Différences et spécificités artistiques d’artistes

Différences et spécificités artistiques d’artistes

Différences et convergences

Qu’il y aurait-il de commun entre un dramaturge d’origine ivoirienne vivant à Paris (Koffi Kwahulé), une chorégraphe d’origine sud-africaine vivant à Berlin (Robyn Orlin), un chorégraphe français de père guyanais et de mère vietnamienne vivant en Bretagne (Bernardo Montet) et un metteur en scène italien vivant en Italie ou quelque part dans un chalet en Suisse (Pippo Delbono) ? Rien et beaucoup comme nous tenterons de le démontrons dans cette partie de notre recherche. Le « lieu commun » entre ces artistes, que nous allons déterminer, ne se rapporte pas tant aux lieux géographiques dans lesquels les artistes évoluent ni aux images scéniques qui peuplent nos souvenirs. Ce « lieu commun » se rapporterait plutôt, comme nous l’avons déjà posé en présentant les héritages et les alliances de leurs prédécesseurs, aux dynamiques qui se dégagent des processus, des fractures, des écarts, des fragments épars de leurs écritures, ainsi que la nécessité, sans cesse renouvelée, d’être là où l’on les attend le moins, de surprendre toujours tout en restant fidèles à leur univers particulier. Il nous faudra donc débuter ici par leurs différences et leurs spécificités artistiques pour se diriger ensuite vers leurs perspectives et leurs enjeux communs. Ces derniers nous servirons ensuite à développer (au sein de la Troisième et Quatrième parties) ce qui relève de cette nécessité d’un entre-deux (leur lieu commun) permettant de déplacer les certitudes et les allant-de-soi d’une pensée du corps, de la scène et de ses écritures. Cet nécessité de l’entre-deux inscrira ainsi ces artistes dans différents espaces qui forgeront l’émergence d’un nouveau paradigme de la scène, tel que nous l’avons présenté dans notre problématique.

Éléments de différenciation et spécificités

Le premier élément qui distingue les quatre artistes du corpus est sans aucun doute leur activité au sein des arts de la scène : Koffi Kwahulé est avant tout écrivain et dramaturge, même si il est passé de nombreuses fois par le travail de plateau en tant que comédien ou metteur en scène. Robyn Orlin, quand à elle, est avant tout chorégraphe même si elle ne se définit plus vraiment comme telle et qu’elle se présente plutôt comme artiste de la scène, vidéaste, plasticienne, performeuse et metteuse en espace. Pippo Delbono, pour sa part, est à la fois metteur en scène, dramaturge, écrivain, acteur et réalisateur. Bernardo Montet, lui, se définit tant dans son travail que dans son discours comme chorégraphe, tout en cherchant à développer « une pensée qui danse » plutôt qu’une danse en tant que telle, où le son, le corps, l’image, la voix ou le texte sont autant de matériaux utilisés pour créer ses pièces. Le deuxième élément qui pourrait les définir indépendamment les uns des autres – mais nous verrons plus loin que cela servira aussi à les rapprocher – est leur identité, véhiculée au travers des thèmes abordés dans leurs spectacles. Les spectacles de Robyn Orlin, par exemple, sont toujours politiques et principalement liés au pays dans lequel elle est née, l’Afrique du Sud. Là-bas, son surnom est celui d’«’irritation permanente », intitulé qui laisse percevoir une certaine valeur programmatique de son travail. Orlin s’interroge depuis une trentaine d’années sur les mêmes thématiques, signes récurrents et distinctifs de son œuvre: le racisme, l’homophobie, le genre, l’identité, l’eurocentrisme. Koffi Kwahulé, pour sa part, interroge avant tout la violence dans ses textes. Que ce soit des textes qui n’émanent que de son désir d’écrire ou que ce soit pour des commandes (qu’on lui passe souvent), il écrit la violence comme un rituel mais aussi comme une catharsis et une honte. Violence des mots d’abord mais aussi violence des corps arasés, violence des rituels communautaires, violence des relations duelles. Il définit lui-même son écriture comme une écriture du déplacement. On le compare souvent à un musicien de jazz, tant ses mots semblent suivre un rythme particulier et 106 fougueux, proches d’une improvisation de jazz (nous y reviendrons). Pippo Delbono est, quand à lui, plutôt défini comme metteur en scène d’un théâtre des origines, d’un théâtre forain, à l’intersection des arts de la rue, du cirque, des fanfares, des fêtes de villages, mais aussi proche du cinéma, comme le démontre les images très felliniennes de ses spectacles et la filiation d’avec le cinéma de Pasolini178 . Hervé Pons définit, par ailleurs, son théâtre comme un « théâtre de la contradiction » 179 . D’autres se plaisent à dire de lui qu’il créé un théâtre de l’altérité, de la marge, voir un « théâtre-handicap ». Ce en quoi Delbono ne se reconnaît pas. L’œuvre de Delbono ancrée dans un théâtre d’une grande physicalité chemine dans des territoires multiples qui se croisent et entrent en tension. Nous y repérons tout d’abord un fort ancrage dans la culture et l’histoire italiennes, notamment au travers de la culture populaire et de la religion catholique, et une forte influence mondialisée et trans-territoriale où se côtoient la musique de Frank Zappa, le théâtre shakespearien, la tragédie des migrations contemporaines, la dictature en Argentine ou encore le conflit israléo-palestinien. Bernardo Montet, de son côté, défend une danse qui relierait à nos origines, quelles qu’elles soient, de la plus proche à la plus lointaine, de la plus physique à la plus métaphysique. Pour lui « le corps est porteur d’histoire » et la danse servirait à aiguiser une conscience du temps et du monde dans lequel nous vivons. Les thématiques de ses pièces et le langage chorégraphique qu’il a élaboré se relient à ces préoccupations, en abordant la colonisation, l’esclavage, la mémoire ou encore les rapports de pouvoir. Montet envisage la danse comme des espaces de rencontre et de confrontation entre des artistes d’horizons culturels différents, mais aussi entre des pratiques et des disciplines artistiques. On a pu dire de lui qu’il agissait sur le mode de la fulgurance. En effet, sa danse relève d’une force et d’une densité qui la place dans des dynamiques et des temps inattendus et surprenants où les corps dessinent un « entre-deux monde » qui mêle réalité et rêve, états de transe et immobilité méditative. Montet collabore depuis plusieurs années avec des interprètes de toutes disciplines mais aussi des écrivains comme Pierre Guyotat ou Amandine André, des cinéastes tels que Téo Hernandez ou Claire Denis pour laquelle, par exemple, il a créé les chorégraphies du film Beau Travail (2000), et des musiciens et scénographes qui participent pleinement du processus de création de ses pièces. Un troisième élément peut également aider à caractériser le travail de ces quatre artistes : leur procédés d’écriture. Nous montrerons ensuite que ces aspects différenciés peuvent devenir également des éléments de congruence, les procédés de chacun pouvant se croiser suscitant des transferts entre les disciplines (cf : Deuxième partie, I., 2., 2.7 Esthétiques de l’entre-deux et transdisciplinarité). Comme nous l’avons évoqué plus haut, nous nous trouvons en présence d’un écrivain, de deux chorégraphes et d’un metteur en scène, c’est à dire que nous nous trouvons en présence de procédés d’écriture différents, fonction des disciplines de chacun. Kwahulé travaille en amont du plateau, écrivant des pièces qui seront jouées par la suite. Il n’est ainsi pas directement lié au plateau. Que ce soit par le biais de commandes ou à titre personnel, Kwahulé compose des partitions polyphoniques et chorales faites de fragments, de sons et de voix plurielles. Ces voix proviennent de loin, comme des échos du monde ou arrivent du coin de la rue. Elles font soudain résonner notre quotidien de manière insolite en l’enfermant entre des murs physiques ou métaphoriques, symboles de la violence et du silence à combattre, ici ou ailleurs. Les mots s’inscrivent alors entre les parois d’une cité (Jaz), d’une prison (Misterioso-119), d’une brasserie (Il nous faut l’Amérique), dans un pavillon de banlieue (P’tite Souillure), dans la domesticité tragique de deux femmes battues (Nema), sur un plateau télé (Big Shoot) ou encore entre les parois d’un ascenseur (Blue-S-Cat) 180 . Delbono, lui, est en prise direct avec le plateau. On le définit d’ailleurs comme un artiste de l’oralité et un écrivain de plateau. Delbono puise beaucoup dans un travail préalable d’improvisations, dans le training avec ses acteurs, et dans des fragments de textes qu’il aime et qui ont jalonné l’histoire de l’humanité. Nous retrouvons ainsi un foisonnement de références qui dynamise le plateau en lui insufflant une dimension à la fois lyrique, poétique, politique et universelle. Il en va ainsi de la pensée de Bouddha ou du Christ, de celle du guérillero Che Guevara, du théâtre de William Shakespeare, du théâtre de Bernard-Marie Koltès ou encore du cinéma de Pier Paolo Pasolini. Ces textes sont soit repris tels quels, soit adaptés, réinterprétés, comme par exemple son dernier spectacle, le solo La Notte (2017). Dans ce solo, Delbono reprend en l’adaptant La Nuit juste avant les forêts de Koltès, en mettant en lien ce récit avec sa propre histoire. Ces spectacles sont ainsi traversés par de nombreux textes qu’il n’a pas écrit, mais qui lui parlent, qui l’embarquent, qui le «prennent aux tripes», comme il peut l’affirmer. Lui qui, par ailleurs, est aussi un écrivain comme en témoigne ses écrits, notamment les ouvrages Récits de Juin181 ou encore Dopo la battaglia – scritti poetico-politici182 . Il en va de même pour Orlin et Montet. En tant que chorégraphes, tous les deux sont en prise directe avec le plateau avec la spécificité due à leur langage premier, la danse. Orlin, tout d’abord, construit ses spectacles en se nourrissant de tous types de matériaux, le principal étant la force vive et les histoires de ses interprètes. Elle se nourrit ainsi de textes, d’articles, d’images, de problèmes qu’elle pose à ses interprètes et qu’elle leur demande de résoudre au plateau. De là, peuvent sortir des récits, des phrases, des mots, des sons, des chants. Elle travaille ainsi une écriture scénique de l’exploration et de l’expérimentation dans laquelle elle refuse toute forme d’érudition. La caractéristique des textes qui surgissent au plateau est souvent d’ordre autobiographique. Récits qui racontent, détournent ou jouent avec l’autobiographie de Orlin elle-même ou de ses interprètes-créateurs, comme en témoigne par exemple le solo de Sophiatou Kossoko183 ou le solo de Albert Silindokuhle Ibokwe Khoza.

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