Devenir et impact des apports fluviaux sur les marges continentales
LES ZONES COTIERES : DES ENVIRONNEMENTS AU CŒUR D’ENJEUX MULTIPLES
Dans ce contexte, l’océan côtier constitue un environnement critique : interfaces entre les continents, l’atmosphère et l’océan, les zones côtières sont au carrefour d’enjeux socioéconomique et écologiques multiples. Les zones côtières sont des espaces riches qui fournissent plus de 50% des ressources naturelles et supportent des activités variées (pêche, exploitation pétrolière et minérale, tourisme). En raison du lien étroit existant entre disponibilité des ressources et développement démographique, quasiment la moitié de la population mondiale actuelle vit à moins de 200 km des côtes, et une augmentation de 35% sur la bande étroite des 100 km littoral est prévue pour 2025 : environ 2.75 milliards de personnes sont et seront donc soumis aux effets de l’eutrophisation, de l’hypoxie côtière (malaïgues), de la contamination, de la surpêche et aux effets renforcés du changement Chapitre 1 – Introduction et Synthèse bibliographique 5 climatique dans l’océan côtier, notamment l’élévation du niveau des mers. Les écosystèmes côtiers sont donc le siège de pressions anthropiques diverses susceptible d’en altérer le fonctionnement et notamment d’en déséquilibrer le cycle du carbone très actif. En effet, les marges continentales, qui ne représentent que 8% de la surface océanique mondiale, jouent un rôle majeur dans les cycles biogéochimiques mondiaux et notamment celui du carbone (Borges, 2005; Gattuso et al., 1998). Caractérisé par un couplage pélagiquebenthique étroit du fait des faibles profondeurs mises en jeu, les océans côtiers constituent une zone d’accumulation préférentielle avec 80 % de l’enfouissement mondial du Carbone Organique (Corg) ayant lieu dans les marges continentales (Hedges and Keil, 1995; Smith and Hollibaugh, 1993). En effet, les rivières, résurgences sous-terraines et upwellings apportent d’importantes quantité de nutriments qui sont le support d’une très forte productivité des océans côtiers : ces derniers représentent environ 25% de la production primaire océanographique mondiale (Smith and Hollibaugh, 1993). En plus des sels nutritifs (NO3 – , PO4 3-), les fleuves exportent du matériel terrigène vers l’océan issus de l’érosion et du lessivage des continents (Dagg et al., 2004) : environ 1 GtC y-1 de carbone sont exportés dont environ 0.4 GtC se trouve sous forme organique, particulaire ou dissoute (Hedges et al., 1997) représentant ~1% de la production primaire continentale. En termes quantitatifs, les apports de matière organique particulaire (MOP) délivrés par les rivières sont suffisants pour subvenir à eux seuls à la totalité du CO enfoui dans les sédiments marins (Hedges and Keil, 1995). On estime d’ailleurs que moins de 5% des sédiments fluviaux délivrés dans l’océan côtier atteignent l’océan profond (Meade, 1996). Une étude récente a montré par exemple que l’accumulation de carbone organique dans le Golfe du Bengale qui résulte des apports du système fluvial du Gange-Brahmapoutre représente autour de 10-20 % du carbone organique terrestre enfoui dans la totalité des sédiments marins (Galy et al., 2007). De même, à l’échelle européenne, bien que les plateaux continentaux soient globalement des puits de CO2 atmosphérique, les zones estuariennes au contraire constituent des sources de CO2 atmosphérique (Borges et al., 2006). Ainsi, les zones marges continentales influencées par les rivières, encore appelées River-dominated Ocean Margins (RiOMar) joue un rôle particulier et apparaissent comme des zones primordiales pour la compréhension du cycle du carbone global.
CARACTERISTIQUES DE LA MATIERE ORGANIQUE PARTICULAIRE DES OCEANS COTIERS
Issus principalement de l’érosion et du lessivage des sols et des roches continentales, et dans une moindre mesure de la production autochtone, le Corg allochtone exporté par les rivières consiste en un mélange hétérogène et complexe de matériel détritique (kérogène), de matière organique des sols (substances humiques, issue de la dégradation des plantes vasculaires) et de tissus végétaux supérieurs (Hedges et al., 1997; Raymond and Bauer, 2001a; Tesi et al., 2007b). La composition de ce matériel fluvial lui confère une signature toute particulière, distincte de la MOP marine. En effet, les plantes vasculaires, presque exclusivement terrestres, ont développé des stratégies évolutives physiologiques et structurales permettant notamment aux tissus photosynthétiques de rechercher la lumière et aux tissus hétérotrophes racinaires d’échanger eau et sels nutritifs avec le sol. Les composés de lignine, hémicellulose mais aussi résines, cires et cutines constituent ainsi quelques-unes des bio-macro-molécules structurales spécifiques aux plantes vasculaires (Hedges and Oades, 1997). La détection de ces composés dans des sédiments ou des particules en suspension (Goni and Montgomery, 2000) est d’ailleurs utilisée fréquemment comme traceur qualitatif de l’export du matériel fluvial dans l’océan (Buscail et al., 1995; Goni et al., 2003; Tesi et al., 2007a). La contribution des végétaux supérieurs dans le matériel fluvial se traduit également par un rapport C/N élevé (20 – 500) distinct de celui des cellules planctoniques ou bactériennes (4 -10) (Goni et al., 2006; Goni et al., 2003; Hedges et al., 1986a), ce dernier étant aussi utilisé comme indicateur de l’origine potentielle de la matière organique (Buscail et al., 1995; Harmelin-Vivien et al., 2008; Lansard et al., 2005). Une autre caractéristique essentielle de la matière organique terrigène est sa faible teneur en isotope 13C par rapport au 12C. En effet, dans l’atmosphère, les molécules 13CO2 coexistent avec les molécules 12CO2, à hauteur d’environ 1,1 % du total du CO2. Les végétaux utilisent les deux types de carbone lors de la photosynthèse, mais on observe un fractionnement isotopique, en faveur du 12C. Cette discrimination est faible et on la mesure en unités δ 13C qui représentent la différence du rapport 13C/12C avec un standard (e.g. Pee Dee Belemnite), exprimé en ‰. La plupart des plantes terrestres, notamment toutes les essences forestières, arbres compris, fixent le carbone via le cycle de Calvin-Benson en C3 et ont des valeurs de δ 13C autour de -25 à -29 ‰, alors que le phytoplancton marin présentent des signatures isotopiques comprises entre -19 ‰ et – 22 ‰ (Fry and Sherr, 1984). Le phytoplancton d’eau douce présente un signal encore plus appauvri entre -30 ‰ et -40 ‰ (Forsberg et al., 1993; Palmer et al., 2001; Rau, 1978). De plus, on observe de légères différences, liées au type de photosynthèse. Les plantes vasculaires à cycle en C4 (essentiellement des Graminées et Cypéracées tropicales de milieux ouverts telles que maïs, canne à sucre, bambous et herbacées) absorbent plus de 13C que les plantes en C3 : elles ont donc une signature isotopique moins appauvrie avec des valeurs en δ 13C entre -10 ‰ et -14 ‰ (France-Lanord and Derry, 1994; Fry and Sherr, 1984; Smith and Epstein, 1971) plus enrichie que celle du phytoplancton marin. La signature isotopique stable du Corg des sédiments des marges continentales influencées par les rivières est donc un outil puissant pour la discrimination des sources de matière organique dans ces environnements et l’export des particules fluviales (Boldrin et al., 2005; Faganeli et al., 1994; Hedges et al., 1986a; Tesi et al., 2007a; Tesi et al., 2007b). La teneur en radiocarbone est également un bon indicateur de la nature terrestre ou marine de la MOP. En effet, les essais nucléaires dans les années 1950 ont injecté d’importantes quantités de 14C dans l’atmosphère, et augmenté le rapport 14C/12C atmosphérique. Les activités atmosphériques sont généralement exprimées comme la différence d’activité en per mille (‰) avec le standard moderne, corrigée du fractionnement isotopique (normalisé) puis de la valeur de l’atmosphère en 1950 et de l’année d’échantillonnage (Mook and van der Plicht, 1999). Les activités atmosphériques dans les années 1960 étaient deux fois plus élevées que les valeurs naturelles « pré-bombes » et ont depuis décru de manière continue : le radiocarbone des bombes a progressivement été échangé avec les autres réservoirs du cycle du carbone. Le radiocarbone des bombes se retrouve notamment intégré dans le pool de carbone inorganique dissous (DIC) des eaux océaniques de surface, qui présentent donc un ∆ 14C entre 50 et 150 ‰. Les différentes signatures du DIC marin et du CO2 atmosphérique est directement incorporé par le processus de photosynthèse, et le phytoplancton marin et la MOP marine, produits dans les eaux de surface présentent en général des valeurs enrichies entre -45 et +110 ‰ (Wang et al., 1998; Williams et al., 1992). A l’échelle mondiale, les MOP fluviales présentent donc des signatures ∆ 14C diverses très variables entre -980 to +75‰ (Nagao et al., 2005; Raymond and Bauer, 2001a). En effet, la signature radioisotopique de la matière organique des particules en suspension fluviales est dépendante du système considéré : elle intègre les processus d’érosion des roches continentales (âgées et très appauvries en ∆ 14C), du ruissellement sur le Chapitre 1 – Introduction et Synthèse bibliographique 8 bassin versant (matière des sols constituée de débris récents et anciens de matière organique, présentant donc une signature ∆ 14C mixte) et de la production autochtone locale (Goni et al., 2006). Néanmoins, à l’échelle régionale, le signal ∆ 14C d’une rivière est très discriminant (Hedges et al., 1986b; Raymond and Bauer, 2001a) et fournit des informations uniques sur les sources, les âges et les temps de résidence de la MOP (Druffel et al., 2005; Goni et al., 2006; Goni et al., 1997; Raymond and Bauer, 2001b). Les mesures par spectrométrie de masse par accélération (AMS) des valeurs de ∆ 14C sont donc des traceurs efficaces des dynamiques du CO dans les systèmes fluviaux et les marges continentales (Druffel et al., 2005; Galy et al., 2007; Hedges et al., 1986a; Megens et al., 2001; Raymond and Bauer, 2001b). La MOP apportée par les fleuves sur les marges continentales a donc une composition et des signatures isotopiques particulières qui contrastent avec celle du matériel marin avec lequel il est dilué. Au niveau des marges et durant l’export vers l’océan, ce mélange de matériel marin-terrigène subit différents processus qui altèrent sa composition et déterminent son devenir et sa disponibilité pour les cycles biogéochimiques de l’océan ouvert.
DEVENIR DE LA MATIERE ORGANIQUE PARTICULAIRE DANS LES OCEANS COTIERS
Minéralisation du CO dans la colonne d’eau
Le stock de matière organique particulaire issu de la production primaire de la couche euphotique et des apports continentaux est pour partie directement minéralisé dans la colonne d’eau par les microorganismes hétérotrophes (Azam et al, 1983). En effet, les bactéries hétérotrophes (Bactéries et Archées) joue un rôle dominant dans la dégradation de la matière organique, notamment grâce à la boucle microbienne : la remise à disposition de sels nutritifs dans le milieu sert de support à la production primaire appelée alors production régénérée (cf. Figure 2). Bien que basée majoritairement sur le carbone organique dissous (COD), les bactéries attachées aux particules présentent une très forte activité d’hydrolyse enzymatique qui joue un rôle important dans la solubilisation du POC (Smith et al., 1992) et donc dans le cycle du Chapitre 1 – Introduction et Synthèse bibliographique 9 COD et de sa dégradation future notamment par les bactéries libres du milieu (Cho and Azam, 1988). En effet, dans les milieux côtiers et estuariens, les agrégats constituent des microhabitats majeurs et les bactéries attachées aux particules contribuent très majoritairement à l’activité bactérienne (production de biomasse et dégradation de la matière organique) via cette importante activité enzymatique extracellulaire (Crump et al., 1998; Vallières et al., 2008). La dégradation de la matière organique dans la colonne d’eau est gouvernée par plusieurs facteurs intrinsèques et extrinsèques qui limite son efficacité dans les milieux aquatiques (Del Giorgio and Davis, 2003). Les facteurs extrinsèques sont ceux qui régulent le métabolisme bactérien, comme la température, la disponibilités des nutriments inorganiques, et les interactions trophiques qui peuvent générer du stress tels que les pressions de broutage par exemple (Alonso-Saez et al., 2008; Gaudy et al., 2003). Les facteurs intrinsèques incluent les caractéristiques chimiques de la matière organique affectant sa biodisponibilité et sont fonction de son origine et de son état de dégradation.
CHAPITRE 1. INTRODUCTION ET SYNTHESE BIBLIOGRAPHIQUE |