Au fil des années, émergent çà et là un nombre croissant de dispositifs visant à inculquer aux ménages les tenants et les aboutissants de la gestion budgétaire. Bien souvent, ces programmes incluent une dimension ludique, conviviale, permettant de les rendre plus attractifs. Parmi eux, on peut citer le « Jeu du budget », par Finances et Pédagogie , « Mes Questions d’Argent », par la Banque de France , et enfin, Dilemme. Toutefois, cet engouement pour l’éducation budgétaire n’a rien de nouveau. Viviana Zelizer détaille l’évolution des politiques en matière d’assistance aux plus pauvres aux EtatsUnis au cours du XIXème siècle, jusqu’aux années 1920. À l’origine de l’éducation à la gestion budgétaire, l’on trouve une vision empreinte de jugements de valeur quant à la supposée incompétence des pauvres à gérer leurs dépenses. Ainsi, au cours du XIXème siècle, nombreuses ont été les tentatives de remédier à la pauvreté en offrant aux pauvres une aide de toute sorte (Coupons alimentaires, dons de produits de première nécessité, dons de vêtements…), pourvu que ce ne soit pas de l’argent. Les pourvoyeurs d’aides privées comme publiques considéraient qu’une aide en numéraire serait mal employée, gaspillée, ou du moins dépensée avec irrationnalité. En définitive, il était préférable de donner aux pauvres « ce qui était le moins susceptible de donner lieu à des abus, c’est-à-dire tout sauf de l’argent ». La croyance selon laquelle « distribuer de l’argent à tort à travers corrompait les pauvres, déjà dotés de peu de vertu, résultant en une classe de pauvres nonchalants, malhonnêtes et dépendants » se renforçait dans les années 1870. De ce fait, les rares tentatives de distribuer des allocations sous forme d’argent aux plus démuni-e-s étaient accompagnées de recommandations, livres d’éducation budgétaire, où de conseils destinés à optimiser le choix des lieux où faire ses courses en fonction de ce que l’on souhaite trouver, aux prix les plus avantageux et ce à travers les interventions et conseils de travailleurs sociaux.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Si la légitimité de certaines aides sociales et leurs conditions d’accès font encore parfois débat, force est de constater qu’un changement de perspective est à l’œuvre et que les questions économiques et sociales s’intriquent. Le thème de l’exclusion bancaire notamment, affirme Jeanne Lazarus, « a pris de l’importance, faisant émerger l’idée que l’usage des produits financiers pouvait être la source de difficultés propres, distinctes du seul niveau de revenu. » Parallèlement, la financiarisation de l’économie a permis à des initiatives sociales de voir le jour, tel le microcrédit, très positivement accueilli, et qui a valu le prix Nobel de la Paix en 2006 à Muhammad Yunus . Il est, dès lors, intéressant de constat que le visage de ce personnage orne certains billets contenus dans les coffrets Dilemme. Ainsi, il est plus que nécessaire de se questionner sur le lien qu’entretiennent les programmes d’éducation budgétaire et financière d’aujourd’hui avec leurs prédécesseurs. Que reste-til des racines paternalistes de ces derniers ? A la lumière du contexte économique qui lui est contemporain, le programme d’éducation budgétaire et financière développé par l’Association pour la Fondation Crésus était un objet d’étude de choix.
Un public cible aux contours flous
En s’intéressant à Dilemme, on s’intéresse de facto à la vision du programme, ainsi qu’à ses objectifs. Ceux-ci sont au nombre de neuf, listés de la sorte sur le site Internet du programme :
– Aborder les problématiques de la gestion d’un budget par la pratique
– Transmettre les savoirs de base concernant les produits bancaires et assurantiels
– Promouvoir la consommation éclairée et responsable
– Proposer des alternatives et des solutions en cas de difficultés financières
– Informer sur les droits et devoirs de chacune et chacun concernant le monde de la banque, du crédit et de l’assurance
– Favoriser le dialogue autour de l’argent
– Eviter la spirale du surendettement
– Prévenir les risques liés aux jeux d’argent
– Lutter contre la stigmatisation de certains publics et désacraliser le rôle de la banque et de l’assurance .
Parmi ces objectifs, l’un ressort tout particulièrement car il est en lien direct avec l’origine de Crésus : La prévention du surendettement. Elle est la raison d’être de l’Association pour la Fondation Crésus, tel que l’exprime Jean-Louis Kiehl, président de l’association :
« On a créé l’association pour la fondation Crésus dans laquelle vous êtes aujourd’hui, dont la vocation est triple. A la fois chaque année récompenser des gens qu’on a accompagnés au travers d’un microcrédit social. Ensuite la prévention du surendettement autour de deux axes : l’éducation du citoyen avec le projet Dilemme, et travailler avec les banques qui ont des clients en difficulté, enregistrer sa demande et transférer vers notre plateforme. »
D’après des extraits de conversations recueillis çà et là auprès de l’équipe travaillant à la plateforme, le surendettement s’avère toutefois être une problématique touchant essentiellement des personnes disposant de revenus moyens voire élevés (si l’on ne considère que l’échantillon des personnes accompagnées par la plateforme téléphonique de la Fondation Crésus). C’est ce que m’explique l’une de mes collègues le 5 août 2019, dès mon premier jour d’intégration :
« Ben oui, pour tomber dans une spirale de crédits, il faut qu’on t’ait fait un crédit à un moment… Et quand t’es pauvre une banque te prêtera rarement de l’argent, parce que t’auras pas les moyens de le rembourser. »
Ceci ne se vérifie que partiellement chez les bénéficiaires accompagné-e-s par la plateforme. Le revenu mensuel moyen pour une personne seule est de 1729€ par mois en 2019 chez les bénéficiaires de la plateforme, ce qui est inférieur au revenu médian mensuel en 2015 sur l’ensemble de la population française, soit 1784€, d’après une étude d’Eurostat elle-même citée dans une étude de l’INSEE . Il apparaît donc que les personnes accompagnées correspondraient globalement à la population médiane française en termes de revenus, voire légèrement en-dessous de celle-ci. En ce qui concerne les publics bénéficiaires des sessions Dilemme, d’après une enquête réalisée dans le cadre de ce mémoire auprès d’ancien-ne-s bénéficiaires ayant suivi une session entre 2018 et aujourd’hui, leur profil moyen diverge sensiblement de celui rencontré à la plateforme budgétaire. En effet, là où les bénéficiaires de la plateforme sont âgé-e-s en moyenne de 51 ans, la catégorie des 45-54 ans représentant plus de 24 % de l’effectif total annuel, 70 % des bénéficiaires du programme Dilemme ayant répondu à l’enquête déclarent être âgé e-s de moins de 30 ans, avec une surreprésentation des 18-25 ans (35,8 % du total des répondant-e-s) et une sous-représentation des personnes retraitées (2,5 % du total, contre près de 28 % à la plateforme). En outre – probablement du fait de leur jeune âge – 27 % des bénéficiaires Dilemme interrogé-e-s ont des revenus mensuels inférieurs à 900€. En-dessous de 1800€ par mois, on trouvera jusqu’à 52 % d’entre eux, ce qui se rapproche beaucoup des chiffres de la plateforme. Avec 16 % du total refusant de se prononcer sur leurs revenus mensuels, il est difficile de faire une inférence quant à la différence réelle de revenus entre les bénéficiaires Dilemme et le public accompagné par la plateforme budgétaire de la Fondation Crésus.
Toutefois, on constate bel et bien une nette différence de typologie notamment concernant l’âge et la situation professionnelle de ces bénéficiaires
Par ailleurs, si l’on en croit les retours de questionnaires de fin de sessions récoltés par l’équipe Dilemme, pour l’année 2018-2019 les chiffres sont sans équivoque : Dans les faits, 86% des participant-e-s ayant indiqué leur âge dans le questionnaire, soit 90 % du total, sont âgé-e-s de 25 ans ou moins. Bien que ces chiffres soient édifiants, ils ne disent rien de l’âge moyen de l’ensemble des personnes participant chaque à une session Dilemme, dont la session a été animée par un Ambassadeur et n’ayant pas donné suite au questionnaire transmis. Le nombre annuel de participant-e-s est estimé à 100 000. Cette proportion écrasante de jeunes dans les statistiques disponibles est donc à affirmer avec précaution.
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