Le travail du précieux : une anthropologie économique des produits de luxe à travers les exemples du parfum et du vin
AMBITION ET OBJET DE LA THESE
Définition du projet et de l’approche .Le chiasme que nous avons pointé dès la première page de cette introduction, et sur lequel notre projet de recherche a buté dans sa première formulation, peut être maintenant mieux compris et reformulé comme un effet de la superposition des deux thèses les plus diamétralement opposées entre elles, de la tradition sociologique sur le luxe d’une part, et de la sociologie de la qualité d’autre part : à savoir la théorie bourdieusienne de la transsubstantiation symbolique de l’objet de luxe d’un côté, et de l’autre côté la théorie de l’individualisation des produits (STS) au moment o˘ elle met à distance les produits prétendument de qualité pour se concentrer sur l’étude des produits les plus communs. L’une parle de produits de luxe à longueur de pages, mais en faisant disparaitre l’objet : elle construit ce faisant une théorie de la qualité symbolique du produit de luxe (tenant dans un pouvoir socialement construit d’indexation sociale, le pouvoir de la griffe ), qui est une théorie pauvre (relativement). L’autre réintroduit de facon fulgurante l’objet en sociologie économique et construit ce faisant une théorie forte de la qualité des produits ; mais ses objets sont des objets pauvres (relativement). Cette revue de littérature a cependant fait plus qu’expliciter ce chiasme. Traverser ces textes comme nous l’avons fait avec cette question du produit de luxe et de la qualité du produit de luxe, a dessiné une continuité théorique entre Bourdieu et Karpik (la principale nuance étant que Karpik ne fait pas disparaitre les objets aussi systématiquement que le fait Bourdieu, mais prétend s’y intéresser), auteurs que nous qualifierons de sociologues classiques . Mais elle a aussi fait apparaitre des continuités plus inattendues de Veblen à l’économie des conventions, et à Chamberlin et la tradition STS. Ne serait-ce que par l’importance accordée à la notion d’institution, l’économie des conventions reprend Veblen ; l’intér’t porté à la science et à la technique et à leur capacité de produire du changement social est un fil qui relie la tradition STS aux premières intuitions de Veblen, et il est encore intéressant de noter que Veblen est un des (rares) économistes chez lequel Chamberlin trouve une intuition proche de celle qui le conduira lui-m’me à établir l’antériorité du monopole sur la concurrence272. Sans que cela réduise les différences d’approches et les différences théoriques qu’il y a entre ces auteurs ou courants (entre l’économie des conventions et la tradition de l’anthropologie économique développée en STS notamment), il apparaÓt que quelque chose circule entre ces différents textes, qui prend le monde et ses objets au sérieux, et pour quoi nous qualifierons ces auteurs de pragmatistes 273 . 272 La théorie concurrentielle a prédominé dans la littérature économique (Ö) Mais il n’est pas entièrement impossible de trouver des allusions à l’omniprésence des éléments de monopole (Ö) Veblen déclare : Ö il est douteux qu’il y ait une entreprise commerciale dans le cadre de l’industrie moderne d’o˘ l’élément de monopole soit entièrement absent. E.H. Chamberlin, Théorie de la concurrence monopolistique, op.cit., p.3 Introduction . La citation de Veblen est extraite de T. Veblen, The Theory of Business Enterprise, 1904, chapitre III . La distinction que nous voulons faire ici ne recoupe pas exactement la distinction devenue classique entre sociologie critique et sociologie pragmatique . Thomas BenatouÔl, Critique et pragmatique. Quelques principes de lecture , Annales HSS, mars-avril 1999, n°2, pp. 281-317. Le mot pragmatisme renvoie pour nous essentiellement à la pensée de William James, qui est une pensée de l’expérience, de la continuité et de la pluralité. David Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme, Paris, PUF, 1997 ; W. James, Essais d’empirisme radical, Paris, Agone, 2005 (1e édition, Londres, 1912). – 100 – Précisément circonscrit désormais, le vide est cependant toujours là. Laissé par la sociologie classique , qui – soit qu’elle se soit concentrée sur le moment de l’échange (Karpik), soit qu’elle ait méthodiquement tronqué la part matérielle de la construction de l’objet (Bourdieu) – ne s’est pas engagée dans des études longitudinales de la production de la qualité des biens de luxe. Laissé par Veblen qui ne s’est pas engagé dans l’analyse de la production des objets de prix , saisis essentiellement sous l’angle de la déformation de la dépense qui s’y disait. Laissé par l’économie des conventions, puisque les économistes du CEE n’ont pas eux-m’mes porté leurs investigations dans des entreprises du secteur du luxe, ou engagées dans la production de biens de luxe274. Laissé enfin par l’anthropologie économique (STS) qui, tandis qu’elle étudiait la formation des marchés concrets, ne s’est pas intéressée aux marchés du luxe. Il n’existe donc pas à ce jour, dans la littérature sociologique ou économique, d’étude longitudinale de la qualification des produits de luxe. C’est le projet de cette thèse, d’engager une telle étude. Et de le faire dans la continuité des recherches menées par la nouvelle anthropologie économique telle que l’a développée la tradition STS. Il s’agira de réaliser une étude longitudinale du travail de la qualité des produits de luxe : en considérant ce travail comme une activité à observer, décrire, comprendre et théoriser ; en entrant par la production (et non par la consommation comme il est classique et presque d’usage en sociologie s’agissant du luxe) ; et en prenant au sérieux les producteurs, les pratiques et les objets. Par rapport à cette double question du luxe et de la qualité qui nous occupe, c’est selon nous la force des approches que nous avons qualifiées de pragmatistes que d’avoir mis au centre des investigations l’objet lui-m’me et le travail de l’objet ; par opposition ou différence avec ce qui apparaÓt, par contraste, comme la faiblesse relative de la sociologie classique, quand celle-ci reste cramponnée à la situation de rencontre et d’échange, faisant concrètement l’économie d’une étude longitudinale du travail de qualification des produits. Ainsi nous observerons les produits en train de se faire ; jamais les produits finis, dont nous considérons à l’instar de la tradition STS que c’est une entité qui n’existe nulle part, ou alors partout mais de faÁon extraordinairement momentanée, à peine comme une stabilisation temporaire : m’me quand le vin a été bu ou quand le 274 Les dix page consacrées par Salais et Storper à la haute couture parisienne et à l’industrie du pr’t-à-porter ne constituent pas une étude longitudinale de la constitution de la qualité de ces produits : il s’agit plutôt d’un panorama du secteur et des filières de production. R. Salais, M. Storper, Les mondes de production, op.cit., ß La haute couture à Paris : un monde interpersonnel à la recherche d’un sentier de développement viable , pp. 202-213. On notera également le travail du professeur de marketing Gilles Marion, qui t‚che de traduire les apports de l’économie des conventions en marketing et management. G. Marion, Le marketing et les conventions de qualification : une première synthèse , dans M. Amblard (dir.), Conventions et management, Bruxelles, De Boeck, 2003, pp.27-59 ; P-Y. Gomez, Qualité et théorie des conventions, Paris, Economica, 1994. En accordant une importance centrale à la scène de la rencontre entre le client et l’objet, et en s’appuyant essentiellement sur la communication institutionnelle des entreprises de luxe (leurs sites Internet en particulier), sans remonter notamment à l’entreprise et au travail de production lui-m’me comme le font les économistes du CEE auxquels nous nous sommes intéressée, Marion analyse le travail de qualification des produits par les maisons de luxe comme un effort mobilisant le savoir-faire, le récit, les ressources rares, le temps lui-m’me, etc., dans un processus o˘ se définissent simultanément la compétence du fournisseur d’une part et la compétence de la clientèle d’autre part : la clientèle se caractérise par une virtuosité sémiotique dans la lecture de la qualité objective de l’objet, cette lecture étant soigneusement pilotée par la marque pour écarter les tentatives de contestation . Comme il apparaÓt ici, cette analyse est très différente de ce que font Boisard et Letablier ou EymardDuvernay, et se rapproche plutôt, avec des nuances, de ce que fait Karpik. G. Marion, Objets et marques de luxe , dans O. Assouly (dir.), Le luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation, 2005, pp.153-171. – 101 – parfum est définitivement dissipé dans l’atmosphère, la trace que ces objets et leurs contenants laissent dans le monde et dans les mémoires de ceux qui en on fait l’expérience, n’est pas rien et n’est pas définitive, loin s’en faut. La thèse de l’individualisation des produits, théorisée en anthropologie économique à partir de l’accent particulier et premier mis par Chamberlin sur la différenciation du produit dans la construction des marchés, nous semble encore pertinente s’agissant des marchés contemporains du luxe, à deux égards en particulier : parce que la notion de monopoleurs concurrents décrit idéalement ces marchés ; parce qu’elle prend acte de la dissolution du luxe qui s’observe dans la consommation de nos sociétés occidentales riches.
De la pertinence de l’approche par rapport à l’objet
Des marchés idéalement décrits par la notion de monopoleurs concurrents Premièrement, la notion de monopoleurs concurrents o˘ Chamberlin saisit ce qui s’observe dans l’économie réelle, de m’me que sa faÁon d’expliciter l’ambition des hommes d’affaires (dans les termes que nous avons cités275), décrit a priori idéalement les marchés concrets du luxe. A la limite il n’est pas de secteur du commerce qui mieux ou plus visiblement que le luxe manifeste l’omniprésence du monopole. Le luxe offre de fait mille figures de l’ambition monopolistique, comprise comme telle, assumée, revendiquée. Le marquage est partout présent, ses différentes formes pouvant s’articuler sur un m’me objet : marque, poinÁon, logo, griffe, signature, étiquette, etc. L’origine (géographique en particulier) est fortement mobilisée et instituée, dans les AOC, le made in France , le made in Italy . La surenchère de brevets affichés sur les emballages et dans les publicités, est un trait de la cosmétique contemporaine (anti-‚ge en particulier). La dénomination monopole elle-m’me est mobilisée : l’appellation champagne est un monopole ; de m’me les domaines viticoles (franÁais en particulier) qui possèdent et commercialisent l’intégralité d’une AOC peuvent faire figurer le terme de monopole sur l’étiquette de ces vins et n’omettent pas de le faire. Plus généralement, la présence aiguÎ sur ces marchés de la problématique de la contrefaÁon (et de ce qui la donne premièrement à voir : la lutte contre la contrefaÁon), est en un sens le meilleur indicateur de cette culture du monopole dont est fortement empreint le secteur du luxe276 . 275 Un aspect essentiel de la libre entreprise est l’essai de tout homme d’affaires de se constituer son propre monopole, l’étendant partout o˘ cela est possible, et le défendant contre les tentatives d’autres hommes d’affaires d’étendre les leurs. E.H. Chamberlin, La théorie de la concurrence monopolistique, op.cit., p.235. 276 La lutte contre la contrefaÁon est singulièrement, et pratiquement depuis sa création en 1954, une mission essentielle du Comité Colbert, syndicat professionnel qui fédère non pas un corps de métier comme il est d’usage, mais, transversalement aux corps de métiers particuliers, les marques ou maisons de luxe (franÁaises en l’occurrence). Sur l’histoire du Comité Colbert, et sur le rôle central dans son histoire de la lutte contre la contrefaÁon, voir notamment : Christian Blanckaert, Les chemins du luxe, Paris, Grasset, 1996 (notamment le ß Une affaire de famille pp. 27-33 ; le chapitre III Marques en péril pp. 45-87 ; les annexes reproduisant les textes législatifs de 1993 et 1994, pp 214-223) ; Marc de Ferrière le Vayer, L’industrie du luxe en France depuis 1945, un exemple d’industrie compétitive ? , dans Entreprises et Histoire, n°3, 1993, pp.85-96 ; Alain Chatriot, La construction récente des groupes de luxe franÁais : mythes, discours et pratiques , dans Entreprises et Histoire, n°46, 2007, pp.143-156. – 102 – Une réponse technique qui réalise la dissolution du luxe Deuxièmement, la faÁon dont l’approche développée par la tradition STS et par les textes de l’économie des conventions auxquels nous nous sommes intéressée, ne sépare pas a priori les marchés de biens de luxe des marchés de biens ordinaires, et ne considère d’abord que des marchés individuels concrets et des processus de qualification particuliers, constitue une réponse technique adéquate à la situation de dissolution du luxe que pointent tous les observateurs. C’est un apport des historiens tout d’abord – qui se sont singulièrement intéressés ces trente dernières années à l’histoire des produits de luxe : de leur fabrication, de leur consommation et de leur commerce ñ que d’avoir mis en lumière de faÁon décisive la démocratisation du luxe, en établissant l’ancienneté et en décrivant les techniques. Ils ont popularisé des notions telles que le demi-luxe ou le populuxe pour décrire des productions du 19e siècle, voire du grand 18e siècle 277. Ils ont décrit la naissance des manufactures, et des productions en série, de m’me que les techniques d’importation, de reprise et d’imitation, au principe du développement des marchés (sur le textile, l’orfèvrerie, et la porcelaine en particulier)278. Ils ont décrit les nombreux véhicules du commerce au 18e siècle, de m’me que le développement des magasins de nouveauté , puis des grands magasins 279. Ils ont mis en évidence des glissements sensibles du luxe au confort (dans le mobilier en particulier)280 ; ou à l’inverse de la fonctionnalité à l’ esthétique (dans la parfumerie en particulier Asian Luxuries and the Making of the European Consumer Revolution , in M. Berg, E. Eger (dir.), Luxury in the eighteenth century: debates, desires and delectable goods, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003. 279 J. Marseille (dir.), La révolution commerciale en France. Du Bon Marché à l’hypermarché, Paris, Le Monde éd., 1997 ; N. Coquery, L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au 18e siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998 ; G. Grossick, S. Jaumain (dir.), Cathedrals of Consumption. The European Department Store, 1850-1939, Aldershot (GB) and Brookfield (USA), Ashgate, 1999 ; N. Coquery (dir.), La boutique et la ville. Commerces, commerÁants, espaces et clientèles, XVI e -XXe siècle, Tours, Publications de l’université FranÁois-Rabelais, 2000 ; C. LanoÎ, La poudre et le fard. Une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Paris, Editions Champ vallon, 2008 ; M. Martin, Selling Beauty. Cosmetics, Commerce and French Society, 1750-1830, Johns Hopkins University Press, 2009. 280 Jean-Pierre Goubert (dir.), Du luxe au confort, Paris, Belin, 1988 ; P. Perrot, Le luxe. Une richesse entre faste et confort, Paris, Seuil, 1995. 281 A. Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe -XIXe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1982 ; E. de Feydeau, De l’hygiène au r’ve : un siècle de luxe en parfumerie (1830- – 103 – Ce faisant ils on fait apparaÓtre notre société de consommation tout entière comme résultant de la diffusion et des métamorphoses du luxe, jusque dans les biens de consommation courants désignés en anglais par le terme de commodités ( commodities )282 . Corollairement, les théories postmodernes de la consommation ramassées dans la notion anglo-saxonne de consumer culture actaient de la dissolution du luxe dans les économies occidentales contemporaines. L’ouvrage de Celia Lury, Consumer Culture (1996), qui ressaisit les thèses de Jean Baudrillard, de Mary Douglas, de Daniel Miller, de Colin Campbell, et de Mike Featherstone, en particulier, pour réaliser une interprétation de la consommation contemporaine en occident en termes de stylisation , est emblématique de cette approche283. Le principal objet de ce livre, écrit Lury dans son introduction, est d’identifier ce qui distingue la consumer culture comme forme spécifique de culture matérielle dans les sociétés euroaméricaines contemporaines. La thèse avancée et que le processus de stylisation est ce qui définit le mieux la consumer culture 284. La consommation devient le lieu des constructions identitaires , en m’me temps que de l’ esthétisation ou stylisation de la vie (au moins pour certains, le texte n’ignorant pas les exclus de la consommation). Ainsi ce qui, chez Bourdieu (qui empruntait l’expression de stylisation de la vie à Weber), était défini comme la forme spécifique et distinctive de la consommation de la bourgeoisie s’objectivant et se réactivant dans la consommation particulière de la série des biens de luxe, séparés des biens ordinaires et qualifiés d’emblèmes de la classe dominante 285 ; ceci devient la forme générale de la consommation des sociétés riches occidentales et de ses objets, ce qui la définit, tandis que la frontière entre biens de luxe et biens ordinaires disparait. L’effacement des démarcations ne signifiant pas la disparition du luxe, mais bien au contraire sa généralisation, sa dissolution dans la consumer culture.
INTRODUCTION GENERALE |