Discours d’autorité médiations de l’information par les instances légitimes
Les discours qui font l’objet de ce chapitre émanent de communautés discursives « institutionnalisées » : la communauté de la recherche scientifique et la communauté médicale. À ce titre, le corpus est divisé en plusieurs sous-corpus qui témoignent ainsi de l’hétérogénéité des instances d’énonciation et de la nature des discours considérés. Un choix méthodologique explique le regroupement de ces deux communautés discursives : elles constituent, chacune dans leur spécialité, des communautés légitimes dans la production de discours. Ainsi, très simplement, les acteurs de la recherche neuroscientifique font autorité dans la production de discours scientifiques sur l’excitabilité neuronale et les médecins épileptologues font autorité dans la production de discours scientifiques et médicaux sur l’épilepsie. Bien sûr, les discours qui émanent de ces deux sphères possèdent leur propre logique, sont contraints par des normes qui leur sont propres, et instaurent des énonciataires particuliers. Le seul point commun qui autorise le regroupement de ces deux « sémiosphères » dans le même chapitre tient donc à la position socioculturelle qu’ils partagent : celle de la légitimité. L’objectif de ce chapitre est de définir les logiques internes à la production des discours dans chacune de ces communautés et les remédiations qui y ont cours, traversant les frontières des sémiosphères, dans le cadre de la transmission des savoirs scientifiques. Le lecteur ne s’étonnera donc pas de l’orientation générale prise par les analyses qui permettent de mettre au jour des fonctions, des fonctionnalités, d’opération utilitaires, etc. : l’approche, en plus d’être anthroposémiotique, se présente comme sémio-pragmatique. Nous empruntons le terme à Jean-Jacques Boutaud280 notamment, qui définit la démarche sémiopragmatique comme celle s’intéressant aux modes d’élaboration et aux principes structurants du sens en acte, dans la trajectoire pragmatique de la communication : « Une orientation de recherche préoccupées par les conditions d’émergence de la signification dans la construction sociale de l’échange. Car il s’agit bien d’une construction »281 Comme nous l’avons présenté dans le premier chapitre, notre sujet d’étude est sémiotique (les médiations), mais le cadre qui l’accueille répond d’une problématique ancrée dans les Sciences de l’Information et de la Communication (la transmission de l’information). Une approche sémio-pragmatique, définie schématiquement comme une démarche sémiotique en étroite relation aux SIC, s’est donc imposée naturellement à nous, car elle permet d’appréhendée, avec un grain d’analyse assez fin, des mécanismes sémiotiques et discursifs œuvrant, le plus souvent de manière non consciente et non réflexive, dans le processus de production de l’information savante et de sa transmission. S’intéresser au fonctionnement des mécanismes discursifs et aux effets de sens qu’ils produisent au moment de la communication obligent à prendre en compte « les conditions d’émergence de la signification dans la construction sociale » du fait discursif. Dans le fort intérêt qu’il porte aux conditions réelles de l’échange social, Boutaud se montre presque « anthroposémioticien » dans le sens où il étudie nécessairement la production dynamique du sens en acte. La sémio-pragmatique a ceci de particulier par rapport à la sémiotique générale qu’elle possède une dimension appliquée ou applicative qui l’intègre dans un échange communicationnel donné. L’anthroposémioticien, lui, s’intéressera davantage à la pratique ou au mode d’existence associé à cette pratique, et non à l’échange proprement-dit, mais sera sensible, de la même façon, aux conditions d’émergences de la signification c’est-à-dire au sens en train de se faire. L’approche que nous présentons dans ce chapitre pour décrire les discours de médiation ou remédiation scientifique, s’inscrit donc dans une démarche double, à la fois anthroposémiotique et sémiopragmatique.
Discours de la recherche fondamentale
Les discours spécialisés en science, évolution conceptuelle de ce qu’on appelait « langues de spécialité » appliquées aux sciences, sont des objets privilégiés de recherches en linguistique, en sociolinguistique, en sociologie des sciences, en anthropologie des savoirs, en analyse de discours, etc. on ne s’étonnera donc guère de l’intérêt qu’ils constituent pour la recherche anthroposémiotique… l’ambition du présent travail n’est en aucun cas de « révolutionner » l’étude des discours scientifiques, l’état de l’art montre déjà une offre pléthorique de travaux sur le sujet. Il s’agit davantage de poser l’état des connaissances et d’analyser dans quelles mesures la discursivisation de la science constitue une médiation, dans l’économie générale de la transmission des savoirs scientifiques
Présentation du terrain entre observation et imprégnation
Les chercheurs : des souris de laboratoire ?
Les prémices de cette recherche sont marquées par l’observation d’une équipe de chercheurs en neurosciences à l’intérieur d’une unité INSERM établie au sein de l’Hôpital Universitaire Pédiatrique Robert Debré, à Paris, sous la responsabilité du Directeur de Recherche Dr Pascal Dournaud. L’observation se réalise la première année de thèse à raison d’une semaine par mois, période durant laquelle l’analyste est accueilli au plus près de la pratique scientifique et des expérimentations qui la définissent. L’UMR intitulée « Neuroprotection du cerveau en développement » est un laboratoire de neurosciences subdivisé en plusieurs équipes dont les recherches sont dédiées à l’étude de la physiopathologie et du fonctionnement des affections du cerveau en développement (de la naissance à l’adolescence). Plusieurs axes de recherches sont développés, et parmi eux une thématique de recherche concerne l’excitabilité neuronale éminemment proche des problématiques de l’épilepsie. En anthroposémiotique, conformément à ce qu’on trouve en ethnographie, en ethnométhodologie, en linguistique de terrain, etc., le terrain ne correspond pas à une aire géographique donnée ou à un lieu dans lequel il y aurait des phénomènes à décrire : « Le terrain n’est pas une chose, ce n’est pas un lieu, ni une catégorie sociale, un groupe ethnique ou une institution (…) c’est d’abord un ensemble de relations personnelles où ‘on apprend des choses’. ‘Faire du terrain’, c’est établir des relations personnelles avec les gens » Le sens est alors saisi dans la réalisation de relations entre les enquêtés entre eux et entre les enquêtés et l’enquêteur. Lorsque l’enquête a commencé, le projet n’en était qu’à ses prémices, la méthodologie ethnographique s’est alors réduite à une description dense peu élaborée à partir d’un travail d’observation traditionnel, sans « observation participante »à proprement parler. Nous occupions une place d’observateur externe dite d’« outsider »286. Le matériel utilisé peut être lui aussi qualifié de traditionnel : dictaphone numérique, cahier de prise de note, appareil photographique. Dans ce cadre, nous avons assisté aux réunions d’équipe (plutôt d’ordre administratif), à des expérimentations à la paillasse appelées les « manip’ » par les membres de la communauté, à des échanges informels dans le bureau de l’équipe où transitent les chercheurs, et eu la chance de partager quelques entretiens personnels analyste/neuroscientifique à l’occasion desquels un chercheur donné explique en quoi consiste sa recherche et ses travaux, et enfin à deux soutenances de thèse.
« Recherche translationnelle » et acteurs-pivots
L’imprégnation des logiques du terrain a permis la découverte d’un fonctionnement particulier de la recherche scientifique qui, bien que fondamentale dans sa pratique (démarche expérimentale, modélisation animale, etc.), est toujours orientée vers un intérêt humain, et qui s’inscrit ici ab ovo dans une problématique de santé publique. C’est d’ailleurs la vocation même de l’INSERM, Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale, organisme public consacré à la recherche dédiée aux connaissances scientifiques pour la santé humaine. L’implantation du laboratoire de l’Unité INSERM au sein d’un hôpital permet la réalisation d’une recherche translationnelle, définie comme une « Alliance de la recherche fondamentale (en laboratoire) et de la recherche clinique (sur le patient), la recherche translationnelle permet de réaliser au sein d’une structure unique toutes les étapes de la recherche depuis ses aspects fondamentaux jusqu’à son application chez le patient. Une grande force de cette recherche translationnelle est d’instaurer un vrai dialogue entre patients, médecins et chercheurs autour de la pathologie dans le but de faire bénéficier les malades de nouveaux traitements »292 L’expression « recherche translationnelle » est apparue au début des années 2000, même si la démarche avait déjà été mise en place en France dans les années 1990, pour optimiser le parcours des innovations en sciences fondamentales vers leur applicabilité dans un domaine particulier, la santé notamment. Ainsi, la recherche translationnelle répond à la volonté de construire une « passerelle » entre la recherche exploratoire et le patient : « Le caractère translationnel de la recherche correspond à une organisation marquée par un impératif de rapidité, qui nécessite le regroupement, au sein d’un même pôle, de scientifiques travaillant en recherche fondamentale, d’experts techniques divers (informatique, imagerie, ingénierie) et de médecins, investigateurs et/ou cliniciens. Se profile ainsi un véritable continuum de la recherche, c’est-à-dire un processus fluide et ininterrompu allant du laboratoire au lit du patient et vice et versa »293 L’INSERM, organisme public de recherche en santé, expose clairement la volonté de s’inscrire dans une telle démarche et promeut pour y arriver une approche multipartenariale entre la recherche fondamentale, la recherche médicale clinique et la sphère médicale : « La recherche à l’Inserm se positionne sur l’ensemble du parcours allant du laboratoire de recherche au lit du malade (bench to bedside) »294 L’objectif affiché est la rapidité d’accès des malades aux soins (préventifs, curatifs, diagnostics) développés et permis par l’avancée de la recherche et sa transmission « intégrée ». Concrètement, cette démarche se traduit par la proximité géographique des laboratoires et des lieux de soins et la superposition des rôles alloués aux acteurs du parcours.