Discours rapportés et assomption énonciative

Discours rapportés et assomption énonciative

L’analyse énonciative du corpus montre une présence significative de discours rapportés, qui peuvent être spécifiés en discours hétéro-rapportés (l’énonciateur rapporte les discours que le patient lui a tenus) et en discours auto-rapportés (l’énonciateur rapporte ses propres discours, ceux qu’il a tenu au patient). La lettre de consultation acte ainsi une certaine mise en mémoire de l’interaction discursive ayant eu lieu lors de la consultation correspondante. L’énonciateur « reboute » les discours qui se sont construits et co-construits au fur et à mesure des tours de paroles, sélectionne, résume, condense ou au contraire développe certains points, dans une réénonciation, une nouvelle mise en discours par le truchement de la lettre de consultation. Contrairement à ce qu’une vision mécaniciste pourrait nous faire croire, le discours indirect n’est pas le dispositif syntaxique et énonciatif qui permet de convertir mécaniquement un discours direct en discours indirect. Comme le précise bien Dominique Maingueneau, le discours direct et le discours indirect « sont deux modes de citation indépendants l’un de l’autre, qui fonctionnent selon des régimes énonciatifs disjoints ». Les discours rapportés au discours indirect sont introduits ici par des verbes de parole sélectionnés à l’intérieur de deux paradigmes restreints : rapporter que, dire que, parler de, décrire, se plaindre de (pour les discours hétéro-rapportés) ; expliquer que, dire que, conseiller, recommander, informer de, discuter de (pour les discours auto-rapportés). Ces verbes introducteurs sont suivis de subordonnées complétives objet qui reprennent le contenu des discours tenus :« Son épouse ne rapporte plus aucune crise depuis fin avril (…) Parallèlement, son épouse décrit depuis le mois de mai une aggravation de l’état neurologique de son mari » « Elle décrit en effet que depuis qu’elle est sous LAMICTAL, elle a quelques myoclonies ». « Les témoins rapportent une rupture de contact, un arrêt de l’activité, peut-être une révulsion oculaire, pas d’automatisme manuel ni oro alimentaire » « Elle décrit une perte de connaissance, des mouvements tonico-cloniques puis une confusion post critique prolongée » « Elle me dit que lorsqu’elle consommait de l’alcool, elle ne prenait pas son traitement pour éviter de mélanger les deux. Je lui explique qu’il faut éviter cela, car cela cumule les facteurs favorisant les crises ». Cette reprise ne s’effectue pas mécaniquement mot à mot, mais au contraire présente une médiation, c’est-à-dire une « traduction » telle qu’elle a été définie dans le cadre théorique supra425, qui implique nécessairement une transformation dans le passage de la culture patient à la culture médicale. Soit l’extrait suivant, issu de la Lettre de consultation 4 : « Les témoins rapportent une rupture de contact, un arrêt de l’activité, peut-être une révulsion oculaire, pas d’automatisme manuel ni oro alimentaire » Il correspond à la « traduction » des deux extraits suivants, eux-mêmes issus de la consultation transcrite en M02426, avec L1 le neurologue, L2 la belle-fille de la patiente, L3 la patiente (94 ans) : « L2 : Donc ça c’est passé comme ça la première fois que je l’ai vue donc elle a comment dire les yeux un peu révulsés puis elle s’est mis elle s’est mis à faire comme ça (mime), comme ça puis après elle s’est mis à vomir. » Puis plus tard dans « l’interrogatoire patient » : « L1 : Les difficultés à parler c’est pendant la crise ou c’est après quand elle se réveille qu’il y a des difficultés pour parler ? L2 : Oh non après quand elle reprend connaissance euh ça va quoi mais ça l’a fatiguée ça… non non après ça va mais pendant la crise elle parle pas du tout hein. L1 : (…) Est-ce que pendant la crise elle a tendance à mani- à faire des choses avec ses mains ? à essayer d’attraper ? Non ni avec la bouche elle a pas tendance à faire des mouvements de bouche (mime) des choses comme ça ? L2 : Non bah … L1 : Vous avez pas remarqué. L2 : Non non j’ai pas du tout… / L1 : En fait elle reste figée quoi c’est ça ? Elle s’arrête de faire / L2 : Après elle revient à elle. » Les discours rapportés dans l’extrait de la lettre de consultation n’ont pas uniquement subi un traitement syntaxique du type : Paul a dit : « il pleut » (Discours direct) > Paul a dit qu’il pleuvait (Discours indirect)427 correspondant à un remaniement syntaxique en subordonnée complétive après un verbe de parole et une concordance des temps appliquée au verbe conjugué de la proposition rapportée – ce qu’on entend traditionnellement par « discours rapportés ». Ils ont ici également subi une condensation, une traduction intralinguale de la terminologie (cette fois-ci telle que la conçoit Mortureux, cf. Chapitre 2) et une concaténation qui permet une mise en relation des différentes propositions rapportées dans le cadre d’un raisonnement médical. Dans certains cas, les discours sont même « re-sémiotisés » ou plus précisement « transsémiotisés » dans la mesure où l’on passe du mime (langage gestuel) à la traduction en « mots » (langage verbal), dont l’extrait donne un exemple représentatif avec le mime du mâchonnement et sa traduction en langue médicale « automatismes oro alimentaires ».

Temps verbaux et valeurs d’usage 

Les verbes sont conjugués à plusieurs temps et dans plusieurs modes. Ils offrent ainsi une palette riche pour circonscrire des scènes énonciatives et structurer l’ensemble de la lettre de consultation. Au niveau des modes, l’indicatif, l’impératif (« rappelons ») et le conditionnel sont employés. Les différents temps les plus représentés sont le présent, le passé composé, l’imparfait, le plus-que-parfait, le futur • Présent et valeur de vérité générale : Beaucoup moins utilisé et localisable que celui présenté dans les articles scientifiques de la première partie de ce chapitre, le présent à valeur de vérité générale s’insinue à l’intérieur des lettres de consultation, sans véritable « zone d’exercice » privilégiée. Il fait le plus souvent l’objet d’un recadrage (qui sera développé dans la discussion). « Le LAMICTAL est l’un des meilleurs traitements pour cela puisqu’il n’augmente pas le risque tératogène » « Toujours est-il que sur ce type de crise le traitement est recommandé pendant trois mois après l’opération » « Étant épileptique, la conduite est interdite pendant un an près la dernière crise » « Le TEGRETOL est compatible avec les grossesses, et très actif sur les épilepsies partielles » « Il arrive fréquemment que les épilepsies post traumatisme crânien se déclarent longtemps après » • Présent de narration : Particularité énonciative de la lettre de consultation, cette dernière présente un nombre important de verbes conjugués au présent dit « de narration ». Le présent est utilisé dans ces cas-là pour rapporter des actions passées en leur donnant une consistance actuelle, grâce à laquelle la scène semble se dérouler « sous nos yeux », comme projetée au moment de l’énonciation : « Dans un contexte de fièvre à 39° sur une angine bactérienne, il fait la sieste en début d’après-midi. La maman vient et le réveille pour lui donner son traitement et, il présente alors un épisode identique à celui de la nuit. » « Le 28 août 2015, son mari est éveillé par une agitation à côté de lui. Lorsqu’il allume la lumière, son épouse présente des mouvement tonico cloniques des 4 membres bien décrits, avec révulsion oculaire. Puis elle présente une confusion post critique prolongée. » « Lors d’un repas familial, elle ressent des douleurs dans le ventre puis des vertiges avec impression d’avoir la tête qui tourne. Puis, elle perd connaissance avec un léger affaissement sur sa chaise mais sans chute » Cet usage du présent est quasi-exclusivement réservé à la section « description clinique des crises » et permet une sorte de spectacularisation de la description, qui donne à voir les manifestations, utile pour l’élaboration et la justification du diagnostic. • Le trio passé composé / imparfait / plus-que-parfait : L’association de ces trois temps du passé permet l’organisation temporelle des différentes scènes qui « situent » les événements participant de l’histoire clinique du patient sur l’axe du temps441. Le passé composé, dans cette triade, rend compte des actions de premier temps passées et accomplies, dans une démarche de « bilan », l’imparfait se charge de la description des actions d’arrière-plan, quand le plus-que-parfait introduit une antériorité d’un événement déjà révolu par rapport une scène passée.

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Discussion : la lettre de consultation comme un genre de « l’agir du sens » 

Il a été posé dans le deuxième chapitre que la transmission de l’information induit nécessairement une transformation qui n’est pas « à perte », car du sens se crée, et parfois même, le sens agit. Par le truchement de la médiation discursive que constitue la lettre de consultation, des actes de langage se réalisent et des instaurations s’actualisent.

 Fonctionnalité de traduction 

La fonction de traduction œuvre à deux niveaux dans la lettre de consultation. Les résultats de l’analyse montrent que les discours tenus par le patient ou son entourage, quand ils sont rapportés par l’énonciateur, subissent une traduction intralinguale au niveau lexical : le médecin traduit dans la terminologie médicale les énoncés produits par le patient en consultation. Ainsi, « elle papillonne des yeux » devient une « elle présente des clonies palpébrales », une position « couchée sur le côté » devient un « décubitus latéral », le phénomène de « bave » devient une « hyper sialorrhée », le « mâchonnement » devient « automatisme oro alimentaire », etc. Cependant, la traduction qui opère dans la lettre de consultation ne se réduit pas à cette traduction intralinguale qui permet le passage d’un lexique à un autre – qui, de surcroit, n’est pas stérile et implique nécessairement des transformations sémantiques. Elle n’en constitue qu’un des mécanismes opératoires. Elle fonctionne de conserve avec plusieurs opérations concomitantes : une opération de condensation qui sélectionne les contenus et propose donc un ensemble d’énoncés condensés, parfois résumés ; une opération de concaténation qui organise cet ensemble d’énoncés selon une juxtaposition chronologique, cette distribution des contenus permettant leur mise en relation dans un raisonnement ; enfin, une opération de transformation syntaxique se manifestant par l’apparition de nombreux connecteurs et repères temporels, de participes présents et autres structures épithètes expansées, réduisant ainsi les verbes conjugués et favorisant la description comme un état des lieux, une banque de données qui sert à la pratique médicale. La traduction en tant que médiation permet un réel passage de frontière entre la sémiosphère du patient et celle de la médecine, le médecin se faisant paradoxalement à la fois Parole du centre expert et actant passeur d’informations au niveau de la frontière poreuse.

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