L’exploitation systématique de l’invariance conforme des théories des champs en deux dimensions [6] a produit des méthodes de calcul extrêmement puissantes pour obtenir exactement les propriétés des modèles de mécanique statistique à leur point critique et à grande distance (infrarouge). Les exemples classiques sont les systèmes ferromagnétiques multicritiques[23], les problèmes de percolation [40], les polymères, et les marches hamiltoniennes [5, 4, 44, 43] : dans tous ces cas, les spectres d’exposants critiques et de nombreuses fonctions de corrélation sont maintenant connues exactement. Plus récemment, la relation entre l’invariance conforme et la théorie des processus d’évolution stochastique de Loewner (SLE) [45, 78] a fourni un point de vue différent et très riche sur ces questions, et ouvert la porte à la preuve rigoureuse de nombreux résultats considérés exacts mais non démontrés par les physiciens.
Dans tous les modèles que nous avons mentionnés, le passage à la description des propriétés infra-rouges par une théorie conforme est, si on peut le dire, systématique: i) on trouve une reformulation du modèle statistique par un modèle de boucles qui ne s’intersectent pas ; ii) on interprète les boucles comme des lignes de niveau dans un modèle de hauteurs ; iii) le dernier est emporté par le flot du groupe de renormalisation vers un gaz de Coulomb [74]. L’approche par SLE fait aussi jouer aux boucles sans intersections un rôle essentiel – elles sont alors interprétées comme des interfaces entre différents domaines.
Il est certainement tentant de changer légèrement la perspective, et d’étudier les modèles de boucles indépendamment des modèles “classiques” qui les ont motivés. Dans la plupart des cas, on se rend compte que les boucles cachent des symétries. La raison simple de ce phénomène est que ces boucles, au lieu d’être interprétées de façon duale comme des parois (dans un modèle de hauteur, par exemple) peuvent aussi être considérées comme des trajectoires de “particules” transportant un indice vivant dans une certaine représentation d’un certain groupe. En fait, les modèles de boucles possèdent typiquement des symétries continues de groupes de Lie [5, 61], de groupes quantiques [52], et même des symétries continues qui contiennent les (super)algèbres de Lie en tant que sous-algèbres. En [63], ces dernières ont été appelées des algèbres de symétrie étendues ou, techniquement, elles se présentent comme le commutant des algèbres de Temperley-Lieb sur certaines chaînes quantiques. On s’attend naturellement que cette symétrie continue soit présente dans la théorie conforme qui décrit les propriétés infra-rouges. Pour l’instant, les seules de théories conformes avec symétrie continue relativement bien comprise sont les modèle sigma de Wess-Zumino-Witten. Une question encore non résolue est de caractériser les autres classes possibles [61], on y reviendra dans cette thèse.
En revenant aux modèles de boucles, la relation avec les symétries continues fait naturellement réaliser que la contrainte de non intersection est très spécifique, et impose en fait une extension considérable de la symétrie de (super)groupe (quantique) naturellement présente [63]. Génériquement, on devrait introduire dans ces modèles des intersections. Bien sur, cette simple modification rend immédiatement impossible la description en termes de modèles de hauteur ou d’interfaces. En fait, les premières études sur le sujet [42] ont montré que, pour des symétries arbitraires, ou bien les intersections étaient irrelevantes, ou bien elles changeaient profondément la classe d’universalité, la nouvelle classe étant de type phase de Goldstone et, donc, peu intéressante, car les exposants des opérateurs à k-pattes s’annulent tous. Il y a néanmoins, comme nous allons le voir, des exceptions à cette règle un peu décevante. Il s’agit ? du modèle de boucles avec fugacité 2 et vertex à 4 pattes, qui, nous le verrons, est relié au modèle sigma sur la supersphère S 2S+1|2S ‘ OSp(2S + 2|2S)/ OSp(2S + 1|2S) ? du modèle de boucles avec fugacité 0 et vertex à 6 pattes, qui, nous le verrons, est relié au modèle sigma sur le superespace projectif CP N−1|N ‘ U(N|N)/ U(N − 1|N) × U(1).
Le contexte de cette thèse est l’étude des modèles sigma avec symétrie continue et invariants conformes en deux dimensions, qui sortent du cadre traditionnel des modèles gaussiens ou des modèles sigma de WessZumino-Witten.
Les modèles sigma sur des superespaces symétriques, définis par une action métrique standard, exhibent de telles propriétés [1]. Ils ont de plus une particularité qui, sur le fond des modèles sigma invariants conforme les plus étudiés, est assez intrigante, à savoir l’existence d’une ligne de points critiques sur laquelle la charge centrale ne varie pas alors que les exposants changent. Les seules théories conformes connues à présent qui sont relativement bien comprises et qui possèdent cette propriété sont les modèles gaussiens. L’intérêt et la difficulté de ces modèles sigma vient encore une fois du fait qu’ils ne possèdent pas d’algèbre de courant, au moins génériquement sur la ligne critique. On montrera néanmoins (ce qui était déjà suspecté [9]), qu’ils possèdent une algèbre chirale qui est beaucoup plus grande que l’algèbre de Virasoro et qui garde ses caractéristiques sur toute la ligne critique, comme l’algèbre de Virasoro elle même.
Pour explorer ces nouveaux aspects d’une théorie conforme, nous nous sommes restreints à l’étude des modèles sigma les plus simples satisfaisant les critères suivants : i) l’espace cible doit être un superespace symétrique de rang un et compact ; ii) la théorie continue doit admettre une discrétisation dont l’algèbre des matrices de transfert [19] est relativement bien comprise aussi bien du point de vue de la théorie des représentations que de la possibilité de faire des calculs numériques.
1 Notions mathématiques |