Étude des décisions chronogénétiques des enseignants dans l’enseignement de la physique au collège
LES RECHERCHE SUR LES « PRATIQUES ENSEIGNANTES »
DIFFERENTES APPROCHES SUR LES PRATIQUES ENSEIGNANTES
Ce paragraphe vise à situer notre travail par rapport à l’ensemble des travaux portant sur les pratiques enseignantes et à expliquer en quoi cette recherche se situe dans la continuité de ces travaux. Pour cela, nous parcourons rapidement les différents paradigmes1 théoriques que distinguent Marcel, Orly, Rothier-Bautzer & Sonntag (2002) en y ajoutant, au fur et à mesure, d’autres approches qui sont développées par des auteurs de la discipline. Marcel et al (2002) distinguent sept paradigmes sans chercher à introduire une distinction chronologique : les paradigmes historico-culturel, psychanalytique, expérimental, cognitiviste, de l’action et de la cognition située, systémique et socioconstructiviste. Selon ces auteurs, le paradigme historico-culturel « privilégie le repérage des filiations d’idées et du contexte d’émergence. Les pratiques s’inscrivent dans un déterminisme historique et contextuel qu’il s’agit de dévoiler et qui éclaire les prétentions et le cadre de légitimité du dispositif. Les pratiques dans ce paradigme […] reflètent des visions du mode, des conceptions philosophiques et des déterminismes économiques auxquelles elles sont assujetties […] L’étude des textes constitue […] une entrée privilégiée, mais elle aborde aussi les pratiques comme un discours à décoder en s’appuyant sur la sémiologie » (idem, page 141) Pour ces auteurs, le courant psychanalytique « induit une approche clinique des pratiques. Il ne s’intéresse pas à la construction de savoirs pratiques propres à un corps professionnel, mais au sujet engagé dans la pratique professionnelle et sa quête inconsciente qui se manifeste à travers les failles qui affectent les pratiques. […] cette approche est attentive à la parole des acteurs et aux troubles des récits » (idem, page 141). Le paradigme expérimental, à son tour, « s’inscrit dans un logique positiviste. L’ossature réside dans le statut épistémologique des connaissances ramenées au modèle des sciences expérimentales : 1 Marcel, Orly, Rothier-Bautzer & Sonntag (2002) définissent le terme paradigme comme « un ensemble de principes théoriques et de démarche pratiques fondateurs qui se trouvent dans divers dispositifs particuliers d’analyse de pratiques et constituent en quelques sorte le cœur des courants des pensées » (page 140). 9 assertions vérifiées par l’expérience, mais toujours falsifiables ». Cette logique est présente « dans de nombreux travaux qui privilégient l’observation directe ou instrumentée des situations, les analyses de type comportementaliste et les traitements statistiques des données de l’expérimentation» (idem, page 142). Ils passent ensuite à l’approche cognitiviste. Cette approche « envisage la cognition comme une affaire de manipulation et de computation de symboles physiques […] il s’agit d’un modèle mentaliste, représentationaliste, computationnel. […] Il rend compte de l’action et met l’accent sur la délibération, le discours sur l’action » où « l’agir est réduit à l’exécution de l’action, à la mise en œuvre de ce qui a été décidé. La cognition n’opère que dans le moment qui précède l’action […] » (idem, page 142). Plusieurs travaux se sont basés sur ce courant, pour l’étude des modes de pensée des enseignants ; « il s’agit, en considérant l’enseignement comme un processus de traitement de l’information, d’inférer, à partir de comportements observables, l’activité cognitive qui les génère » (Bressoux & Dessus, 2003, page 216). Ils ajoutent que ce paradigme est actuellement remplacé par des approches « prenant en compte le contexte2 , les situations d’interaction […] » (idem, page 216). Ces approches référent à la phénoménologie3 , à l’approche interactionniste4 et le paradigme de l’action et de cognition située (l’approche situationniste). Pour ces deux derniers courants, le contexte joue un rôle fondamental pour la compréhension de l’activité enseignante. Marcel & al (2002) présentent, ensuite, le paradigme de l’action et de cognition située comme « un retour de l’esprit rationnel vers la perception, le milieu, la corporéité. Il invite à un retour ‘aux choses mêmes’ ». Ce courant est influencé par le pragmatisme5 ; « l’action se situe […] dans la ‘transaction’ entre organisme et environnement. La place de la perception est ainsi remise en évidence tout comme le lien entre la perception et le mouvement. La perception est le fait d’un sujet agissant dans le monde. Le plan devient incarné dans l’environnement » (idem, page 143). Autrement dit l’action et la cognition ne peuvent être étudiées indépendamment de la situation et du contexte dans le quel les acteurs se trouvent. Bressoux & Dessus (2003) ajoutent à ces courants, le paradigme émanant des travaux sur la psychologie ergonomique. Selon ces auteurs « la psychologie ergonomique, par exemple les travaux de Leplat (1997), tient comme essentielle la distinction entre la tâche prescrite et l’activité effectivement réalisée » (idem, page 217). Nous citons dans cette perspective les travaux menés par Janine Rogalski et Aline Robert (Rogalski, 2003 ; Robert & Rogalski, 2002) dans le cadre de la didactique des mathématiques. Les travaux d’Yves Clot dans le domaine de la psychologie du travail s’y inscrivent aussi. Pour Marcel & al (2002, page 145) « l’approche systémique invite à considérer l’objet étudié comme un système, c’est-à-dire une totalité dynamique et organisée repérable au sein d’un environnement (avec lequel elle entretient des interactions) grâce à ses fonctions. […] Un système dynamique est organisé, ses parties sont en interaction entre elles, c’est-à-dire qu’elles sont simultanément modifiées et modifiantes les unes par rapport aux autres ». Cette approche représente une différence de base avec l’approche dite « processus/produit ». Cette dernière relie directement les performances des élèves aux effets qu’a l’enseignement sur l’apprentissage des élèves. En effet, dans leur chapitre sur les stratégies de l’enseignant en situation d’interaction, Bressoux & Dessus (2003, page 216) précisent que « l’examen de la littérature récente confirme l’abandon progressif […] de l’approche processus-produit ». Elle est « essentiellement fondée sur des méthodes quantitatives et a été assimilée au béhaviorisme en ce qu’elle vise à mettre en relation des comportements observables d’enseignants à des résultats d’élèves » (idem). Plusieurs travaux classiques en didactiques relèvent de l’approche systémique : telle que les travaux de Brousseau sur la théorie des situations didactiques, le modèle écologique de Chevallard sur la transposition didactique. Dans ses travaux sur les variations didactiques des pratiques enseignantes, Bru (1991) présente et développe un modèle systémique de l’enseignement/apprentissage. Selon cet auteur « le modèle systémique est adapté au projet de parvenir à une construction théorique satisfaisante pour rendre compte des conduites d’enseignement et d’apprentissage dans leur contexte » (idem, page 48). Il ajoute « le système Enseignement/Apprentissage se présente comme un ensemble de sous systèmes qui entretiennent entre eux et avec leur environnement de multiples échanges […] ». Pour cette auteur, « étudier l’enseignement dans son rapport à l’apprentissage dans une perspective systémique, c’est chercher à connaître la structure concrète des composantes de ces rapports, mais aussi rechercher les relations et leurs transformations » (idem, 1991, page 50).
LA VIDEO COMME OUTIL D’ANALYSE DES PRATIQUES DE CLASSE
Pendant ces dernières années, la progression de la technologie, en particulier la technologie numérique, a poussé les chercheurs en sciences humaines et sociales – notamment les sciences de l’éducation – vers une utilisation grandissante de ces technologies. Elle représente un nouvel outil pour l’élaboration et l’approfondissement de nouveaux éléments théoriques peu ou pas encore traités dans l’analyse des interactions dans leur complexité, en classe et hors classe. Dans ce travail de recherche, nous avons décidé de nous placer dans la continuité des travaux qui ont utilisé la vidéo comme support d’analyse des pratiques enseignantes. Notre positionnement du point de vue de l’approche socio-culturelle, en particulier, dans le cadre de l’analyse des interactions pour l’étude des décisions de l’enseignant, rend la trace vidéographique dans sa dimension multimodale un outil indispensable dans notre travail. Pour cette raison, nous trouvons indispensable dans notre cadre théorique, même si parfois la tournure de notre rédaction pourrait prendre une forme méthodologique (du fait de la nature technique de ce paragraphe), de faire une revue rapide de certains travaux qui se sont basés sur ces méthodes et les différents avantages et inconvénients qui pourraient caractériser ce type de données. 14 1.2.1. AVANTAGES DES DONNEES VIDEOGRAPHIQUES Dans leur travail sur l’analyse des interactions, dans un cadre plus général, que les pratiques de classe, Jordan & Henderson (1995) présentent une liste d’avantages de l’utilisation des données vidéographiques. Ils avancent diverses potentialités de ces enregistrements : – la reconstruction de l’événement ; les données vidéographiques sont essentielles dans la reconstruction dans le temps et dans l’espace de l’événement étudié. Elles sont utilisées pour reconstruire les écarts entre ce qui se passe réellement et ce que les acteurs disent de ce qui s’est passé (idem, page 50). Les pratiques de recherches se basaient, antérieurement, sur des méthodes qui visaient à faire raconter, par l’acteur, le déroulement des évènements de la situation afin de les analyser. Une étape manque dans ce type de données, celle de la réalité telle qu’elle s’est déroulée ; le retour à la situation de déroulement dans ce cas sera impossible. – la conservation de la nature complexe des interactions dans ses différentes dimensions multimodales ce qui n’est pas le cas des méthodes telles que la prise de notes ou les grilles d’analyses des actions des acteurs en situation. En effet Mondada (2006a, page 45), dans un article intitulé « Multiactivité, multimodalité et séquentialité : l’initiation de cours d’action parallèles en contexte scolaire », explique que « les technologies vidéo – qu’elles soient utilisées pour la constitution de données empiriques ou pour leur transcription et annotation- ont introduit des changements majeurs dans la conceptualisation de l’action en sciences sociales et sciences du langage (Heath, 1997 ; Goodwin, 2000 ; Mondada, 2006b), en permettant notamment de prendre en considération des ressources multimodales pour la structuration des activités, analysées jusque-là de manière souvent limitée aux ressources langagières. Cet élargissement est susceptible d’avoir des effets théoriques importants, en invitant à développer des conceptions « incarnées » (embodied) du langage comme de l’action sociale. Du même coup, les pratiques langagières elles-mêmes peuvent être considérées autrement que dans un cadre logocentrique : leur production-interprétation multimodaux intégrés, où s’articulent ensemble les dimensions du langage, des gestes, des regards, des positions du corps […] ». – la conservation indéterminée des données primaires, ce qui permet un nombre illimité de visualisation des données ; en effet, c’est durant la visualisation 15 multiple que certains phénomènes deviennent visibles. De plus, les supports vidéo peuvent être partagés et utilisés par d’autres chercheurs pour d’autres types d’analyse. Ce dernier aspect est également mentionné par Engle, Conant & Greeno (2007) dans leur chapitre “Progressive Refinement of Hypotheses in Video-Supported Research” de l’ouvrage Video research in the learning sciences. Engle & al (2007, page 240) remarquent : “With the advent of records like video that both are relatively comprehensive and support multiple reviewings, it is now often possible to take several steps in the progression using the same set of records. Thus, video records can allow a single study to progress through multiple iterations of hypothesis generation and evaluation, making the resulting findings more robust than they might have been otherwise. By more robust, we mean that the findings have been evaluated and modified in relation to more aspects of the data and therefore are more likely to stand up to further investigation.” Cela permet aux auteurs de développer une théorie sur le raffinement progressif des hypothèses à travers le re-visionnage multiple des données vidéographiques. Les hypothèses passent par : – un raffinement progressif durant la capture et la communication des phénomènes o en présentant des phénomènes d’évidence pour l’interprétation ; o en faisant des comparaisons, impliquant d’autres analystes et codages ; – un raffinement progressif pendant le développement d’une explication généralisable des phénomènes, o en identifiant des possibles facteurs en visionnant et re-visionnant les documents vidéographiques ; o en raffinant et spécifiant le modèle avec un nombre plus large de données ; – finalement, la généralisation en ajoutant d’autres cas Nous ajoutons à cette liste que l’image vidéo offre « la possibilité de traiter l’organisation de l’action à la fois selon des relations de successivité et selon des relations de simultanéité » (Mondada, 2006a, page 45).
Introduction |