapitre 2 Du développement des études slaves à Paris à la troisième crise d’Orient : les enjeux politiques français autour de la Serbie (1840-1877)
Conclusion Partie I
Deuxième partie Les Français et la Serbie à la fin du XIXᵉ siècle : débats politiques, silences et horizons d’attente (1878-1902)
Chapitre 3 L’indépendance serbe et la IIIᵉ République française : évolution des stéréotypes et circulations (1878-1902)
Chapitre 4 Réception des acteurs et des discours serbes : représentations et pratiques
Conclusion partie II
Troisième partie Diversité des représentations de la Serbie en France : évolution des images et nouveau portrait serbe (1903-1914)
Chapitre 5 Changement dynastique serbe et pragmatisme français (1903-1908)
Chapitre 6 Résurgence de la Serbie dans la politique et la société françaises et naissance d’un mythe (1908-1914)
Conclusion partie III
Épilogue
Conclusion

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