Développement linguistique et musical de l’enfant
Développement linguistique de l’enfant
La prosodie continue à jouer son rôle de structure d’accueil des premiers mots et de la syntaxe émergente. Puis, à mesure que la syntaxe est « assumée » par le niveau segmental, la prosodie semble passer au second plan, d’autant que les efforts portent sur la maîtrise de l’écrit à partir de 6 ans, au moment de l’entrée au CP. Or, au moment où l’enfant semble maîtriser sa LM, il ne maîtrise pas encore toutes les relations entre syntaxe et prosodie, certaines étant très subtiles. Le poids de la LM ne cesse de se renforcer et on relève notamment des stratégies de réorganisation qui modifient les stratégies de perception de l’enfant entre le CP et le CM2.
Les premiers mots
Les éléments musicaux conservent leur prédominance et jouent un rôle essentiel dans la mise en place des premiers mots. En effet, le bébé s’emploie à remplir les moules mélodiques qu’il a mis en place dans la période précédente. Chapitre III : Développement linguistique et musical de l’enfant :différenciation des deux systèmes La Langue en Harmonie : influences de la formation musicale sur l’apprentissage précoce d’une langue étrangère 192 L’enfant produit de vrais énoncés, structurés au niveau intonatif et rythmique, dans lesquels apparaissent vers douze mois, les premières formes lexicales reconnaissables par l’adulte. Les premiers mots sont majoritairement constitués de sons et de combinaisons de sons appartenant au répertoire utilisé au même moment dans le babillage (Vihman et al., 1985). De BoyssonBardies et Vihman (1991) ont relevé une continuité entre le babillage et les premiers mots dans quatre langues différentes, l’anglais, le français, le suédois et le japonais. Parallèlement, le jeu vocal coexiste à ce début de langage articulé, et il se maintiendra jusque vers le vingtquatrième mois, voire plus tard. Cependant, malgré ce maintien tardif, il n’évoluera pas et ne connaîtra jamais de structuration, comparable à celle que l’on trouve dans le proto-langage. Après l’apparition des premiers mots, le développement lexical du bébé se poursuit : à 13 mois, il est capable de comprendre une cinquantaine de mots, à 16 mois, une centaine. Cependant, les chiffres varient considérablement selon les auteurs. Ainsi, Bates et al. (1995) relèvent que 50 % des bébés comprennent 110 mots à 13mois et 191 à 16 mois, tandis que Kern (2000) en trouve respectivement 86 et 152. Mais on sait que les données des parents américains sont souvent surévaluées. Cependant, tous les auteurs constatent un décalage de 4 à 5 mois entre le nombre de mots que le bébé peut comprendre et le nombre de mots qu’il peut produire (Benedict, 1979 ; Menyuk, 1994). En effet, à 14 mois, il est capable de produire une dizaine de mots et à 18 mois, une cinquantaine selon Menyuk (1994). Les chiffres de Bates et al. Concernant également une population américaine, sont respectivement de 25 et 100 aux mêmes âges, mais ceux de Kern (2000) paraissent étonnamment faibles : 5 mots à 14 pour 50% des enfants et 26 à 18 mois. A partir de 18 mois, l’enfant connaît une véritable explosion lexicale et acquiert plusieurs mots par jour, ce qui le rapproche très vite du modèle adulte. Selon les cultures, le contenu des mots est relativement universel dans le langage des enfants. Ainsi, en grande majorité, ils désignent des noms qui représentent des objets ou des personnes familières, et en proportion plus réduite, des mots d’action. Quant aux déterminants et aux adjectifs, leur nombre est très restreint dans les productions du petit enfant. Cependant, cette évolution connaît une première période de ralentissement vers 19 mois, suivie quelques mois plus tard d’une autre période pendant laquelle l’enfant paraît régresser. Or quelque temps après ce « relâchement » apparent dans la progression de l’acquisition, l’enfant va commencer à combiner des mots et entrer dans la syntaxe de sa LM. Chapitre III : Développement linguistique et musical de l’enfant :différenciation des deux systèmes La Langue en Harmonie : influences de la formation musicale sur l’apprentissage précoce d’une langue étrangère
La prosodie ou l’émergence de la première syntaxe
Au moment où l’enfant commence à combiner deux mots, c’est-à-dire vers 18-20 mois, c’est la prosodie qui lui permet de créer des liens entre ces deux mots. La syntaxe est créée par la prosodie. Ainsi, selon Konopczynski et Tessier (1994 : 174) : « dès que l’enfant veut combiner deux ou trois mots, il se sert de la prosodie comme marqueur syntaxique. Ce n’est pas tant l’ordre des mots comme l’ont pensé Bloom (1973) et ses disciples qui structure un énoncé enfantin, mais bien l’emplacement des pauses et des points de culmination de la voix ainsi que le contour mélodique dont est affecté chaque élément de l’énoncé ». Parallèlement à l’émergence de cette syntaxe primitive, les énoncés du bébé deviennent de plus en plus longs. Il utilise d’une manière de plus en plus marquée les contours mélodiques pour opposer deux énoncés au contenu segmental identique (valeur oppositive) et il est compris sans aucune ambiguïté par son entourage. Les premières modalités ont été mises en place de manière très précoce, dès le neuvième mois (question, énonciation, appel, phatiques). Aux alentours de 20 mois s’ajoutent les modalités impérative et exclamative. Plus l’enfant s’approche du langage articulé et plus il est redondant (contour montant associé à un mot interrogatif par exemple). L’ordre des mots apparaît autour du vingt-quatrième mois et là encore, la prosodie va jouer un rôle de structuration et d’intégration fondamental : dans un premier temps, les deux mots gardent leur individualité puisqu’ils sont séparés l’un de l’autre par une pause. Cette pause disparaît progressivement, mais l’allongement final affectant chacun des mots est conservé pendant une certaine période (parataxe, concaténation d’éléments dont le lien logique est fait uniquement par l’intonation). L’énoncé devient une authentique unité syntaxique lorsque l’allongement final affectant le premier mot disparaît pour se maintenir uniquement sur le deuxième mot (par exemple « papado’do » dans Konopczynski, 2001). Ce type de structuration correspond à une phrase simple. Il apparaît vers le vingt-quatrième mois et marque l’entrée dans la syntaxe (ordre des mots et apparition des marques grammaticales). Par ailleurs, jusqu’à 24 mois, les énoncés énonciatifs sont formés d’un seul contour de finalité. A mesure, que les énoncés s’allongent, la continuation majeure se met en place. Cette acquisition est fondamentale, puisqu’elle permet de découper les énoncés en continuation et en finalité (découpage intono-syntaxique). Chapitre III : Développement linguistique et musical de l’enfant :différenciation des deux systèmes La Langue en Harmonie : influences de la formation musicale sur l’apprentissage précoce d’une langue étrangère 194 Jusqu’à 36 mois, le remplissage des moules continue et les trous correspondant aux mots grammaticaux ainsi qu’au lexique encore ignoré sont comblés par du proto-langage, ce qui aboutit à des « énoncés mixtes » dont la structure mélodique est déjà en place. Ces mots grammaticaux sont difficiles à percevoir car ils sont généralement très brefs (qui réduit à [κ] par exemple) et très souvent « avalés » par les adultes ; de ce fait, ils sont acquis plus tardivement. Mais, avant leur apparition dans le langage de l’enfant, leur place est déjà « réservée » et « calibrée ». A 36 mois, l’enfant maîtrise l’ensemble des intonèmes du français ; il est capable de produire des phrases complexes avec plusieurs compléments et plusieurs montées intonatives (Konopczynski, 2001).
Une perte de la primauté de la prosodie au profit du niveau segmental
Après avoir joué un rôle déterminant dans l’apparition des premiers mots et dans l’apparition de la syntaxe, il semble que le rôle de la prosodie devienne moins primordial. Selon Bertoncini et de Boysson-Bardies (2000 : 105-106) : « il est probable que la prosodie perde sa préséance au fur et à mesure que l’analyse « segmentale » de la parole se développe et s’automatise et que son traitement évolue au cours du développement, en fonction des réorganisations qui se produisent au niveau attentionnel ». Après 3 ans, le langage évolue très rapidement et c’est donc le niveau segmental qui prend peu à peu le relais de la prosodie pour exprimer les fonctions syntaxiques. Nous ne détaillerons pas son évolution car elle n’intéresse pas directement notre travail, mais de manière très résumée, l’enfant apprend à utiliser le « je » vers 3 ans et entre progressivement dans la phase des « questions » du type « C’est qui ? C’est quoi ? Kè c’est,… » (pour combler la curiosité de l’enfant qui ne connaît pas de limite ; il veut tout savoir !). Cependant, l’enfant n’a pas attendu ce stade pour être capable de poser des questions à son entourage par l’intermédiaire de la modalité intonative correspondante (présente dès 9 mois dans le protolangage du bébé, voir chapitre II, 3.2.3.). Il intègre progressivement dans son langage les marques de négation et les marques de possession. Après 3 ans, il met en place les marques de possession, de négation, les adverbes et les prépositions, la conjugaison des verbes, le genre et le nombre… (Aimard, 1996). A 5 ans, la vitesse d’acquisition ralentit et le langage de l’enfant se rapproche de plus en plus de celui de l’adulte. Chapitre III : Développement linguistique et musical de l’enfant :différenciation des deux systèmes La Langue en Harmonie : influences de la formation musicale sur l’apprentissage précoce d’une langue étrangère 195 On considère généralement que l’enfant maîtrise la syntaxe de sa LM vers l’âge de 6 ans, car il paraît faire preuve d’une bonne compréhension et ses énoncés sont syntaxiquement corrects. Pour cette raison, l’évolution du langage après 6 ans est peut décrite, notamment en ce qui concerne l’acquisition de la prosodie. Cependant des travaux sur les rapports entre prosodie et syntaxe dans les productions de cet âge seraient importants à mener, comme le signalent Kail (1994) et Konopczynski (2002). En effet, la prosodie, qui était première dans le langage de l’enfant, n’est toujours pas maîtrisée complètement. Les travaux de Konopczynski (1981a) montrent en effet que, si les enfants âgés de 6 à 11 ans se montrent sensibles aux paramètres prosodiques, ils ne sont pas encore capables de comprendre toutes les fonctions linguistiques qu’elle véhicule. Konopczynski (1981a) a réalisé une enquête auprès d’une centaine d’enfants âgés de 6 à 11 ans (du CP au CM2). Les enfants devaient expliquer comment ils comprenaient une série de phrases, dont la prosodie véhiculait des fonctions variées. Les résultats sont surprenants puisqu’ils révèlent que non seulement certaines structures syntaxiques ne sont pas encore dominées à l’âge de 6-7 ans, mais ils montrent en outre qu’une seule modalité est réellement maîtrisée au CP : la modalité assertive. Ainsi, les structures où la continuité prosodique est rompue (par exemple « Regarde, Catherine ! ») ne commencent à être comprises qu’au CM1 et ne le sont encore pas totalement au CM2. La prosodie utilisée pour le discours direct et pour le discours rapporté n’est toujours pas clairement différenciée au CM2, alors que l’enfant utilise largement le discours rapporté avant 5 ans. Les exclamatives du type « Qu’est-ce que tu manges ! » sont elles aussi intégrées difficilement, mais reconnues à 100 % au CM2. Ces travaux suggèrent que la maîtrise de la fonction démarcative et de la fonction contrastive de l’intonation n’est pas achevée avant l’âge de 11 ans. Une analyse perceptive et acoustique des phrases répétées par les enfants (Konopczynski, 1981b) révèle en outre que celles dont la continuité prosodique est rompue ne sont reproduites qu’avec beaucoup de difficultés, comme si l’enfant avait besoin d’avoir compris l’énoncé pour pouvoir le répéter correctement. Par ailleurs, l’auteur relève que plus l’expérience linguistique de l’enfant est importante, plus elle va modifier sa perception des paramètres physiques, qui passent au second plan.« Tout se passe comme si, chez les enfants les plus jeunes, il y avait séparation entre la perception rythmique et mélodique d’une part, que l’on pourrait considérer comme « pure » et d’autre part la perception linguistique qui n’agit pas encore sur la première, dans certains cas au moins » (Konopczynski, 1981b : 68). Ils ignoreraient une pause pourtant très audible pour rapprocher la structure d’une structure connue (perception rythmique moins bonne que perception mélodique). Par exemple la phrase « Il demande qui parle, à Marie » serait rapprochée de « Il demande qui parle à Marie ». Ce processus de réinterprétation suggère la présence d’un filtre puissant qui adapte les données externes à la structure des représentations internes de la LM stockées par l’enfant.
« Fin » de l’acquisition de la LM
Aux yeux des adultes, la LM est apparemment en place chez l’enfant de 6 ans ; son évolution, très rapide dans les tranches d’âge précédentes, paraît s’être stabilisée pour atteindre un état relativement proche du système cible. Au niveau scolaire, cet âge correspond au CP, c’est-àdire en France, au moment où l’enfant commence son apprentissage de l’écriture et de la lecture. Celui-ci doit apprendre à isoler et mémoriser les unités de sa langue et pour y parvenir, il doit mobiliser de grandes capacités analytiques. Ses connaissances métalinguistiques se développent, à travers un apprentissage conscient et non plus intuitif des règles de grammaire de la LM. Son système sémantique est mieux organisé et sa compréhension s’accroît très rapidement entre le CE2 et le CM1, c’est-à-dire entre l’âge de 8 et 10 ans (Konopczynski, 1981a), les structures syntaxiques et prosodiques combinées n’étant cependant pas toutes acquises avant l’âge de 11 ans. Parallèlement, nous avons vu que l’enfant connaissait une période de réorganisation perceptive entre 6 et 11 ans qui renforce encore davantage le poids de la LM et modifie sa perception des paramètres physiques de la prosodie. En effet, l’enfant réinterprète les données prosodiques pour qu’elles entrent en conformité avec les représentations internes de sa LM dans un processus finalement proche des effets de « crible » et de filtrage dont nous avons parlé dans le chapitre II (3.1.2.). On peut en conclure qu’à 11 ans, la LM est bien mise en place et que parallèlement à l’« achèvement » de cette acculturation, son poids n’a jamais été aussi fort sur la perception de l’enfant. Toutefois, les processus d’acquisition de la LM se poursuivent bien au-delà de l’âge de 11 ans et on ne saurait d’ailleurs dire s’ils se terminent un jour, la réponse à cette question étant plutôt d’ordre philosophique que linguistique.