Dialectologie sociale quechua

Connaissons-nous l’origine de la ou des langues que nous parlons ou qui nous entourent ? Le plus souvent non, ou mal, mais les locuteurs n’en ont pas moins des discours et des idées qui structurent leur présent et leurs réalités sociales tout autant que le passé, tout particulièrement en contexte plurilingue. C’est en me mettant à interroger diverses personnes en Bolivie sur la langue quechua que j’ai commencé à m’y intéresser plus profondément. Les réponses, de fait, qu’elles soient loufoques ou qu’elles se contredisent entre elles, ne me satisfaisaient pas complètement. Le travail présenté ici est le résultat de cette curiosité six ans plus tard. Il m’aura fallu entre temps lire toute la littérature scientifique existante sur les langues quechuas, éplucher les méthodes de langue, me replonger dans l’histoire précoloniale et coloniale péruvienne, chercher dans des textes connus mais peu exploités et difficiles d’accès, le moindre indice concernant le statut et la pratique des langues dans ce territoire qui est devenu depuis la Bolivie. Il m’aura également fallu me rendre en de nombreuses régions de l’espace quechuaphone sud bolivien et réaliser des entretiens auprès de plus d’une centaine de locuteurs, confronter les observations aux discours et déconstruire les modèles explicatifs de diffusion du quechua ainsi que mes propres croyances.

Je tiens à préciser sans plus attendre que si je parle d’incohérences, de déconstruction de modèles explicatifs ou encore de décalage entre les discours et les pratiques, je ne dénigre absolument pas les individus ni leurs discours. Je cherche simplement à les comprendre et à en comprendre les conséquences, notamment au niveau de l’usage de certains codes linguistiques et d’éventuels changements en cours. On pourrait sans problème étudier de la même façon les discours des Français sur leur passé et les langues de France. Il n’est qu’à voir les crispations actuelles et les polémiques sur nos supposées origines gauloises ou encore sur l’enseignement de l’écriture à l’école ou encore l’apprentissage des langues  régionales. La réalité objective importe peu dans les discours et n’a pour ainsi dire aucune influence sur le présent. Que l’on pense par exemple à la production cinématographique qui fait parler une même langue française en tous lieux et en tous temps. Dans un film récent , Bernadette Soubirous, enfant pauvre d’une petite bourgade de Bigorre au milieu du 19ème siècle, s’exprime dans un français impeccable et n’emploie (massacre) le gascon qu’à une seule reprise lorsqu’elle prononce la fameuse phrase : « que sòi era Immaculada Concepcion ». Cette digression précoce est là pour insister sur le fait que l’auteur de ces lignes ne se permet aucun jugement de valeurs et ne cherche qu’à rendre cohérent l’ensemble des discours, des pratiques, des données linguistiques de première main et des indices laissés dans les textes anciens.

THÉORIES ET MÉTHODES EN DIALECTOLOGIE

Une définition actuelle et concise de la dialectologie peut être la suivante « the study of variation in the lexical and structural components of language » (Malmkjær , 2009 : 127). En effet, bien que se confondant à l’origine avec la géolinguistique, ou, autrement dit, la variation linguistique dans l’espace, et relativement hermétique aux avancées de la linguistique structurale, la dialectologie s’est depuis ouverte à d’autres modalités de variation et s’est imprégnée des méthodes et approches de la linguistique générale, structuraliste ou générative. Pionnière de l’étude de la variation synchronique , « [à] la fin du 19ème siècle, la dialectologie est apparue comme un nouvel horizon empirique pour un comparatisme qui s’était fondé, à ses débuts, sur l’étude philologique de textes anciens et de langues dites « mortes » » (Léonard, 2012 : 94) à travers les productions d’atlas linguistiques (par exemple Wenker, 1881) et de monographies dialectales (par exemple Winteler, 1876). Et comme le souligne Léonard, « [c]e n’est […] pas un des moindres mérites historiques de la dialectologie que d’avoir fondamentalement contribué par la suite à l’émergence d’une méthodologie rigoureuse en linguistique de terrain » (op. cit.).

Comme le rappelle Britain (in Malmkjær, 2009 : op. cit.), la dialectologie a souvent été associée à l’étude de la variation lexicale dans les parlers ruraux de variétés non « standard » en prenant pour référence un type particulier de locuteurs : les NORM’s (Chambers & Trudgill, 1980) ou non-mobile old rural men censés être les meilleurs représentants d’un dialecte local. Mais cette dernière, suite à l’article Is a structural Dialectology possible? d’Uriel Weinreich (1954) d’une part et l’avènement de la sociolinguistique labovienne ou dialectologie urbaine (Labov, 1963, 1966, 1972) d’autre part, a vu son champs et ses prémisses théoriques et méthodologiques considérablement modifiés. Dans ce premier chapitre sur les méthodes et théories en dialectologie, j’aborderai les principaux concepts opératoires utilisés dans la suite de ce travail. Il sera question dans un premier temps de continuum dialectal, réseau dialectal, de diasystème et de bassin de traits. Dans un deuxième temps, nous aborderons différents aspects de la variation dialectale à travers les notions d’idiolecte, de géolecte et de sociolecte. Dans un troisième temps, il sera question de variation et synchronie dynamique qui concerne les méthodes d’observation du changement linguistique. Enfin, j’aborderai la question de la dialectologie perceptive, branche de la dialectologie qui s’intéresse non pas à la variation en elle-même mais plutôt à la perception qu’en ont les locuteurs.

Continuum dialectal, réseau dialectal, diasystème et bassin de traits

Continuum dialectal vs. réseau dialectal

Comme l’écrivait Pierre Encrevé (1972), « [l]a différenciation linguistique est une caractéristique générale des parlers humains : aucune langue n’est parfaitement homogène et, sous le nom commun d’anglais ou de français, se cachent, selon les usagers, de grandes différences dans tous les aspects de la langue – syntaxe, lexique et phonologie » et d’ajouter « [a]ussi la dialectalisation est-elle une tendance normale de toute langue  vivante répandue sur un territoire assez vaste et parmi une population assez nombreuse ». Lorsque la profondeur historique est suffisante, les études dialectologiques ont pu montrer l’existence de continuums dialectaux que l’on peut illustrer de la façon suivante : « If we travel from village to village, in a particular direction, we notice linguistic differences which distinguish one village from another. Sometimes these differences will be larger, sometimes smaller, but they will be CUMULATIVE. The further we get from our starting point, the larger the differences will become » (Chambers & Trudgill, 1980 : 5). Autrement dit, les innovations, qu’elles soient phonétiques, phonologiques, morphologiques, syntaxiques ou lexicales se diffusent à partir de centres sous forme de vagues (wave theory ou diffusion centrifuge) et forment des isoglosses ou frontières entre zones innovantes et zones conservatrices selon que la variable en question s’est imposée ou non. Cependant, les isoglosses ne se superposent que rarement pour former des faisceaux d’isoglosses et, plutôt que des ruptures nettes entre langues distinctes, l’on observe alors un continuum dans lequel la variation dialectale est trop faible de proche en proche pour gêner l’intercompréhension des locuteurs et définir clairement des dialectes distincts.

Dans le cas d’une diffusion relativement récente et rapide d’une langue, ce qui est,comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail, le cas du quechua bolivien et plus généralement du quechua méridional, le continuum dialectal présente une proximité structurale forte entre les différentes variétés. Cela équivaut dans la modélisation de Léonard (2016) des différents « mondes » diasystémiques méso-américains au modèle de « nappage et expansion » dans lequel une expansion rapide et à échelle relativement étendue aboutit à un « nappage » unitaire avec faible fragmentation dialectale comme c’est le cas du totonac ou du russe par exemple. Une des modalités de ce modèle de diffusion est celui connu sous le nom de diffusion hiérarchique urbaine (pour de nombreuses références, voir Britain, 2010) selon lequel la diffusion s’opère depuis de grands centres urbains vers des villes de taille moyenne, puis s’étend aux petits villages et enfin aux zones rurales.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : THÉORIES & MÉTHODES
CHAPITRE 1 : THÉORIES & MÉTHODES EN DIALECTOLOGIE
CHAPITRE 2 : THÉORIES & MÉTHODES EN SOCIOLINGUISTIQUE
DEUXIÈME PARTIE : LANGUE(S) & SOCIÉTÉ(S)
CHAPITRE 3 : CARACTÉRISTIQUES TYPOLOGIQUES, PHYLOGÉNÉTIQUES ET
DIALECTOLOGIQUES DU QUECHUA SUD BOLIVIEN
CHAPITRE 4 : SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE MODERNE DU QUECHUA EN
BOLIVIE
CHAPITRE 5 : LE QUECHUA SUD BOLIVIEN COMME LANGUE COLONIALE
TROISIÈME PARTIE : VARIATION & PERCEPTION
CHAPITRE 6 : ENQUÊTES DE TERRAIN DANS LE VALLE ALTO DE COCHABAMBA
CHAPITRE 7 : DIALECTOLOGIE PERCEPTIVE : LA PAROLE EST AUX LOCUTEURS
CHAPITRE 8 : CHANGEMENT EN COURS ET RECUL D’UNE ANCIENNE VARIANTE
PRESTIGIEUSE : LE PLURIEL INCLUSIF CHIK
CHAPITRE 9 : MAINTIEN DE VARIATION SOCIOLECTALE FAIBLEMENT PERÇUE: LE PROGRESSIF CHKA
CONCLUSION

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