Discours sur le colonialisme

Discours sur le colonialisme

Passant plus outre, je ne fais point mystère de penser qu’à l’heure actuelle, la barbarie de l’Europe occidentale est incroya-blement haute, surpassée par une seule, de très loin, il est vrai, l’américaine.
Et je ne parle pas de Hitler, ni du garde-chiourme, ni de l’aventurier, mais du « brave homme » d’en face ; ni du S.S., ni du gangster, mais de l’honnête bourgeois. La candeur de Léon Bloy s’indignait jadis que des escrocs, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxénètes fussent chargés de « porter aux Indes l’exemple des vertus chrétiennes ».
Le progrès est qu’aujourd’hui, c’est le détenteur des « vertus chré-tiennes » qui brigue — et s’en tire fort bien — l’honneur d’administrer outre-mer selon les procédés des faussaires et des tortionnaires.
Signe que la cruauté, le mensonge, la bassesse, la corruption ont merveilleusement mordu l’âme de la bourgeoisie européenne.
Je répète que je ne parle ni de Hitler, ni du S.S., ni du pogrom, ni de l’exécution sommaire. Mais de telle réaction surprise, de tel réflexe admis, de tel cynisme toléré. Et, si on veut des témoignages, de telle scène d’hystérie anthropophagique à laquelle il m’a été donné d’assister à l’Assemblée Nationale française.
Bigre, mes chers collègues (comme on dit), je vous ôte mon cha-peau (mon chapeau d’anthropophage, bien entendu).
Pensez donc ! quatre-vingt-dix mille morts à Madagascar ! L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures ramenées du fond du Moyen Âge ! Et quel spectacle ! Ce frisson d’aise qui vous revigorait les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! Bidault avec son air d’hostie conchiée — l’anthropophagie papelarde et Sainte-Nitouche ; Teitgen, fils grabeleur en diable, l’Aliboron du décervelage — l’anthropophagie  des Pandectes ; Moutet, l’anthropophagie maquignarde, la baguenaude ronflante et du beurre sur la tête ; Coste-Floret, l’anthropophagie faite ours mal léché et les pieds dans le plat.
Inoubliable, messieurs ! De belles phrases solennelles et froides comme des bandelettes, on vous ligote le Malgache. De quelques mots convenus, on vous le poignarde. Le temps de rincer le sifflet, on vous l’étripe. Le beau travail ! Pas une goutte de sang ne sera perdue !
Ceux qui en font rubis sur l’ongle, n’y mettant jamais d’eau. Ceux qui, comme Ramadier, s’en barbouillent — à la Silène — la face ; Fonlup-Esperaber 3 qui s’en empèse les moustaches, genre vieux-Gaulois-à-la-tête-ronde ; le vieux Desjardins penché sur les effluves de la cuve, et s’en grisant comme d’un vin doux. La violence ! celle des faibles. Chose significative : ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur.
J’avoue que, pour la bonne santé de l’Europe et de la civilisation, ces « tue ! tue ! », ces « il faut que ça saigne » éructés par le vieillard qui tremble et le bon jeune homme, élève des bons Pères, m’impres-sionnent beaucoup plus désagréablement que les plus sensationnels hold-up à la porte d’une banque parisienne.
Et cela, voyez-vous, n’a rien de l’exception.
La règle, au contraire, est de la muflerie bourgeoise. Cette muflerie, on la piste, depuis un siècle. On l’ausculte, on la surprend, on la sent, on la suit, on la perd, on la retrouve, on la file et elle s’étale chaque jour plus nauséeuse. Oh ! le racisme de ces messieurs ne me vexe pas. Il ne m’indigne pas. J’en prends seulement connaissance. Je le constate, et c’est tout. Je lui sais presque gré de s’exprimer et de paraître au grand jour, signe. Signe que l’intrépide classe qui monta jadis à l’assaut des Bastilles a les jarrets coupés. Signe qu’elle se sent mortelle. Signe qu’elle se sent cadavre. Et quand le cadavre bafouille, ça donne des choses dans le goût que voici:
« Il n’y avait que trop de vérité dans ce premier mouvement des Européens qui refusèrent, au siècle de Colomb, de reconnaître leurs sem-blables dans les hommes dégradés qui peuplaient le nouveau monde… On ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire l’ana-thème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque sur la forme extérieure de son corps. »
Et c’est signé Joseph de Maistre. (Ça, c’est la mouture mystique.)
Et puis ça donne encore ceci :
« Au point de vue sélectionniste, je regarderais comme fâcheux le très grand développement numérique des éléments jaunes et noirs qui seraient d’une élimination difficile. Si toutefois la société future s’orga-nise sur une base dualiste, avec une classe dolicho-blonde dirigeante et une classe de race inférieure confinée dans la main-d’œuvre la plus gros-sière, il est possible que ce dernier rôle incombe à des éléments jaunes et noirs. En ce cas d’ailleurs, ils ne seraient pas une gêne, mais un avantage pour les dolicho-blonds… Il ne faut pas oublier que [l’esclavage] n’a rien de plus anormal que la domestication du cheval ou du bœuf. Il est donc possible qu’il reparaisse dans l’avenir sous une forme quelconque. Cela se produira même probablement d’une manière inévitable si la solution simpliste n’intervient pas : une seule race supérieure, nivelée par sélection. »
Ça, c’est la mouture scientiste et c’est signé Lapouge. Et ça donne encore ceci (cette fois mouture littéraire) :
« Je sais que je dois me croire supérieur aux pauvres Bayas de la Mambéré. Je sais que je dois avoir l’orgueil de mon sang. Lorsqu’un homme supérieur cesse de se croire supérieur, il cesse effectivement d’être supérieur… Lorsqu’une race supérieure cesse de se croire une race élue, elle cesse effectivement d’être une race élue. »
Et c’est signé Psichari-soldat-d’Afrique.
Traduit en patois journalistique, on obtient du Faguet :
« Le Barbare est de même race, après tout, que le Romain et le Grec. C’est un cousin. Le Jaune, le Noir n’est pas du tout notre cousin. Ici, il y a une vraie différence, une vraie distance, et très grande, ethnologique. Après tout, la civilisation n’a jamais été faite jusqu’à présent que par des Blancs… L’Europe devenue jaune, il y aura certainement une régres-sion, une nouvelle période d’obscurcissement et de confusion, c’est-à-dire un second Moyen Âge. »
Et puis, plus bas, toujours plus bas, jusqu’au fond de la fosse, plus bas que ne peut descendre la pelle, M. Jules Romains, de l’Académie française et de la Revue des Deux Mondes (peu importe, bien entendu, que M. Farigoule change de nom une fois de plus et se fasse, ici, appeler Salsette pour la commodité de la situation). L’essentiel est que M. Jules Romains en arrive à écrire ceci : « Je n’accepte la discussion qu’avec des gens qui consentent à faire l’hypothèse suivante : une France ayant sur son sol métropolitain dix millions de Noirs, dont cinq ou six millions dans la vallée de la Garonne. Le préjugé de race n’aurait-il jamais effleuré nos vaillantes populations du Sud-Ouest ? Aucune inquiétude, si la question s’était posée de remettre tous les pouvoirs à ces nègres, fils d’esclaves ?… Il m’est arrivé d’avoir en face de moi une rangée d’une vingtaine de Noirs purs… Je ne reprocherai même pas à nos nègres et négresses de mâcher du chewing-gum. J’observerai seulement… que ce mouvement a pour effet de mettre les mâchoires bien en valeur et que les évocations qui vous viennent à l’esprit vous ramènent plus près de la forêt équato-riale que de la procession des Panathénées… La race noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin. »
Comparaison idiote pour comparaison idiote : puisque le prophète de la Revue des Deux Mondes et autres lieux nous invite aux rappro-chements « distants », qu’il permette au nègre que je suis de trouver — personne n’étant maître de ses associations d’idées — que sa voix a moins de rapport avec le chêne, voire les chaudrons de Dodone, qu’avec le braiment des ânes du Missouri.
Encore une fois, je fais systématiquement l’apologie de nos vieilles civilisations nègres : c’étaient des civilisations courtoises.
Et alors, me dira-t-on, le vrai problème est d’y revenir. Non, je le répète. Nous ne sommes pas les hommes du « ou ceci ou cela ». Pour nous, le problème n’est pas d’une utopique et stérile tentative de rédu-plication, mais d’un dépassement. Ce n’est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d’exotisme. Ce n’est pas davantage la société coloniale actuelle que nous voulons prolonger, la plus carne qui ait jamais pourri sous le soleil. C’est une société nouvelle qu’il nous faut, avec l’aide de tous nos frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique.
Que cela soit possible, l’Union Soviétique nous en donne quelques exemples…
Mais revenons à M. Jules Romains.
On ne peut pas dire que le petit bourgeois n’a rien lu. Il a tout lu, tout dévoré au contraire. Seulement son cerveau fonctionne à la manière de certains appa-reils digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui peut alimenter la couenne de la bonne conscience bour-geoise.
Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir !
Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins d’un siècle, des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort !
Heureusement qu’il reste les nègres. Ah ! les nègres ! parlons-en des nègres !
Eh bien, oui, parlons-en.
Des empires soudanais ? Des bronzes du Bénin ? De la sculpture Shongo ? Je veux bien ; ça nous changera de tant de sensationnels navets qui adornent tant de capitales européennes. De la musique afri-caine. Pourquoi pas ?
Et de ce qu’ont dit, de ce qu’ont vu les premiers explorateurs… Pas de ceux qui mangent aux râteliers des Compagnies ! Mais des d’Elbée, des Marchais, des Pigafetta ! Et puis de Frobénius ! Hein, vous savez qui c’est, Frobénius ? Et nous lisons ensemble : « Civilisés jusqu’à la moelle des os ! L’idée du nègre barbare est une invention européenne. »
Le petit bourgeois ne veut plus rien entendre. D’un battement d’oreilles, il chasse l’idée.
Donc, camarade, te seront ennemis — de manière haute, lucide et conséquente — non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellec-tuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endor-meurs, les mystificateurs, les baveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide divi-sion du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès — quitte à nier la possibilité même du Progrès — tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colo-nialisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire.
Et balaie-moi tous les obscurcisseurs, tous les inventeurs de subter-fuges, tous les charlatans mystificateurs, tous les manieurs de charabia. Et n’essaie pas de savoir si ces messieurs sont personnellement de bonne ou de mauvaise foi, s’ils sont personnellement bien ou mal intention-nés, s’ils sont personnellement, c’est-à-dire dans leur conscience intime de Pierre ou Paul, colonialistes ou non, l’essentiel étant que leur très aléatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec la portée objective et sociale de la mauvaise besogne qu’ils font de chiens de garde du colonialisme.
Et dans cet ordre d’idées, je cite, à titre d’exemples (pris à dessein dans des disciplines très différentes) :
— De Gourou, son livre : Les Pays tropicaux, où, parmi des vues justes, la thèse fondamentale s’exprime partiale, irrecevable, qu’il n’y a jamais eu de grande civilisation tropicale, qu’il n’y a eu de civilisation grande que de climat tempéré, que, dans tout pays tropical, le germe de la civilisation vient et ne peut venir que d’un ailleurs extra-tropical et que sur les pays tropicaux pèse, à défaut de la malédiction biolo-gique des racistes, du moins, et avec les mêmes conséquences, une non moins efficace malédiction géographique.
— Du R.P. Tempels, missionnaire et belge, sa Philosophie bantoue vaseuse et méphitique à souhait, mais découverte de manière très op-portune, comme par d’autres l’hindouisme, pour faire pièce au « maté-rialisme communiste », qui menace, paraît-il, de faire des nègres des « vagabonds moraux ».
— Des historiens ou des romanciers de la civilisation (c’est tout un), non de tel ou tel, de tous ou presque, leur fausse objectivité, leur chau-vinisme, leur racisme sournois, leur vicieuse passion à dénier aux races non blanches, singulièrement aux races mélaniennes, tout mérite, leur monomanie à monopoliser au profit de la leur toute gloire.
— Les psychologues, sociologues, etc., leurs vues sur le « primiti-visme », leurs investigations dirigées, leurs généralisations intéressées, leurs spéculations tendancieuses, leur insistance sur le caractère en marge, le caractère « à part » des non-Blancs, leur reniement pour les besoins de la cause, dans le temps même où chacun de ces messieurs se réclame, pour accuser de plus haut l’infirmité de la pensée primitive, du rationalisme le plus ferme, leur reniement barbare de la phrase de Descartes, charte de l’universalisme : que « la raison… est tout entière en chacun » et « qu’il n’y a du plus ou du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».
Mais n’allons pas trop vite. Il vaut la peine de suivre quelques-uns de ces messieurs.
Je ne m’étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni celui des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystifica-tion ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre Nations nègres et Culture — le plus audacieux qu’un nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique 4.
Revenons plutôt en arrière. À M. Gourou exactement.
Ai-je besoin de dire que c’est de très haut que l’éminent savant toise les populations indigènes, lesquelles « n’ont pris aucune part » au déve-loppement de la science moderne ? Et que ce n’est pas de l’effort de ces populations, de leur lutte libératrice, de leur combat concret pour la vie, la liberté et la culture qu’il attend le salut des pays tropicaux, mais du bon colonisateur ; attendu que la loi est formelle à savoir que « ce sont des éléments culturels préparés dans des régions extratropicales, qui assurent et assureront le progrès des régions tropicales vers une population plus nombreuse et une civilisation supérieure ».
J’ai dit qu’il y a des vues juste dans le livre de M. Gourou : « Le milieu tropical et les sociétés indigènes, écrit-il, dressant le bilan de la colonisation, ont souffert de l’introduction de techniques mal adaptées, des corvées, du portage, du travail forcé, de l’esclavage, de la transplan-tation des travailleurs d’une région dans une autre, de changements subits du milieu biologique, de conditions spéciales nouvelles et moins favorables. »
Quel palmarès ! Tête du recteur ! Tête du ministre quand il lit cela ! Notre Gourou est lâché ; ça y est ; il va tout dire ; il commence : « Les pays chauds typiques se trouvent devant le dilemme suivant : sta-gnation économique et sauvegarde des indigènes ou développement économique provisoire et régression des indigènes. » « Monsieur Gourou, c’est très grave ! Je vous avertis solennellement qu’à ce jeu, c’est votre carrière qui se joue. » Alors notre Gourou choisit de filer doux et d’omettre de préciser que, si le dilemme existe, il n’existe que dans le cadre du régime existant ; que, si cette antinomie constitue une loi d’airain, ce n’est que la loi d’airain du capitalisme colonialiste, donc d’une société non seulement périssable, mais déjà en voie de périr.

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Géographie impure et combien séculière !

S’il y a mieux, c’est du R.P. Tempels. Que l’on pille, que l’on torture au Congo, que le colonisateur belge fasse main basse sur toute richesse, qu’il tue toute liberté, qu’il opprime toute fierté — qu’il aille en paix, le révérend Père Tempels y consent. Mais, attention ! Vous allez au Congo ? Respectez, je ne dis pas la propriété indigène (les grandes compagnies belges pourraient prendre ça pour une pierre dans leur jardin), je ne dis pas la liberté des indigènes (les colons belges pour-raient y voir propos subversifs), je ne dis pas la patrie congolaise (le gouvernement belge risquant de prendre fort mal la chose), je dis : Vous allez au Congo, respectez la philosophie bantoue !
« Il serait vraiment inouï, écrit le R.P. Tempels, que l’éducateur blanc s’obstine à tuer dans l’homme noir son esprit humain propre, cette seule réalité qui nous empêche de le considérer comme un être inférieur ! Ce serait un crime de lèse-humanité, de la part du coloni-sateur, d’émanciper les races primitives de ce qui est valeureux, de ce qui constitue un noyau de vérité dans leur pensée traditionnelle, etc. »

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