RETOUR SUR LES RECOMMANDATIONS DE SKRBIS, KENDALL ET WOODWARD
Pour Skrbis, Kendall et Woodward, la théorie sur le cosmopolitisme est trop abstraite et les études empiriques existantes trop éclatées pour faire du cosmopolitisme quelque chose d’utile. S’ils soutiennent que le cosmopolitisme est un idéal abstrait important, ils disent néanmoins qu’il demeure inefficace et donc inutile dans les débats politiques contemporains. «We believe that cosmopolitanism may play an important role in CUITent theoretical debates and our contemporary political landscape – yet, in its recent manifestations, we think it falls well short of its promise» (Skrbis et al, 2004: 115).
Selon ces auteurs, le cosmopolitisme est important, car il renvoie à un idéal humaniste progressiste qui poursuit la réflexion sur la mise en place des structures essentielles à la modernité: l’État-nation et la citoyenneté (Skrbis et al, 2004 : 116). Son inefficacité provient du fait que les intellectuels qui se penchent sur la question ne tiennent pas assez compte de la complexité contemporaine du social, du culturel, du politique et de l’économique. De plus, ils ne s’entendent pas sur plusieurs aspects de la question, pas plus qu’ils ne traitent des mêmes facettes du cosmopolitisme. Il en découle un capharnaüm de libellés, de descriptions, de prescriptions et de recommandations qui font perdre son sens au terme, désignant tout et rien à la fois, tous et personne à la fois.
Les auteurs croient que le cosmopolitisme devrait cesser d’être une utopie politique naïve qui l’ éloigne de la réalité du terrain: « [ … ] we believe that it must be purged of its political utopiansim » (Skrbis et al. , 2004 : 132). Conséquemment, Skrbis et ses collaborateurs suggèrent que les études sur le thème soient empiriques. Afin de réduire le flou scientifique qui entoure ce concept, ces études devraient se concentrer sur la description d’une réalité sociale en fonction de quatre éléments centraux (ce qu’est le cosmopolite, qui sont les cosmopolites, qu’est-ce qu’une disposition cosmopolite et que devrait être une structure politique cosmopolite). Une entente minimale sur ces aspects permettrait de faire du cosmopolitisme un concept opérationnel et signifiant, ce qui veut dire apte à parler de ses manifestations et de ses aspirations en provenance d’individus. Et donc, des manifestations et des aspirations qui devraient faire partie des perceptions de ce que devraient être des structures politiques cosmopolites.
Pour y parvenir, ces auteurs sont d’avis que des recherches empiriques orientées vers l’ engagement social seraient en mesure de préciser ce qu’ est le cosmopolitisme au point d’en faire un outil d ‘analyse quantifiable et mesurable (Skrbis et al., 2004 : 117). Selon eux, les recherches ayant le mieux réussi à parler de la pluralité et de la variabilité du cosmopoli tisme l’ auraient fait par le biais de l’engagement social. Pour illustrer leurs . propos, ils évoquent des études qui ont porté sur des personnes immigrantes de la classe ouvrière, de différentes communautés culturelles, vivant dans différentes villes du monde (Lamont et Aksartova, 2002; Werbner, 1999). L’ étude des interactions quotidiennes de ces personnes aurait apporté un éclairage pertinent et pratique sur le cosmopolitisme courant parce que ces individus « ordinaires» entretiennent à la fois des rapports avec des gens différents et semblables, puis, simultanément, des relations locales et transnationales. Ils jonglent de façon quotidienne avec certains attributs centraux au cosmopolitisme: ouverture à la diversité et volonté de s’ engager avec l’ autre, même si différent de soi; entretien de relations d’interdépendance avec les locaux et les transnationaux; capacité de fonctionner et de se sentir à l’aise dans un milieu culturel différent de son milieu d ‘origine (Hannerz, 1990; cité par Skrbis et al., 2004 : 122).
Dans les études qu’ils relèvent à ce sujet, soit celles de Lamont et Aksartova (2002) et de Werbner (1999), il n’est encore question que de personnes ayant immigré. Ainsi, même avec un nouveau critère de désignation/détection de personnes cosmopolites, on reste dans la même habitude de penser d’emblée à ceux et celles ayant vécu l’immigration. Encore une fois, on laisse sous-entendre que seules des personnes vivant entre deux cultures peuvent offrir des pistes intéressantes aux études empiriques sur le cosmopolitisme. Pourtant, selon Skrbis, Kendall et Woodward, une étude qui ne serait basée que sur des critères culturels détournerait l’attention des questions éthiques et politiques inhérentes au cosmopolitisme, comme celles sur le besoin ou non d’État-nations, l’intégration de la diversité culturelle dans un ordre mondial cosmopolite, les aspirations populaires de faire partie d’un tel monde, le bien-fondé éthique et l’universalité de cet idéal, etc. «The existing debates on cosmopolitanism, particularly those that emanate from a cultural studies’ perspective, take precious little notice of these structura! realities » (Skrbis et al. , 2004: 125). Pourquoi alors, dans l’ ensemble des études empiriques auxquelles ils réfèrent, n’est-il question que d’immigrants, de globe-trotters ou de travailleurs qui traversent les frontières nationales? Si cela reflète une limite propre aux études existantes sur le sujet, pourquoi ces auteurs ne la critiquent-ils pas? Ils ne la soulignent même pas.
La piste de recherche de l’ engagement social devrait plutôt s’inspirer d’une proposition de ReId – relevée par Skrbis et ses collaborateurs – au sujet des dispositions cosmopolites. Les dispositions de ReId sont politiques et elles décentrent l’attention de l’origine culturelle des individus ainsi que des expériences personnelles qui les ont amenés, ou non, à de telles dispositions. Pour ReId, est cosmopolite tout individu qui perçoit ou comprend le monde dans son ensemble à l’aide d’un regard politique et éthique. TI s’agit d’une personne qui a aussi la capacité de comprendre autrui et d’embrasser la différence, la diversité et le métissage :
In Held’s view, there are three requirements of cultural cosmopolitanism. These include the recognition of the interconnectedness of political communities, and understanding of overlapping collective fortunes, and an ability to empathize with others and to celebrate difference, diversity and hybridity (Skrbis et al. , 2004 : 122).
Dans cet extrait, le cosmopolitisme tient compte de l’interdépendance des collectivités et du sort de chacune d’elles; le cosmopolite interagit en étant conscient de ses interrelations avec autrui. On peut voir que le cosmopolitisme est, pour Held, une recommandation politique qui demande de fonctionner avec autrui avec empathie, considération et métissage. Il n’ est pas question de modes de vie, mais bien de valeurs. Si l’ engagement social ouvre une nouvelle porte aux études cosmopolites, c’ est en raison des éléments politiques et axiologiques qu’il suggère. Les études empiriques sur le cosmopolitisme sonderaient donc les individus sur leurs valeurs, leurs implications sociales, leur participation politique et leurs représentations de la vie en société. Une telle recherche est pertinente à partir de n’importe quel type de population et d’ acteurs, à partir du moment où ils vivent et interagissent en société par la voie de relations interpersonnelles et de pouvoir, et qu’ils ont la possibilité de s’ engager socialement. De cette façon, le cosmopolitisme pose réellement la question du pouvoir politique des individus dans une optique mondiale.
Tous les individus ont un lien politique avec la société et l’État, même lorsqu’ apolitiques. Chaque individu est relié à la sphère politique dans de rapports de forces différents et inégaux, que ce soit à travers un lien d’exclusion, d’ inclusion, de domination, de participation, d’indifférence, etc. Par ailleurs, dans une société démocratique, comme le Québec par exemple, les droits de la personne et les droits civils préexistent à l’octroi ou non de la citoyenneté. En conséquence, tout le monde peut dire quelque chose sur le politique qui pourrait éclairer la complexité empirique du cosmopolitisme. Et c’est la raison pour laquelle une recherche empirique sur la question a été réalisée à partir d’intervenants du Bas-Saint-Laurent.
Y A-T-IL DES COSMOPOLITES AU BAS-SAINT-LAURENT?
Plusieurs éléments intéressants ont émergé de ces conversations et ils permettent de répondre à cette question. Les répondants sont conscients que le monde ne s’arrête pas aux portes de leurs localités, même s’ils n’ont pas nécessairement mentionné avoir vécu des expériences personnelles de voyages et d’immigration. L’existence d’une telle conscience peut sembler évidente ou comme allant de soi pour toute personne ayant été un minimum à l’école, par exemple, mais le fait de ne jamais considérer ce type de personnes dans les recherches sur le cosmopolitisme peut laisser sous-entendre l’inverse. Leur absence des recherches peut faire croire que la personne résidant dans un patelin ne connaît que l’existence de son patelin. Or, les entretiens ont montré que ce n’est pas le cas. Les répondants disent communiquer avec des gens de l’extérieur, même s’ils n’ont jamais mis les pieds dans ces pays. Ils s’intéressent à la diversité et à l’actualité mondiale. Ils se sentent solidaires, parfois même responsables en tant qu’humanité de ce qui se passe ailleurs. Tout cela, même s’ils œuvrent et vivent dans de petites localités d’une région du Québec qui est éloignée de toute métropole cosmopolite. On peut donc affirmer que les répondants ont manifesté une conscience de l’interdépendance de l’humanité, et de l’intérêt celle-ci.
Tous les répondants travaillent à l’émancipation des personnes et des collectivités : l’autodétermination et l’appropriation de soi-même, tant individuelles que collectives, sont au cœur de leurs pratiques. Ils poursuivent de tels objectifs, parce qu’ils croient que des individus informés, dotés de suffisamment de ressources pour agir, confiants, insérés dans des liens de solidarité et en contact avec la diversité sous toutes ses formes, vivent mieux, participent davantage à la vie publique et forment des collectivités dynamiques et capables de s’occuper d’elles-mêmes. Ils le font dans une visée d’émancipation et d’ autodétermination des individus et, par ricochet, de celles des collectivités qu’ils forment.
OK, bien justement de donner la voix à des gens qui n’ont souvent pas de voix dans la société ou dans ces espaces-là dont vous parlez, les espaces publics ou les espaces citoyens, c’est vraiment de favoriser la prise en charge [ .. . ] de donner des outils aux gens pour qu’ils puissent eux-mêmes se prendre en charge, même arriver justement à faire leurs revendications et à s’associer pour que des changements se fassent au niveau des structures. [ … ] Finalement c’est d’avoir un regard critique sur la société, mais d’avoir envie de s’impliquer et d’avoir assez confiance en soi pour s’ impliquer pour prendre part ou tenter de susciter des changements qui permettraient justement aux gens de vivre dans un monde plus égalitaire, plus juste (répondante 6).
Donc, c’est de dire à l’autre [fonctionnaire qui traite le dossier], c’est une personne, la notion d’égalité, c’est un citoyen, mais en même temps cette personne-là a des particularités dans sa compréhension, elle n’est pas moins intelligente, elle n’est pas, mais elle doit être traitée à son rythme et tout ça [ … ] Tout ça vient, sur la charte, la dignité de la personne, les valeurs de dignité, de respect des gens à qui on donne un service (répondant 3).
Ils ont donc beaucoup parlé de leurs raisons de le faire et de leurs stratégies pour aider les individus qu’ils desservent à devenir des citoyens effectifs, c’est-à-dire qui exercent réellement leur pouvoir politique. Même si eux-mêmes croient, à des degrés divers d’un répondant à l’autre, en leur propre capacité de faire une différence, ici ou ailleurs, ils côtoient dans le cadre de leur travail des gens qui ont la perception de ne disposer d’aucun pouvoir politique ni d’aucun droit de prendre part à la vie publique. Pourtant, disent-ils, ces gens, tout comme eux-mêmes, sont tous théoriquement des citoyens égaux, ce qui veut dire des acteurs politiques au statut égal .
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