L’argument utilitariste
Finalement, la dernière théorie sur laquelle Carens va s’appuyer est l’utilitarisme. Dans une conception purement utilitariste, on pourrait croire que si l’immigration peut diminuer le bien-être de certains citoyens de la société hôte, il est possible et nécessaire de la limiter. Or, la chose serait irrecevable, étant donné que cela revient à empêcher une augmentation du bien-être des immigrants.2o En effet, leur bien-être doit compter autant dans le calcul d’utilité que celui des résidents actuels de la société hôte. Carens reconnaît que les différents utilitaristes ne s’ entendent pas sur la définition de l’utilité, cependant, ils reconnaissent tous le principe voulant que chaque personne humaine possède exactement la même valeur qu’une autre. Cette conclusion s’appuie à la fois sur une refutation des motifs culturels, ainsi que sur les théories économiques: « Now the dominant view among both classical and neoclassical economists is that the free mobility of capital and labor is essential to the maximization of overall economic gains » .21 Certains utilitaristes vont considérer le déplaisir occasionné par les changements à la culture dominante comme une justification suffisante pour réduire l’immigration, alors que d’autres considèrent cela comme insuffisant. Carens donne raison aux seconds22 avec l’aide de certains exemples classiques.
La désinstitutionalisation du racisme a créé le même genre de déplaisir aux gens qui n’en étaient pas victimes, mais a permis d’ améliorer significativement la qualité de vie de tellement de gens que cela est amplement compensé. De même, le plaisir ressenti par un sadique ne compense pas la souffrance infligée à sa victime. Carens résume son argument de la manière suivante : Under current conditions, when so many mill ions ofpoor and oppressed people feel they have so much to gain from migration to the advanced industrial states, it seems hard to believe that a utilitarian calculus which took the interests of aliens seriously would justify significantly greater limits on immigration than the ones entail ed by the public order restriction implied by the Rawl sian approach.23 D’une manière plus concise, Meilaender le dit ainsi: « [T]he utility of aliens must be weighed equally with that of citizens, which would undoubtedly tip the scales in the direction of free movement. »24 Évidemment, toute cette démonstration repose sur un présupposé important de Carens, à savoir celui de l’ égalité morale globale. Ainsi, l’argument n’est acceptable que si l’on accepte de voir les citoyens ressortissants d’ autres pays comme égaux à nous. Les trois démonstrations précédentes visent à associer des théories connues à l’ idée de l’ ouverture des frontières. Carens poursuit avec une théorie célèbre pour sa défense de la fermeture des frontières. Il s’agit du communautarisme tel que défendu par Walzer.
Réfutation des communautaristes
Kymlicka présente ce courant politique en le di stinguant du libéralisme. Si dans ce dernier le moi individuel a toute la latitude de développer sa conception propre de la vie bonne, les communautaristes croient plutôt que celle-ci est en grande partie constituée par le contexte social dans lequel elle émerge. Dans une théorie libérale, l’État est donc neutre face aux conceptions du bien et vise uniquement à créer des conditions où celles-ci peuvent être poursuivies en toute égalité, alors que la légitimité de l’ État communautariste vient de la promotion de certaines ressources culturelles, en créant un tronc commun dans la société duquel résulte une sorte de solidarité entre les membres.25 À l’intérieur d’une communauté de la sorte, l’appartenance (membership) est le premier bien que l’on redistribue entre concitoyens. La manière de le redistribuer va influencer comment on redistribue les autres biens.26 La question du « comment» devient litigieuse lorsqu’est prise en compte la propension de gens à vouloir immigrer dans des sociétés où la situation est meilleureY La réponse conventionnelle à ce dilemme est de dire que les membres de la communauté politique prennent les décisions concernant l’admission en fonction des critères qu’ils trouvent eux-mêmes justifiés. Ils se fondent, pour ce faire, sur la valeur qu’ils accordent à l’appartenance à leur groupe et à leurs relations avec les « étrangers ».28 Selon Walzer, les décisions de cette sorte relèvent au plus haut point du principe de l’autodétennination des peuples.
En fait, ce dernier principe implique de décider qui fait partie de la communauté et de détenniner sa composition.29 La réfutation de Carens tient en deux points. Premièrement, Carens attaque cette notion d’autodétennination des groupes par le truchement d’une métaphore entre les communautés nationales et les communautés intra-nationales (p. ex. les municipalités, les provinces, les régions administratives, etc.). Ce sont des communautés politiques, avec une culture propre et toutes les autres caractéristiques qui définissent un État. Pourtant, elles ne peuvent exclure des gens qui désirent venir s’y établir à partir d’une communauté similaire.3o Étant donné que la seule différence entre les deux catégories de communautés semble être la taille respective de celles-ci, Carens considère ici que ce qui peut s’ appliquer à l’une s’applique aussi à l’ autre. Deuxièmement, Carens prétend que prendre les communautaristes au mot implique de concevoir les communautés occidentales comme culturellement libérales, c’ est-à-dire comme pensant leurs principes moraux en termes universels (c’ est pour cette raison que le libéralisme est spontanément sensé pour les occidentaux). Ainsi, notre culture occidentale nous force à accepter les présupposés du libéralisme et, ainsi, à ne pas repousser les étrangers qui voudraient s’y établir.31 Toutefois, il convient de noter qu’il a nuancé son point de vue sur la question plus tard .32 Tel que présenté ci-dessus, cette partie de la démonstration de Carens date de la fin des années 1980. Au cours des années 1990 et au début des années 2000, Carens a précisé sa théorie dans divers écrits de plus petite envergure et portant sur des sujets connexes.
L’argument égalitariste
À plusieurs endroits dans ses travaux, Carens compare l’état actuel du monde où les pays utilisent la force pour restreindre l’entrée d’immigrants sur leur territoire avec le système féodal au Moyen Âge. En effet, les deux situations ont en commun le fait que certaines circonstances de la naissance (le lieu dans le système actuel et la classe sociale dans le système féodal) servent de fondement à des injustices. Naître en servage, comme naître dans un pays du tiers monde, implique de voir ses opportunités de vie grandement limitées. Qui plus est, le contexte législatif maintient l’existence de ces inégalités dans les deux cas.33 La métaphore est forte, mais vise davantage l’annonce des couleurs de l’auteur qu’un réel but argumentatif. Ypi y répond d’ailleurs que l’analogie ne tient pas dans un système démocratique, étant donné que même les plus pauvres possèdent des droits démocratiques et, ainsi, ont un pouvoir décisionnel sur leurs conditions de Une déclinaison mOInS extrême de la même idée se fonde sur la notion d’égalité des opportunités. En effet, dans un contexte où l’on reconnaît les présupposés du libéralisme, l’accès aux positions sociales, à la réussite en quelque sorte, doit se faire en fonction des capacités et des efforts d’une personne, et non en fonction de caractéristiques innées sur lesquelles l’individu n’exerce aucun contrôle.
Ces caractéristiques incluent notamment la race, le genre, l’orientation sexuelle, etc. Cependant, l’état actuel du monde ne semble pas considérer le lieu de naissance comme l’une de celles-ci. Or, celui-ci est bel et bien hors du contrôle de l’ individu. De plus, les opportunités qui correspondraient aux talents et aux aspirations d’une personne pourraient très bien ne pas être disponibles dans son pays. Afin de poursuivre sa conception de la vie bonne, cette personne devrait donc pouvoir changer de pays.35 Autrement dit, restreindre la possibilité de décider où s’établir équivaut à limiter les opportunités qui s’offrent à quelqu ‘un en fonction de son lieu de naissance. L’autre principal argument positif de Carens concernant la réduction des inégalités se fonde sur la notion d’ égalité morale. En effet, toute personne humaine possède des droits strictement égaux. Les gens issus des pays du tiers monde ont droit au même traitement que les gens vivant dans les pays industrialisés. Avoir la liberté de se déplacer leur permettrait donc d’améliorer leur sort, c’est-à-dire de se déplacer dans un pays où l’État-providence est plus développé.36 Si les deux arguments précédents semblent simplistes, c’ est que Carens accorde plus d’ importance à la présentation de son cas négatif par rapport aux inégalités. En effet, les présupposés du dernier argument sont souvent reçus non pas comme une preuve de la nécessité de l’ouverture des frontières, mais plutôt de la nécessité de simplement réduire les inégalités internationales par le truchement de transferts massifs de ressources des pays riches vers les pays plus pauvres. °
Selon Kymlicka, les pays libéraux font face à un choix: ils peuvent redistribuer des ressources aux pays désavantagés et garder le droit de défendre leurs frontières ou garder leurs ressources, mais perdre le droit de défendre leurs frontières et, ainsi, les ouvrir à l’ immigration.38 Kymlicka considère la première option comme celle préférable de tout point de vue. En effet, il prétend qu’un nationalisme libéral est une chose souhaitable, que celui-ci dépend d’un certain contrôle raisonnable des frontières et, ainsi, que les gens ont un intérêt à contrôler l’ immigration. Dans un même ordre d’idées, les gens vivant dans des pays pauvres ont le même intérêt de rester dans leur nation d’origine. Dans ses mots: The goal [of an international redistributive tax] would be to ensure that ail people are able to live a decent Iife in their country of birth, without having to leave their culture and move to another country to gain access to a fair share of resources. 39 Une notion importante ici est celle de pouvoir demeurer dans son pays d’origine. Bien qu’il s’agisse d’un intérêt important selon Kymlicka, d’autres y mettent plus d’emphase.
En effet, Oberman tente justement de réfuter le dilemme présenté par Kymlicka.4o Selon lui, donner comme choix aux gens d’ immigrer pour améliorer leur sort brime leur droit de demeurer dans leur pays d’origine. Il nomme « point de vue du choix» (the chaice view) l’idée selon laquelle les pays nantis peuvent décider entre ouvrir les frontières aux immigrants issus de pays pauvres au lieu de leur transférer des ressources.41 Or, l’ouverture des frontières pour les fins de réduction des inégalités est contre-productive: « To adopt an immigration-based solution to poverty instead is to commit an injustice for it violates the human right to stay. »42 Quel est ce droit de rester (righl la stay)? Il s’ agit bien simplement d’ un corollaire au droit de se déplacer. En effet, le droit de se déplacer implique le droit de ne pas se déplacer du tout: « One has freedom of movement if one has control over one’s movements and one does not have control over one’s movements if one is forced to move. »43 Qui plus est, d’une manière plus concrète, il est normal de considérer que toute personne possède un attachement particulier envers son pays d’origine: « [T]he options that are most important to us are normally situated in our home state ».44 Particulièrement dans le contexte de la théorie libérale, il est contradictoire de forcer les gens à changer de pays afin de profiter d’opportunités de vie intéressantes.
Ainsi, [t]he right to stay [ … ] should be thought to include more than simply the right not to be forced to leave one’s home state but also a right not to be required to leave one’s home state in order to achieve one’s just entitlements.45 JI s’ensuit que d’ exiger des gens moins bien nantis qu ‘ ils quittent leur pays pour les aider est brimer leur droit de demeurer dans le pays où ils ont le plus d’attachement. Seglow, pour sa part, considère que l’ouverture des frontières proposée par Carens ne va en fait aider que les plus favorisés des défavorisés: « Opening bord ers would certainly further sorne people’s opportunities – those able to migrate and their relatives – but not many others whose interests [p. 328] nonetheless come within the ambit of a global principle. »46 Ainsi, seuls ceux qui ont les moyens de défrayer les coûts associés à la migration (billets d’avions, achat de meubles, cours de langues, frais bureaucratiques, etc.) peuvent profiter de l’ouverture des frontières. Seglow penche plutôt, comme les deux auteurs ci-dessus, pour un système de redistribution international : First, [ … ] redistribution is far more likely to be an effective agent of justice th an mass migration. Second, while sorne people will always want to strike out and make a new life abroad, the majority of migrants would prefer to enjoy more opportunities in their countries of birth.
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