PRESSES FRANCOPHONES
Analyse discursive : l’exemple de l’éditorial, du billet, et de l’entretien médiatique
L’éditorial
Caractéristiques éditoriales
S’il y a un lieu où bat le cœur d’un journal et s’animent pleinement ses positions, c’est bien au niveau de l’éditorial. Ordinairement, l’image dégagée par le journalisme est celle d’un exercice de médiatisation, faisant ressortir quelques aspects de l’actualité. Il s’agit donc d’un travail de transmission objective de nouvelles. L’éditorial bien qu’étant un texte journalistique, demeure une zone d’expression de points de vue, qui a selon P. CHARAUDEAU deux dimensions majeures : l’une est démonstrative et l’autre appellative. Annick DUBIED et Marc LITS, quant à eux, proposent la définition qui suit : « on pourrait dégager les traits communs qui constituent le noyau dur du prototype éditorial : un article en tête du journal, publié à des moments importants seulement, engageant l’éditeur par la signature d’un responsable ou de la rédaction, et prennent position en mêlant engagement passionnel et argumentation classique, sur un point de vue de quelque importance, en un style recherché »99. Cette présentation, à notre avis, est correcte. Elle a fait ressortir tous les traits significatifs de l’éditorial, c’est à dire : – le positionnement de l’article « en tête du journal ». – la fréquence de la parution « à des moments importants seulement ». – la question de la signature, celle « d’un responsable ou de la rédaction ». – la prise de position à travers un « engagement passionnel » et une « argumentation classique ». – la nature de l’écriture marquée par un « style recherché ». 99 Annick DUBIED et Marc LITS. « L’éditorial : genre journalistique ou position discursive ? ». In : Pratiques n°94, 1997, p 53. 75 En nous appuyant sur les quatre premières particularités (la dernière ayant trait à la nature de l’écriture nourrira la seconde phase de cette partie réservée l’éditorial), tentons d’entrer en contact avec les fondamentaux de ce genre. A. DUBIED et M. LITS déclarent qu’un éditorial se place en « tête de journal ». Effectivement, dans le monde francophone la tradition a toujours été de placer cet article au niveau de la une. C’est le cas de plusieurs journaux : Le Renouveau en Tunisie, Le Temps en Suisse Romande, etc. Cependant, cette tendance commence à perdre du terrain au profit d’une vieille pratique anglosaxonne nommée « Op Ed ». Elle consiste en un regroupement de tous les textes commentateurs sur une page ou plusieurs pages du journal. Etant donné que l’éditorial relève plutôt du commentaire que de l’information, il perd dans cette nouvelle disposition sa position privilégiée et est relégué dans les pages médianes. Le Monde, Le Soleil… ne font jamais apparaître leur éditorial sur la une. Si l’emplacement varie de plus en plus, il est par contre toujours autodésigné. En effet, il se signale à tous instants aux lecteurs d’une manière ou d’une autre : par son titrage (« commentaire du jour » pour Sud Quotidien, « le bulletin » pour Le Renouveau …), par sa signalétique (Le Monde, par exemple, use de caractères gras). De plus, le texte de l’éditorial adopte généralement une articulation basée sur des colonnes dépourvues d’intertitres et de paragraphes, coïncidant avec un angle précis du problème. S’agissant de la fréquence de parution des éditoriaux, A. DUBIED et M. LITS pensent qu’ils ne sortent qu’à des périodes importantes. Ceci est en partie vrai. Dans beaucoup de journaux, l’éditorial n’est pas régulier ; il n’est pas pris en charge tous les jours. Tel est le cas du Le Soleil au Sénégal. Mieux, certains organes ne l’utilisent guère, à l’image du journal suisse Le Nouvelliste ou du quotidien sénégalais Walfadjri. Mais, inversement, d’autres comme L’Express (France) sortent un éditorial à chaque numéro ; et ceci indépendamment de la gravité ou non de l’actualité. Pour ce qui est de la signature, au départ l’éditorial en était dépourvu. Selon certains commentateurs, cette attitude est due au besoin de montrer que le texte émane du groupe rédactionnel. Aussi, à l’instar du quotidien français Le Monde, nombreux sont les journaux qui ne signent pas leurs éditoriaux. Néanmoins, les données évoluent. La mise en avant d’une cogitation collective cède le pas sur la responsabilité d’une individualité. C’est dire que l’éditorial, tout en bénéficiant de l’aval du groupe rédactionnel, est de plus en plus perçu comme étant le point de vue d’un seul journaliste. Généralement, celui-ci ne se met jamais en avant en utilisant par exemple, le pronom personnel « je ». Toutefois, son discours est forcément subjectif. Aussi, pour masquer cet aspect, « des procédures de désubjectivation soit par l’emploi du pronom caméléon on, soit par association à une communauté de valeurs, soit encore par des modalités impersonnelles du type (il faut que) »,100 sont mises en exergue. Toutes ces postures montrent, que la signature éditoriale fait appel à des types d’usages différents. C’est ce qui fait dire à Antoine MAURICE, que celle-ci « peut être présente ou pas, visible ou dissimulée sous de simples initiales. Lorsque le commentaire n’est pas signé, il se revendique comme l’opinion du journal en tant que personne morale » 101. Enfin, arrive la quatrième particularité de l’éditoriale, c’est-à-dire la prise de position. Elle a suscité en nous les deux questions suivantes : – quelle est la nature du champ d’analyse de l’éditorial ? – pourquoi l’éditorialiste éprouve t-il le besoin de prendre position ? Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’espace d’inspiration de l’éditorial est très vaste. Il « brasse large, chausse des bottes de sept lieues, survole la réalité ou la traverse par effraction. A l’inverse, il est capable de s’attacher à des questions minuscules, par exemple des faits de la société décrétés importants : le sport, un fait divers judiciaire, un changement dans la mode » 102. Les trois extraits d’éditoriaux suivants, confirment les propos de A. MAURICE : – « Mercedes a de l’avenir au Sénégal, car nos compatriotes ont un faible pour tout ce qui pèse lourd (…) dans un pays où l’on ne gère que les apparences, l’habit fait le moine. Riche ou pauvre, rien à cirer, il faut se taper un mouton de 200 kilos. Et après bonjour les indigestions … ». (« Le Populaire », (Sénégal), 08-02-03, « Le mouton du voisin ») – « Plate, la campagne pour le référendum constitutionnel de janvier dernier s’était déroulée comme dans une morne plaine. Dès lors que les jeux étaient faits pour le triomphe du « oui », il n’y avait plus de match ». (« Sud Quotidien », (Sénégal), 07-04-2001, « Convaincre sans blesser ») – « Aux Gonaives, les terroristes à la solde de « l’opposition », parmi lesquels se trouvent des hommes ayant participé à des massacres de paysans, et des repris de justice, multiplient quotidiennement les actes de violences… ». (« Haïti Progrès », (Haïti), 18-02-2004, « Une opposition terroriste ! ») Le premier fragment dénonce une tare sociale sénégalaise, en l’occurrence l’ostentation. Le second revient sur quelques aspects politiques et méthodologiques d’un acte référendaire. Quant au dernier exemple (où le parti pris de l’éditorialiste est clairement établi), l’actualité a servi de matière au contenu du texte.
L’écriture éditoriale
D’emblée, ce qui frappe dans l’écriture éditoriale, c’est le caractère bref du discours. En effet, ce genre de manière générale se rédige avec un texte court. C’est qu’ « aujourd’hui, beaucoup lisent les nouvelles à la hâte. Quand ils tombent sur un long article difficile à lire, ils jettent un coup d’œil rapide et ne le lisent pas. Pour prendre cela en considération (…) on doit faire court… » 104. Cette remarque s’adresse à l’écriture journalistique de manière générale. L’éditorial n’y échappe pas, d’autant plus que bon nombre d’usagers entame leur lecture par cet article. Donc, tenant compte de tout cela, l’éditorialiste le plus souvent préfère être succinct. De même, pour que son discours soit attrapant, il doit reposer sur une bonne cadence. Car, c’est cette dernière qui rythme l’énoncé, et le modèle. Elle y parvient grâce à un l’alliage de réflexions sérieuses, avec des propos plus ou moins délassant : – « Tel est, en substance, le constat adopté le 18 mars, à l’unanimité et trois abstentions, par la commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Europe. (…). Mais au pays des taxes wezembeekoises à zéro euro et des missions diplomatiques à l’étranger en triple exemplaires, le bon sens ne suffit pas ». – (« Le Vif/ L’Express, (Belgique), 22-03-2002, « Une voie à suivre »). Cet extrait est composé de deux phrases d’humeurs différentes. Alors que la première rapporte platement les résultats d’un scrutin, la seconde persifle les particularités belges : « taxes wezembeekoises », « missions diplomatiques en 103 Antoine MAURICE, ibid., p 99. 104 Susan. « Règles de bases pour la rédaction d’informations ». In : Clearharmony, 2nd partie, 2003. 80 triple exemplaires » (allusion au trilinguisme de la Belgique, composée de francophones, de flamands et de germanophones). Notons aussi que la cadence éditoriale est faite d’un mouvement d’alternance entre phrases longues et phrases courtes. Toutefois, ceci est loin d’être une règle canonique applicable à tout prix. C’est dire, que l’éditorial allie deux visages, sur le fond (propos sérieux, propos plaisant) et sur la dimension phrastique (phrase courte, phrase longue). Fluide, cette double harmonie s’accompagne toujours d’effets rhétoriques. Certainement, dans les éditoriaux, la figure langagière qui revient le fréquemment est la métaphore. Par les images qu’elle dessine aux lecteurs, elle facilite la compréhension grâce au polissage de certains concepts rugueux. Toutefois, un usage excessif ou une mauvaise utilisation peuvent fortement nuire à la qualité du texte. Néanmoins, l’écriture éditoriale n’en reste pas moins attachée au style figuré. Car, si l’image métaphorique est judicieusement maniée, elle peut contribuer à la production d’un article agréable à lire. A côté de cela, il importe de rappeler que le discours éditorial est fondamentalement une opération de persuasion. L’éditorialiste conscientise, et au même moment, il tente de convaincre. Donc, des outils persuasifs et des arguments convaincants lui sont nécessaires. Aussi, l’écriture éditoriale utilise telle un certain nombre de techniques, pour faire partager ses opinions aux lecteurs. Et justement en parlant d’opinion, Nam-Seong LEE dans sa thèse de doctorat intitulée Caractérisation et reconnaissance des genres. Propositions didactiques. Le cas de l’éditorial dans la presse écrite, a évoqué cette notion en l’appelant par « doxa ». Venant du grec, ce terme veut dire opinion et est francisé sous le vocable de « doxe » : paradoxe, orthodoxe… N-S. LEE tente d’identifier les moyens par lesquels, les opinions éditoriales sont moulues dans le texte et transmises au public. Elle a ainsi découvert ce qu’elle nomme par « collectifs » et « on doxiques ». 81 La stratégie des « collectifs » repose sur l’évocation d’une appartenance à une communauté nationale : – « … conformément à la vision qu’ont notre pays et notre président de la nation des défis… ». (« Le Renouveau », (Tunisie), 09-08-2003, « Rayonnement »). – « … nos politiques doivent à mesure… de nous épargner certaines incohérences… nos politiques sans distinction doivent se comporter en homme d’Etat… ». (« Sud Quotidien », (Sénégal), 13-04-2001, « Incohérences ») Nous avons également remarqué qu’ils peuvent renvoyer à une appartenance idéologique, voire… communale. Au lendemain des attentats du 11 septembre un célèbre journal français avait titré sa une, avec un « collectif » : « nous sommes tous américains ». Ici, l’on tente de faire comprendre au lecteur, que la tragédie new-yorkaise transcende les Etats-Unis et interpelle la totalité du monde occidentale. Inversement, dans un espace beaucoup plus réduit, le même comportement peut-être reproduit. En effet, lors des festivités du 04 avril 2004 à Thiès, qui ont coïncidé avec le centenaire de la ville, l’éditorial d’un journal local avait déclaré ceci : « Nous sommes tous des Thièssois » 105. Notons que ces deux exemples se sont inspirés de la fameuse phrase de John F. Kennedy prononcée à Berlin : « Ich bin berliner ». En fait, en utilisant des « collectifs », l’éditorialiste mise sur le réflexe identitaire pour mobiliser et valider son point de vue. C’est dans ce cadre, qu’il faudra insérer les expressions employant les termes comme: personne, tout le monde… – « Personne, dans le monde, quelle que soit par ailleurs sa faiblesse pour le continent… » «Le Népad, un bon départ »). Ici, le but recherché est de « parler sous forme de constat et selon le mode du cela va de soi » . Autrement dit, la quête de soutien refait surface. Elles sont aussi, comme l’affirme Roselyne KOREN, des « stratagèmes discursifs capables de décourager les velléités de réfutation les plus tenaces »107. S’agissant des «on doxiques », ils sont dans la même perspective que les « collectifs ». Il s’agit du «on» de « l’ouie–dire, celui qui répand une nouvelle au sein du public, sans vérification de la véracité de la source. Nam-Seong LEE pense que l’éditorialiste opte pour ces «on doxiques » (on sait que, on dit que, on affirme que), pour avoir « l’unicité d’une grande voix»108. Ce disant, en dehors de cela, notons deux autres aspects de l’argumentation éditoriale : l’usage de la phrase interrogative et celui de la formule « il faut ». L’interrogation dont nous faisons allusion ici, n’a rien à voir avec la classique. Celle–ci n’attend aucune réponse, et souvent l’éditorialiste y répond lui même. Son dessein est persuasif, il est aussi un défi lancé à « ceux à qui l’on parle de pouvoir nier ou même répondre»109. Mais pour T. HERMAN et N. JUFER, « dans le cas où l’auteur semble ne pas vouloir imposer de réponse, celle–ci est néanmoins contenue implicitement dans la question. Ainsi, dans l’exemple (11), le lecteur 106 Nam-Seong LEE. Caractérisations et reconnaissance des genres didactiques. Le cas de l’éditorial dans la presse écrite. Thèse de doctorat (3e cycle), Université de Rouen, 1999, p 113. 107 Roselyne KOREN. Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme. . Voici l’exemple auquel, ils font allusion dans leur article : « Mesure-t-on bien que chez nous on ne peut obtenir que ses propres questions deviennent un sujet de débat entre partis de la majorité ? » 111, in : Le Monde. Concernant la formule « il faut », elle relève de l’impératif, de l’ordre. Elle appelle à la rupture, à la motivation, et à l’engagement : – « …Il faut passer sur le Cap Vert. Avec un score qui fera frémir les filets de honte ». – « Il faut seulement comparer, il y a un an ». (« Le Populaire », (Sénégal), 02-05-2003, « Rebelote »). En somme, l’éditorial est un article laconique réfléchissant sur un point de l’actualité. Son énonciation reste engagée et argumentative. Il est doté d’une stylistique consciencieuse basée sur l’analyse. Et selon A. MAURICE, « la rhétorique éditoriale moderne est … relativement sobre et économe. Les grands dégagements, le J’accuse de Zola, restent désormais réservés, car le sens profond du genre a changé. L’indignation, qui servait de carburant à la rhétorique de la presse d’opinion, se fait rare ».
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