Désapprentissage et oubli organisationnels dans la littérature

Désapprentissage et oubli organisationnels dans la littérature

Alors que le thème de l’apprentissage organisationnel s’est constitué comme objet central des théories de l’organisation, peu nombreuses sont les recherches ayant envisagé le phénomène dans sa dimension négative, c’est-à-dire à travers l’étude des processus par lesquels les savoirs accumulés par les organisations peuvent être altérés, perdus, détruits. Ce paradoxe a été signalé par plusieurs auteurs, qui se sont étonnés de cette disproportion, et du peu d’intérêt accordé par leurs pairs à des phénomènes qui devraient être considérés comme d’égale importance par rapport aux processus positifs par lesquels les organisations génèrent, transforment, acquièrent ou accumulent des connaissances (Casey & Olivera, 2011; Martin de Holan & Phillips, 2004; Tsang & Zahra, 2008). Ceci fait dire à Martin de Holan & Phillips (2004), à propos de la somme considérable de recherches consacrées à l’apprentissage organisationnel et au management des connaissances, que celles-ci « ne racontent qu’une partie de l’histoire », dans la mesure où « la focalisation sur l’apprentissage a laissé dans l’ombre les processus, aussi importants, de désapprentissage organisationnel » (p. 1603). Il en résulte qu’à ce jour, les concepts d’oubli ou de désapprentissage organisationnels n’ont pas donné lieu à un véritable corpus constitué de recherches. Ils ont fait l’objet d’un ensemble disparate et hétérogène de travaux relativement isolés, noyés dans l’océan de la littérature sur l’apprentissage organisationnel. Comment l’expliquer ? À la considération de ces travaux, une hypothèse se dégage : ceux-ci se sont polarisés autour de deux courants de recherche bien distincts et se recoupant très peu, empêchant ainsi la « coagulation » d’une véritable communauté de recherche. Nous distinguons ainsi, en schématisant, un pôle de travaux consacrés au « désapprentissage organisationnel » (“unlearning“ en anglais, le plus souvent), envisagé comme phénomène intentionnel et positif, et un second pôle de recherches dédiées à l’« oubli organisationnel » (“forgetting“ en anglais), phénomène non-intentionnel et négatif. Ces deux courants puisent à des sources théoriques et épistémologiques très différentes, ce qui explique largement leur large ignorance mutuelle. Et, comme nous allons le voir, ces différences ne font que prolonger des contradictions épistémologiques qui traversent la recherche sur l’apprentissage organisationnel lui-même (Easterby-Smith, 1997; Easterby-Smith, Crossan, & Nicolini, 2000). Pour Tsang & Zahra (2008) comme pour Martin de Holan & Phillips (2011), le courant de recherche sur le désapprentissage (unlearning) trouve son origine dans un article de Hedberg (1981). D’emblée, le désapprentissage y est posé non comme un problème mais comme une nécessité, non comme le contraire de l’apprentissage, mais comme un complément, voire une condition à celui-ci. Le postulat de Hedberg est que « les connaissances s’accroissent, et dans le même temps deviennent obsolètes à mesure que la réalité change ». En conséquence, les processus d’apprentissage impliquent autant d’« apprendre de nouvelles connaissances que de se débarrasser de connaissances obsolètes et trompeuses » (p. 3). Le désapprentissage vise donc à faire « place nette » à des connaissances nouvelles, dans un mouvement dialectique que l’on peut rapprocher du concept schumpétérien de « destruction créatrice ».

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Il constitue un processus intentionnel, que les firmes ont pour impératif d’organiser et de gérer si elles souhaitent prévenir des crises d’obsolescence et d’inadaptation à un environnement changé (Nystrom & Starbuck, 2004; Starbuck, 1996). Mais quelle est la nature des « connaissances » dont il s’agit de se défaire ? Dans leur grande majorité, ces travaux mobilisent des conceptualisations de la connaissance fondées sur les « routines » et les « comportements » (Tsang & Zahra, 2008), ou bien sur les « logiques dominantes » (Bettis & Prahalad, 1995), donc sur les représentations cognitives des individus. Ils s’inscrivent donc dans les deux approches majoritaires de l’apprentissage organisationnel en théorie des organisations (Starbuck & Hedberg, 2003), à savoir l’approche comportementale centrée sur les routines, issue des efforts fondateurs d’Herbert Simon et de James March pour faire de l’apprentissage le socle d’une théorie non-économique de la firme (Cyert & March, 1963; Levitt & March, 1988; March, 1991), et l’approche cognitiviste, inspirée notamment des travaux d’Argyris & Schön (1978) sur la typologie des apprentissages en simple et double boucle. Les travaux qui étudient, sous le vocable d’« oubli organisationnel » (organizational forgetting), les phénomènes involontaires, et potentiellement négatifs et dysfonctionnels, de perte ou de dépréciation de connaissances au sein des organisations, s’enracinent dans une filiation théorique tout autre, et de ce fait ont développé une approche radicalement différente de l’objet. Ces travaux s’inscrivent dans le prolongement des recherches menées sur les « courbes d’apprentissage » (“learning curves“), associées au phénomène d’« apprentissage par la pratique » (“learning-by-doing“).

Cette tradition de recherche est d’ailleurs plus ancienne que les courants cognitivistes et comportementaux. Son acte de naissance est en effet la mise en évidence par l’ingénieur américain Theodore Paul Wright, dans un article intitulé Factors affecting the cost of airplanes (1936), d’une croissance de la productivité proportionnelle au nombre cumulé d’outputs produits dans le domaine du montage d’avions. Cette découverte a donné lieu à d’abondants travaux centrés autour de la question de la productivité, fondés sur une approche statistique et positiviste des phénomènes d’apprentissage, qu’il s’agit essentiellement de constater empiriquement à partir du progrès de la performance, et de traduire en « lois ».

 

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