Dialectique et ironie : l’art et la révolution
Toutes les contradictions ne doivent donc pas être relativisées, dans les textes de S. M. Eisenstein. Certaines sont bien réelles, mais, plutôt que les lui imputer, il faut souvent les attribuer à un conflit avec une instance extérieure : elles constituent l’indice d’une censure avec laquelle il cherche à ruser. Elles peuvent trahir un énoncé ironique par exemple. Aussi n’est-il pas besoin, dans ses écrits comme dans ses films, de faire prioritairement l’hypothèse d’une source inconsciente à ce conflit, même si elle a pu exister et le renforcer : les contradictions du pouvoir, ses lignes idéologiques mouvantes et son emprise sans cesse croissante sur la création suffisent généralement à l’expliquer.
Pour en rester à la question de la dialectique par exemple, S. M. Eisenstein s’amuse fréquemment de la souplesse avec laquelle le pouvoir et ses relais y recourent. Dès 1931, l’amertume perce sous le bon mot, dans son portrait de Meyerhold : Meyer[hold] est un révolutionnaire. C’était suffisant dans les années vingt.
C’est resté, comme on dit en math[émathiques], nécessaire, mais ce n’est plus suffisant. Révolutionnaire, ce n’est pas assez.
Il fallait être dialecticien. 1 Dans « Le Mal voltairien », la dénonciation de la tartufferie se fait plus explicite encore : S. M. Eisenstein y place un signe « égale » non seulement entre le Christ baroque d’Octobre et « le billot-idole des esquimaux ou des Gilyaks », mais aussi entre la casuistique de ses professeurs de religion à Riga et la sophistique des « docteurs de la loi » communistes ! La provocation, qui se développe sur plusieurs paragraphes, s’étend assez loin : on trouve des traces d’ironie jusque dans des usages de la dialectique que S. M. Eisenstein donne pour acceptables, quand elle n’est plus « un indigeste squelette de paragraphes et de thèses abstraites » qui mène en enfer (ses cercles sont évoqués), mais une « fée », un « esprit vivant », une « méthode de connaissance toute-puissante, radieuse, miraculeuse »…115 Le premier de ces trois adjectifs fait d’ailleurs écho à une réplique du jeune Eisenstein au père Nikolaï, lue une page plus tôt (« l’incapacité à pécher est la plus grande force de la Toute-puissance »), qui lui valut un cinq sur cinq en religion, c’est-à-dire ici en tartufferie. La comparaison est intéressante : la dialectique apparaît « toute puissante » comme Dieu, « la Toute-puissance », est sans faiblesse… Autrement dit, il faut croire que ce sont toujours leurs serviteurs qui pèchent. Les autres adjectifs (« radieuse, miraculeuse ») et les autres expressions parlent d’eux-mêmes. On notera seulement que « la fée dialectique » ne se départit pas de son ambivalence, elle reste tout à la fois positive et négative : « science joyeuse », elle peut se transformer en « dogmatisme » et en « casuistique » – de la même façon que la religion possède une « base émotionnelle », qu’il aurait été possible d’approfondir, mais que les pères de Riga ont « étouff[ée] dans l’œuf »…
S. M. Eisenstein nous livre là un autoportrait étonnant : avant de conclure son récit du « meurtre d’une âme », il se dépeint comme un élève doué, capable de déjouer les pièges du père Nikolaï, agile au sein même des ruses de la casuistique – autrement dit, même s’il en réprouve l’exercice, comme un casuiste accompli. Pour peu que l’on transpose la scène dans l’univers « socialiste », ce qui est aisé, c’est un Eisenstein aussi bon en matérialisme dialectique qu’en religion qui apparaît…
Il faut reconnaître que cela correspond parfaitement au sentiment que l’on a parfois, quand le théoricien et cinéaste semble s’amuser à mimer la foi révolutionnaire et à esquiver le plus brillamment possible les difficultés. Ne serait-ce pas d’ailleurs le secret de sa « longévité », malgré tous les problèmes qu’il a rencontrés ? Quoi qu’il en soit, l’étonnante (auto)ironie de ce portrait de l’artiste en casuiste se prolonge dans l’article : c’est après avoir décrit son examen de sortie du lycée – où il lui fut demandé de comparer le christianisme à une autre religion – qu’il expose la réflexion qui l’a conduit à comparer le Christ aux autres divinités… dans la séquence des dieux d’Octobre.
S. M. Eisenstein semble alors se dépeindre ironiquement en bon élève du « socialisme », nous expliquant comment il a réussi à obtenir de bonnes notes en athéisme ! C’est pourquoi il est erroné de faire de lui un « singe savant » du nouveau régime : pas plus qu’il n’adhérait à l’ancienne religion, il n’adhère complètement à la nouvelle. Le choix de l’expression liminaire le suggère : l’athéisme est présenté comme un « mal », même si c’est de façon plaisante, et la référence à Voltaire est ambiguë elle aussi. Son nom n’est-il pas devenu le signe de ralliement non seulement des anticléricaux mais aussi des libéraux ? Et n’est-il pas synonyme d’athée sur la base d’un malentendu, lui qui se disait déiste ? Autrement dit, la référence semble ironique, comme si propre, mais plutôt celui du nouveau régime, une nouvelle « faute à Voltaire » : non pas vraiment l’athéisme, mais « le dédain de l’être suprême », la persistance d’une certaine « structure » religieuse au sein même de sa contestation, et plus largement peut-être le rejet d’un ordre ancien au profit d’un ordre nouveau également contestable.
C’est du moins une leçon voisine qu’on peut tirer du récit du « meurtre d’une âme ». De la même façon que la science artificielle des docteurs de la loi « étouffe les mouvements complexes d’un élan religieux vers une religion “naturelle” », S. M. Eisenstein semble nous dire que la casuistique soviétique aurait pu étouffer en lui… les mouvements complexes d’un élan politique vers un communisme « naturel ». Voilà qui explique sa prédilection, de plus en plus marquée à mesure que le régime se durcit, pour l’extase et pour l’art : trop occupés, eux aussi, à « former des casuistes achevés », les « serviteurs du culte » socialiste en oublièrent de « créer et approfondir la base de l’émotion » communiste. C’est ce qu’Eisenstein dénonce plus loin, à propos de la réception de La Ligne générale. Il s’attachera, lui, à faire le contraire. C’est ainsi que sa réflexion sur l’extase, sur le « saut qualitatif », la « sortie hors de soi », est tour à tour ou simultanément constructive et polémique, sincère et moqueuse. Hélas, la seconde dimension est presque systématiquement évacuée.116 Comment ne pas percevoir, pourtant, la riche ambivalence de cette profession de foi, dans La Non-indifférente Nature par exemple : la seule et vraie « libération » ne peut surgir que du « réel miracle d’une société sans classes » ? Le miracle est d’ailleurs précisé, juste avant, en termes matérialistes : il s’agit de la « suppression réelle des contradictions de classe ».117 Il faut donrestituer à l’extase, à ces métaphores religieuses, leur véritable signification politique et critique : c’est pour le réalisateur de La Ligne générale une façon d’approfondir son communisme « naturel » en même temps que de dénoncer ironiquement la sophistique soviétique. Autrement dit, la notion d’extase sert à penser ce que le socialisme pourrait réussir un jour – et que l’art réussit déjà par moments – mais aussi à exprimer le caractère équivoque de cette foi, à conserver entre autres l’ambiguïté des idées d’agitation et de propagande. Elle permet ainsi de rendre compte des pratiques les plus critiquables de cette dernière, dans son sens le plus péjoratif, mais aussi d’expériences artistiques et militantes beaucoup plus riches et sympathiques, qui communiquent ferveur et enthousiasme et qui propagent les idées, à la façon du professeur de « Perspectives » :
Points de jonction imprévus : une dialectique négative, « régressive »
Il apparaît donc suffisamment qu’Eisenstein a développé une pensée critique sur l’évolution du régime et des arts. Dans « La vision en gros plan », l’approche des films « en plan d’ensemble » (l’approche « idéologique ») est même dénoncée sans réserve comme superficielle, comme dissimulant mal l’incompétence des censeurs.134 On trouve une mise en garde similaire dans « En gros plan (en guise de préface) », où l’on peut lire cette invitation : « Cherchez dans ces articles ce à quoi ils sont consacrés ».135 Mais l’audace de S. M. Eisenstein ne s’arrête pas là. À côté de ces stratégies essentielles mais surtout défensives, il organise une sorte de contre-attaque à la fois idéologique et artistique. Très tôt, il élabore une réflexion originale qui lui permet de continuer à se réclamer de la révolution et d’approfondir ses recherches sans aucunement se renier ni se lier au régime. Il s’agit de préparer l’avenir en quelque sorte, de tirer les conséquences des échecs « soviétiques ». Dès 1928-29, les éléments de « l’offensive » sont prêts : il existe pour d’avant-garde ; et cette convergence redouble une autre convergence, plus large et plus originale, qui détermine la première en profondeur : le « point de jonction » entre les sociétés dites « primitives », ou parfois « féodales », et le projet communiste.
Dans son article consacré au théâtre kabuki, le cinéaste relève en effet une « indifférenciation des perceptions », « une absence certaine du sens de la perspective » qu’il associe à un état de société antérieur à celui de la division en classes sociales : « quand le capitalisme triomphe, dans la société apparaît, en même temps qu’une différenciation économique, une perception différenciée du monde ».136 Et d’ajouter : « dans beaucoup de domaines de la vie culturelle du Japon, ce phénomène n’a pas encore eu lieu. Et le Japonais continue à penser “féodalement”, c’est-à-dire sans différenciation ». On trouve là l’origine de toute la seconde partie du discours de 1935, où Eisenstein exposa à nouveau, par exemple, cette pratique des correspondances dans les sociétés non capitalistes : c’est ce lien qui explique sa curiosité perpétuelle pour l’atavisme des formes – artistiques, mais aussi sociales. Dans « Hors cadre », la dimension polémique du propos se fait plus nette encore : S. M. Eisenstein distingue dans les dessins d’enfants et ceux de Sharaku, ce « Daumier japonais », le refus d’une « soumission à l’inaltérable ordre des choses », il fait même de cette « expressivité de la disproportion archaïque » une forme de résistance au réalisme, à l’« harmonie officiellement imposée ».137 Mieux, il rappelle que « le réalisme positiviste n’est nullement la forme correcte de la perception. Il est seulement – fonction d’une forme déterminée de l’ordre social ». Et d’enfoncer le clou en dénonçant ce conformisme, cette « uniformalisation idéologique » qui correspond, « après l’autocratie gouvernementale », à « l’autocratie de la pensée » : ce phénomène artistique « revient périodiquement et inexorablement pendant les périodes de l’installation de l’absolutisme ». Voilà énoncé l’arrière-plan du discours de clôture de 1935, quand S. M. Eisenstein développe l’idée d’un « classicisme » du cinéma soviétique, c’est-à-dire d’une forme qui s’accommode comme elle peut de l’absolutisme du régime. La dénonciation du réalisme socialiste est pour ainsi dire déjà faite en 1929, avec cette admirable intuition de la chape de plomb à venir.
Après une telle analyse, le goût de S. M. Eisenstein pour la magie, l’art « primitif » ou le prélogique, mais aussi pour la religion, le « bon sens » et le monde paysan, et plus largement encore pour l’anthropologie et les sociétés traditionnelles ne doit plus faire mystère. S’il embarrasse parfois analystes et commentateurs, c’est qu’ils ne lui donnent jamais une de ses dimensions essentielles : sa dimension politique ou, si l’on préfère, d’anthropologie économique, culturelle et sociale. On a parfois convoqué la psychanalyse pour expliquer cet intérêt d’Eisenstein pour le « régressif » – l’intéressé le premier, malgré ses fameuses dénégations, comme en témoignent les textes publiés dans MLB, Plongée dans le sein maternel. C’est pourtant la dimension inséparablement politique et esthétique de ce goût qui frappe, et qui apparaît la première sous sa plume. Les autres dimensions ne sont pas rejetées, mais elles apparaissent ensuite, comme pour redoubler ce premier aspect. Dans « Rêve de vol plané » par exemple, les considérations « biologiques » ou de « biographie individuelle » n’apparaissent pas isolées, elles encadrent soigneusement les considérations sociales : il n’est pas à exclure que ce soit entre autres pour faire diversion.138 C’est du moins une façon indirecte d’évoquer la permanence de l’injustice : la « plongée dans le sein maternel » redouble sur le plan individuel le « point de jonction imprévu » avec les sociétés traditionnelles. En effet, la « vie en complète autarcie » de l’embryon, sa « liberté » et son destin ultérieur ne cessent de renvoyer à « la biographie sociale des peuples », au rêve d’une « égalité de droits » entre les hommes. Le souvenir inconscient d’une « expérience pré-natale » heureuse, qui rejoint celui d’une société antérieure à la division en classes sociales, entretient ainsi un lien étroit avec la quête qui s’exprime dans l’art, et avec le désir de justice, d’harmonie.
En guise de conclusion
Lire entre les lignes, c’est donc une expression qu’il faut prendre au sérieux, un programme à suivre à la lettre avec S. M. Eisenstein. C’est parce que se perçoivent dans ses textes ou dans ses films des « lignes » différentes, difficiles à concilier mais pas nécessairement opposées, qu’entre deux lignes un espace s’ouvre où un troisième sens se fait jour. Lire entre les lignes, c’est donc non seulement déceler l’ironie de tel ou tel texte ou séquence d’Eisenstein, que la présence de légères contradictions trahit souvent, mais aussi dégager la signification de l’enchevêtrement de plusieurs lignes mélodiques, des différentes « harmoniques », comme le dit le cinéaste lui-même, qui débouchent souvent sur une polyphonie – c’est le vocabulaire même qu’emploie S. M. Eisenstein, dès 1929, dans le manuscrit de « La quatrième dimension au cinéma ».168 On comprend cependant que la notion ait été raturée : son caractère « démocratique », et donc potentiellement critique, est un peu trop évident. Le nouveau contexte des années 1940, l’alliance avec les démocraties occidentales, lui conviendra mieux : on la retrouve dans La Non-indifférente Nature, toujours associée au contrepoint, au « montage harmonique ». D’ailleurs, dans la première partie de « La quatrième dimension au cinéma », la dimension politique des métaphores musicales est mieux assumée que dans la seconde, et c’est le montage « avec dominante » qui est évoqué – presque dénoncé – comme « montage scolastique », « orthodoxe », voire « aristocratique ». Lire entre les lignes, pour ce film sans dominante qu’est La Ligne générale, c’est donc par exemple tenir compte des différentes tonalités des séquences, épique et comique évidemment, mais aussi lyrique, mélodramatique et tragique – et des effets que leur combinaison, alternance ou juxtaposition provoquent, comme dans les innombrables métaphores et comparaisons du film.
On a proposé plus haut, pour analyser cette écriture, de reprendre les notions de fragment, d’une part – que l’on pourrait élargir à celles de ligne, d’harmonique, de voix – et de montage, de conflit, d’autre part. Il convient en effet de souligner le caractère général de ce fonctionnement, que l’on retrouve aussi bien dans les écrits que dans les films de S. M. Eisenstein, et de rappeler qu’il repose sur le rôle de l’implicite. Bernard Eisenschitz a écrit de belles pages sur cette écriture du fragment et du montage, dans un contexte pourtant différent – à propos d’un livre « non monté » par le cinéaste, ses Mémoires.
169 Le montage est partout, en effet, chez Eisenstein, jusque dans les fragments de ce texte : le moindre passage des Mémoires est composé à son tour de plusieurs parties qui possèdent l’apparence d’associations libres – associations qui, bien sûr, ne sont pas plus « libres » que celles de l’inconscient. Dans « Mi Tou » par exemple, qui fait pourtant à peine deux pages, on ne relève pas moins de trois ou quatre parties et, bien que l’existence d’un lien entre les deux principaux thèmes soit souligné, ce qui les unit reste problématique, et s’approfondit même en énigme. On retrouve là cette haute idée du montage que S. M. Eisenstein défendait au cinéma. Il faut donc rappeler que, chez lui, même l’esthétique de ses écrits repose sur la tension entre leurs éléments.
Autrement dit, c’est dans l’implicite du texte, dans ses effets de montage, qu’il faut chercher une part non négligeable de sa signification – comme pour les films. Il devient difficile alors de ne pas voir le lien étroit que cette écriture du fragment et du conflit entretient avec une dialectique négative, ou « régressive », et plus largement encore avec une critique radicale de ce régime qui fut bien peu « soviétique ».