Développement larvaire et juvénile de Scaumenacia curta

Malgré leur état statique, incomplet ou leur mauvais état de conservation et bien audelà de la fascination que les organismes fossiles procurent au grand public dans les musées à travers le monde, les fossiles sont de précieux indices pour reconstituer les patrons d’évolution qui ont façonné les organismes vivants de nos jours (Sanchez-Villagra, 2010). En suivant les changements de forme de ces organismes au cours des temps géologiques, ceux-ci montrent l’apparition ou la disparition de certains caractères, organes ou encore tout simplement certaines particularités au cours de l’histoire évolutive d’une même lignée d’organismes.

Cependant, les changements évolutifs ne s’effectuent pas par la transformation directe d’une forme adulte ancestrale en une nouvelle forme adulte descendante (Raff, 2000). Les changements évolutifs se produisent plutôt au cours du développement des organismes et répartis sur plusieurs générations (Raff, 2000). Ainsi les formes adultes fossiles et vivantes ne renseignent que sur l’aboutissement de tout un processus impliquant des changements au cours de l’ontogénie et à travers les temps géologiques.

Heureusement, le registre fossile des vertébrés ne compte pas seulement des formes adultes. Certains organismes fossiles sont connus à l’état juvénile, larvaire et parfois même, embryonnaire (Cloutier et al., 2009; Cloutier 2010; Delfino et Sanchez-Villagra, 2010; Frëibisch et al., 2010; Sânchez-Villagra, 2010). Cependant les spécimens représentant ces premières périodes du développement sont beaucoup plus rares car la fragilité des organismes durant ces périodes de vie ainsi que le faible nombre d’ éléments complètement ossifiés ne favorise pas la fossilisation. Par contre, pour les espèces dont ces spécimens sont disponibles, ceux-ci offrent la possibilité d’étudier les patrons de leur développement par la réalisation d’une série ontogénétique fossile (Cloutier, 2010).

Les dipneustes font paltie de ces organIsmes dont l’histoire évolutive reste incomplète sans la contribution des ontogénies fossiles (Bernis, 1984). Possédant un registre fossile parmi les plus complets à travers les temps géologiques (Cloutier, 2010), les différents spécimens adultes de dipneustes fossiles montrent une diminution du nombre de nageoires médianes au cours de l’évolution (Dollo, 1895; Bernis, 1984; Long, 1995; Johanson et al., 2009; Cloutier, 2010). Au Dévonien, les dipneustes basaux possédaient deux nageoires dorsales étroites, une nageoire caudale hétérocerque et une nageoire anale étroite. À la fin du Dévonien, ce patron s’est simplifié à une seule grande nageoire dorsale fusionnée à la nageoire caudale. Au Carbonifère, la nageoire anale s’ est fusionnée à la nageoire caudale formant ainsi une seule nageoire médiane, le patron final que l’on observe chez les six espèces vi vantes de dipneustes. Cette nageoire unique semblable au repli natatoire larvaire est à l’origine de l’hypothèse de la pédomorphose chez les dipneustes actuels qui s’ expliquerait par l’abandon de la métamorphose larvaire au cours du Dévonien (Bernis, 1984; Joss, 1998). Afin de pouvoir résoudre cette hypothèse, il faut connaître l’ontogénie des dipneustes fossiles.

Le dipneuste Scaumenacia curta du Dévonien supérieur de Miguasha (Québec, Canada) est une des rares espèces dont l’inventaire de spécimens fossiles permet une étude détaillée de son développement. Grâce à sa grande abondance (plus de 3000 spécimens), à son large in ventaire de tailles (11,66 à 650 mm de longueur totale) et à son excellent état de conservation, quatre (larvaire, juvénile, adulte et sénescence) des cinq périodes de son développement sont connues. La série de croissance présentée dans ce mémoire est la série ontogénétique fossile la plus complète jusqu’à présent, pour un dipneuste fossile. Le développement de S. curta offre donc une incursion dans le développement d’une espèce pouvant fournir plusieurs éléments de réponse à l’ histoire évoluti ve des dipneustes.

Depuis l’ essor de la biologie évolutive du développement, la paléontologie moderne porte un intérêt particulier aux séries ontogénétiques des taxons fossiles car elles permettent de documenter l’évolution du développement dans un contexte temporel (Raff, 2000; Cloutier, 2010; Delfino et Sânchez-Villagra, 2010; Frobisch et al., 2010; Sânchez-Villagra, 2010). Toutefois, l’établissement d’une série ontogénétique avec des spécimens fossiles doit répondre à certains critères. Pour une espèce donnée, les spécimens doivent provenir d’une même localité géographique et idéalement, du même horizon stratigraphique afin de s’assurer qu ‘ il s’agit d’ une même population ou, du moins, d’ une même espèce (Schultze, 1984). De plus, comme les séries ontogénétiques fossiles doivent être interprétées à partir de séries de tailles, il est donc impératif de posséder pour une même espèce, une grande quantité de fossiles biens conservés ainsi qu ‘ un inventaire de tailles variées pouvant représenter idéalement toutes les périodes du développement (Schultze, 1984; Cloutier, 2010). Une série de conditions somme toute relativement rares et exceptionnelles.

Selon Cloutier (2010, fig. 2), de tous les vertébrés, les dipneustes possèdent le registre des ontogénies fossiles le plus complet en terme de représentativité temporelle depuis le Dévonien. Parmi les quelques 280 espèces de dipneustes fossiles (Cloutier et Ahlberg, 1996), le dipneuste Scaumenacia curta du Dévonien supérieur de la Formation d’Escuminac (Miguasha, Québec, Canada) est une espèce abondante, avec plus de 3000 spécimens de tailles variées (11,66 à 650 mm de longueur totale) (nombre et taille des spécimens mis à jour à partir de Cloutier et al., 2009). La morphologie de S. curta est relativement bien connue, incluant certaines caractéristiques de son ontogénie (Béchard et Cloutier, 2008; Cloutier, 1996, 1997, 2010; Cloutier et al., 2009). L’étendue de tailles, la quantité de spécimens et l’état de conservation des fossiles suggèrent que plusieurs périodes du développement pourraient être connues chez S. curta et, non seulement à partir d’éléments osseux désarticulés, mais bien à partir de spécimens complets articulés. Cependant, aucune série ontogénétique complète du corps (morphologie et squelette postcrânien) n’a été élaborée jusqu’à maintenant. La découverte récente d’un horizon hautement fossilifère de la Formation d’Escuminac, riche en spécimens de petite taille, vient d’accroître de plusieurs milliers de spécimens, vraisemblablement larvaires et juvéniles, l’inventaire des spécimens de S. curta. Cependant, l’attribution de ces petits spécimens à une période du développement demeure problématique (Cloutier et al. , 2009; Cloutier, 2010).

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Chez les poissons récents et fossiles, l’ontogénie se divise en cinq périodes au cours du développement : embryonnaire, larvaire, juvénile, adulte et sénescence (Balon, 1981, 1999, 2004). Tel que mentionné par Cloutier (2010), les séries de tailles les plus complètes réalisées jusqu’à ce jour pour des poissons fossiles comptent habituellement une et plus rarement deux périodes du développement. Effectivement, les périodes embryonnaire, larvaire et juvénile sont rarement conservées à l’état fossile entre autres, à cause de la fragilité des structures anatomiques des individus.

La période embryonnaire qui se termine habituellement par l’éclosion ou encore par le début de l’alimentation exogène, est très peu connue à l’état fossile (Urho, 2002; Cloutier et al., 2009; Cloutier, 2010). Aucun spécimen embryonnaire n’est d’ailleurs connu chez les dipneustes fossiles. Bien que la période larvaire soit difficilement définissable selon des caractères morphologiques exclusifs, il est généralement admis qu’elle se caractérise par la présence de structures corporelles temporaires tels que le sac vitellin et le repli natatoire ainsi que par l’absence des écailles dermiques et la différenciation incomplète des rayons des nageoires (Urho, 2002; Cloutier et al., 2009; Cloutier, 2010). Indépendamment du groupe taxonomique, peu de larves fossiles ont été identifiées à ce jour (Cloutier, 2010). Aucune larve de dipneuste n’a été identifiée de manière non-ambiguë [le statut de Palaeospondylus gunni du Dévonien d’Écosse étant largement contesté (Thomson, 1992, 2004;Thomson et al., 2003; Joss et Johanson, 2007; Newman et den Blaauwen,2008; Cloutier, 2010; Johanson et al. 2010) de même que le statut d’E sconichthys apopyris duCarbonifère de l’Illinois (États-Unis) (Bardack, 1974; Cloutier, 2010)].

Selon Balon (1999), la période juvénile se caractérise par la dégénérescence ou la disparition des structures larvaires temporaires et la formation des structures adultes permanentes (organes et appendices). Durant la période juvénile, le patron des écailles peut être incomplet et l’ossification du squelette est en cours (Balon, 1999). Outre l’accroissement de la taille, cette période de transition est souvent caractérisée par une croissance allométrique (Balon, 1999, 2004). Parmi le registre fossile des dipneustes, des spécimens incomplets et des fragments de spécimens interprétés comme juvéniles sont connus pour plusieurs espèces (Ahlberg et al., 2006; Arratia et al., 2001; Campbell et Smith, 1987; Campbell et al., 2000; Cloutier et al., 2009; Kemp, 1994, 1998, 2000; Krupina, 1992; Krupina et al., 2001; Lund, 1973; Newman et den Blaauwen, 2008; Schultze, 1994; Smith et Krupina, 2001; Smith et al., 2002; Reisz et Smith, 2001). Cependant, leur faible abondance rend l’élaboration d’une série de tailles relativement complète difficile, voire parfois même impossible (Cloutier, 2010). Généralement, les plus petits représentants d’une espèce sont attribués par défaut à la période juvénile sans démonstration non équivoque.

À l’aide des changements ontogénétiques de taille et de forme et des séquences d’ossification, les séries de tailles fossiles peuvent également permettre l’étude des modules phénotypiques du développement (Mabee et al., 2002; Charest et Cloutier 2008; Cloutier, 2010). Selon Mabee et al. (2002), le développement des nageoires médianes [dorsale(s) et anale] des poissons actinoptérygiens actuels suggèrent un développement modulaire expliquant les similitudes dans le positionnement des nageoires ainsi que dans la mise en place (chondrification et ossification) des structures de soutien entre les nageoires et au sein d’une même nageoire. À part les actinoptérygiens actuels, la présence ou non d’un développement modulaire n’a été suggéré que chez de rares formes fossiles (Cloutier 2010). Ainsi, la présence ou non des modules phénotypiques du développement dans l’histoire évolutive d’un groupe peut permettre la compréhension d’évènements évolutifs telle que la simplification du patron des nageoires médianes chez les dipneustes.

Les changements évolutifs du patron des nageoires chez les dipneustes est un modèle bien connu (Dollo, 1895; Bernis, 1984; Long, 1995; Johanson et al., 2009; Cloutier, 2010). Au cours de leur évolution, les dipneustes présentent un patron de simplification des nageoires médianes (Dollo, 1895; Bernis, 1984; Long, 1995; Cloutier, 2010). Au Dévonien, les dipneustes basaux possédaient un patron plésiomorphe pour les ostéichtyens basaux soit : deux nageoires dorsales étroites, une nageoire caudale hétérocerque et une nageoire anale étroite. Dès la fin du Dévonien, ce patron s’est simplifié à une seule grande nageoire dorsale fusionnée à la nageoire caudale. Au Carbonifère, la nageoire anale s’est fusionnée pour former une seule nageoire médiane, le patron final que l’on observe chez les six espèces vivantes de dipneustes. La présence de cette nageoire unique semblable au repli natatoire larvaire est à l’origine de l’hypothèse de la pédomorphose chez les dipneustes actuels (Joss, 1998; Bernis, 1984). L’état pédomorphe des dipneustes actuels serait expliqué par l’abandon de la métamorphose larvaire au cours du Dévonien. Selon Bernis (1984), la seule explication valable, afin de résoudre cette hypothèse, se trouve dans l’ontogénie d’une espèce fossile au développement indirect, passant par une période larvaire pourvue d’un repli natatoire. Le matériel immature de S. curta offre une opportunité exceptionnelle d’étudier cette transition évolutive dans une perspective développementale.

Les nouveaux spécimens de S. curta serviront à établir une série de tailles pour cette espèce fossile afin de répondre à trois objectifs principaux: (1) quantifier la croissance de S. curta en termes de taille et de forme, (2) décrire les séquences d’ossification du squelette postcrânien et (3) à l’aide des modules développementaux, discuter des différentes hypothèses évolutives ayant conduit à la morphologie des dipneustes actuels.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
DÉVELOPPEMENT LARVAIRE ET JUVÉNILE DE SCAUMENAClA CURTA (SARCOPTERYGll : DIPNOI) DU DÉVONIEN SUPÉRIEUR DE MIGUASHA, QUÉBEC, CANADA
1.1 RÉSUMÉ
1.2 INTRODUCTION
1.3 MATÉRIEL ET MÉTHODES
1.3. 1 Morphométrie
1.3.2 Ossification
1.4 RÉSULTATS
1.4. 1 Morphométrie
1.4.2 Ossification
1.4.3 Courbe de maturité osseuse
1.4.4 Intégration et modularité
1.5 DISCUSSION
1.5.1 Périodes larvaire, juvénile, adulte et sénescence
1.5.2 Les séquences d’ossification
1.5.3 Les modules développementaux
1.5.4 Simplification du patron des nageoires et pédomorphose
1.5.5 L’ontogénie saltatoire
1.6 CONCLUSION

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