Descartes et Wittgenstein
DE LA RADICALITE DE LA METAPHYSIQUE À LA PHILOSOPHIE COMME SYSTÈME.
Les principes de la métaphysique
Du doute à l’affirmation de soi ou du cogito
Descartes, dans sa prétention de repenser la philosophie afin de la replacer sur une véritable orbite, découvre une méthode rationnelle permettant d’avancer sûrement dans la recherche de la vérité. Mais, avant l’application de cette méthode, il est nécessaire de débarrasser l’esprit de toutes les opinions et préjugés reçus depuis l’enfance. En d’autres termes, cette entreprise cartésienne de refondation de la philosophie sur des principes solides et inébranlables nécessite au préalable de se replier sur soi-même en renversant toutes les connaissances reçues antérieurement. Cette étape importante et première dans la recherche du vrai fait dire à Paul Janet et Gabriel Séailles que « Les règles de la méthode posées, avant de se mettre à l’œuvre, il faut purifier l’esprit, rendre à la raison son intégrité, comme son innocence première » . Ces propos illustrent bel et bien l’attitude de Descartes qui consiste, dans la recherche du vrai et de la reconstruction de la philosophie à se défaire de toutes ses anciennes opinions en vue de mieux préparer l’esprit à la conquête de la vérité. Ainsi, dominé par la peur d’être trompé et de persévérer dans l’illusion, Descartes prend une décision libre et volontaire de mettre en doute toutes ses connaissances antérieures afin de recommencer tout de nouveau. Ce qu’il veut exactement c’est délivrer l’esprit de tout ce qui est susceptible de le corrompre dans sa quête de vérité. Car, l’esprit est ensorcelé non seulement par les sens, mais aussi par les précepteurs, la lecture des auteurs antiques et la diversité des cultures. Pour sortir de cette caverne de l’illusion et de l’erreur dans laquelle il se trouve maintenant, il lui faut par un acte audacieux remettre en cause toutes les connaissances reçues antérieurement. En ce sens, le doute apparaît comme une arme méthodique indispensable pour sortir de l’erreur et de l’illusion afin de tendre vers la lumière et la vérité. Par l’épreuve du doute, Descartes, à l’image du prisonnier de la caverne de Platon, veut se détromper et se libérer de la multiplicité et de la diversité des préjugés et des opinions reçues antérieurement en ne faisant confiance à ce que la raison méthodiquement conduite présentera comme certain et évident. La décision de révoquer en doute de toutes les anciennes opinions et connaissances s’inscrit non seulement dans son projet de refondation de la science, mais aussi dans celui d’unification de la sagesse humaine en un système. Elle est liée fondamentalement à sa grande déception envers l’étude des lettres et du grand livre du monde, bref elle est la conséquence logique de « la faillite d’une culture » selon l’expression de Gouhier. Car, « De ce qu’il reçut de ses maîtres et de ce qu’il apprit dans « le grand livre du monde », écrit Jean-Claude Tournand, Descartes retire donc la conviction que rien n’est sûr et que les certitudes mathématiques ne mènent pas plus loin que les rêveries philosophiques faute de s’appliquer à un objet digne d’elles » . Dans ce sens, le doute cartésien est l’envers d’une espérance si l’on sait que l’ambition de Descartes dans l’étude des lettres comme dans les voyages était d’avoir une science certaine et utile à la vie. En effet, la décision de faire table rase des anciennes opinions, en plus d’être une nécessité, est un impératif pour la découverte de la vérité. Cette affirmation de Descartes est illustrative à cet égard : « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » 53. Le doute résulte donc d’un constat manifeste que les connaissances reçues relevant de la probabilité et de la vraisemblance sont douteuses et incertaines. De telles connaissances sont aux antipodes de l’ambition de Descartes qui est « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » 54. Il faut donc au préalable se débarrasser de tous les préjugés et opinions reçus depuis l’enfance. Par l’épreuve du doute, Descartes veut purger l’esprit « d’un déluge universel d’erreurs et d’ignorance » selon la belle formule de Huygens dans sa lettre à Descartes datée du 28 Novembre 1637. Descartes souhaite non seulement se départir des préjugés et des connaissances mal fondées, mais il veut tarir leur source. Il en résulte de ces propos que le doute n’est important et décisif que dans la mesure où il permet d’avoir « une pierre fondatrice sur laquelle l’édifice de la nouvelle science désirée par Descartes puisse s’étayer »d’après l’expression de Cottigham.
De La connaissance de Dieu comme fondement de la science
La nécessité et l’impératif de la connaissance de l’existence et de la véracité de Dieu s’inscrit logiquement dans le projet cartésien de refondation de la philosophie sur des principes certains et inébranlables. Ce qui pousse Descartes dans son intention et son effort de démontrer l’existence de Dieu, c’est avant tout son souci d’avoir une entière certitude sur toute la réalité. Car Dieu rend non seulement possible la connaissance, mais il garantît la solidité et la véracité du savoir humain. Dans cet ordre d’idées, il ne serait pas faux de penser que le cogito n’est pas autosuffisant pour la reconstruction de la vraie philosophie puisqu’il suppose nécessairement la certitude de l’existence et la véracité de Dieu : « Descartes a toujours affirmé, souligne Jean-Marie Beyssade, qu’il n’était pas de science avant que soit démontrée l’existence de Dieu » 88. Le cogito a besoin fondamentalement du concours de Dieu pour donner à la science une garantie nécessaire de stabilité et de véracité. Par l’existence et la véracité de Dieu, il est possible non seulement de donner à la science une rationalité et une scientificité, mais aussi de se libérer des apories métaphysiques du doute. De tels propos confirment davantage toute l’importance que doit occuper Dieu dans l’édifice de la philosophie cartésienne. Puisqu’il permet d’une part de sortir de l’enclos ou de la solitude du cogito en nous ouvrant les portes du monde extérieur et d’autre part il garantit la possibilité de l’existence, de la certitude et de la stabilité de la vraie science. Dans ce sens si le cogito est la première vérité qui a pu triompher l’épreuve du doute, il n’en demeure pas moins que c’est la certitude de l’existence et de la véracité de Dieu qui est au fondement de la possibilité et de la solidité de toute la sagesse humaine. À ce titre, toute connaissance ne peut pas être conçue et considérée comme certaine et solide tant que la certitude que Dieu est ou existe n’est pas prouvée. Dieu est le fondement et le garant de la vraie connaissance. Tout doit se régler et se fonder sous sa bannière. « Car, affirme Descartes, premièrement, cela même que j’ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, et qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui » 89. Ce que Descartes souligne ici c’est le dépassement de la certitude rationnelle par celle métaphysique ou absolue que nous procure Dieu. Ainsi, tant que la connaissance et la véracité de Dieu ne sont pas établies, les connaissances claires et distinctes n’offrent aucune assurance et certitude pour la fondation de la vraie science. Dieu assure la permanence des certitudes qui ne sont plus actuelles ou présentes à l’esprit. Il donne à la vérité les caractères d’intemporalité, de stabilité et d’éternité. Il assure la permanence de la certitude du cogito en conservant celui-ci dans la durée. On a en présence de Dieu une certitude métaphysique, absolue sans laquelle il est impossible d’avoir une vraie science. D’où la place importe et privilégiée que doit occuper Dieu dans la reconstruction d’une vraie science qui ne se limite pas à la composition de vérités actuelles et précaires. C’est pourquoi Descartes demeure convaincu que même si un athée peut avoir une science, une géométrie par exemple, il ne peut pas fonder une science stable et certaine car celle-ci n’est pas garantie par Dieu. La science de l’athée ne peut pas être qualifiée de vraie et de certaine « mais seulement de vagues et inconstantes opinions » 90. Car toute certitude qui n’est pas rattachée à Dieu n’a pas de garantie sûre et par conséquent elle est susceptible d’être remise en doute. Toutefois le fait de considérer Dieu comme fondement de la sagesse ne conduit-il pas à une remise en cause de la place du cogito comme première vérité qui a pu vaincre le doute ? En y regardant de plus près, il n’en est rien si l’on sait que le cogito ne peut affirmer que sa propre existence. Il ne peut rien affirmer en dehors de son être. Le sujet demeure toujours dans l’eau profonde du doute en ce qui concerne la connaissance du monde extérieur. En ce sens même si le cogito est le moteur de la philosophie cartésienne, il faut reconnaître que c’est Dieu qui en est effectivement le fondement et le garant. Ainsi, pour sortir de cet enfermement du cogito, la connaissance de l’existence et de la véracité de Dieu est nécessaire. Toute vérité qui dépend de la clarté et de la distinction de nos connaissances doit être mise en entente jusqu’à ce que soient prouvées l’existence et la véracité de Dieu. Car sur la connaissance du monde extérieure et de la science, le sujet est sous la menace du malin génie qui peut l’induire en erreur en tout moment et en tout lieu. C’est seulement par la connaissance de l’existence et de la véracité de Dieu que le malin génie se trouvera vaincu. « Rappelons, en effet, affirme Bréhier, que le doute hyperbolique montrait dans le malin génie, un être capable d’introduire l’erreur au-dedans même de notre pensée claire et distincte ; c’était dire que la pensée n’était nulle part chez elle. Or, la démonstration de l’existence de Dieu vient anéantir la force de ce doute ; la connaissance de cette vraie nature qu’est l’idée de l’être parfait nous montre que le malin génie était une chimère de notre imagination, car si un être est tout-puissant, il a en même temps toutes les autres perfections, et il ne saurait être malicieux ni trompeur ». C’est en s’appuyant sur la véracité de Dieu comme être parfait qu’on peut se libérer de la ruse et de la malignité du malin génie .
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