Le commandement quinze
Deuxième mois d’enseignement dans l’Éducation nationale
Chaque jour, c’est la surprise et l’improvisation quand j’arrive dans l’établissement (que j’ai souvent du mal à trouver puisque l’adresse des écoles est généralement incomplète sur le site de l’Éducation nationale). Le matin même ma gestionnaire est incapable de me dire quelle classe je vais prendre en charge. Impossible donc de préparer des leçons en amont, ne serait-ce que dans les transports. Lorsque j’arrive dans la classe, je n’ai aucun brief sur rien (motif de l’absence de l’enseignant, difficultés, niveau…). Officiellement, chaque enseignant est dans l’obligation de tenir un journal dans lequel il donne des informations sur l’avancée du programme et la vie de la classe. C’est souvent difficile de mettre la main sur ce cahier perdu au milieu de toutes les affaires dispersées, et encore faudrait-il avoir le temps d’en prendre connaissance ! En théorie c’est une bonne idée, en pratique c’est parfaitement inadapté pour des remplacements de courte durée. Pour preuve, j’écris souvent mon nom au tableau avec le manteau encore sur le dos et c’est parti pour l’improvisation !
Je démarre cette nouvelle semaine avec une classe de CM1 à Bobigny. Les élèves semblent a priori sages, attentifs, volontaires. Une assistante de vie scolaire est assise aux côtés de Dramane, un élève lourdement handicapé physique en fauteuil roulant. Cette femme a très envie de me parler, elle m’interrompt souvent pour me raconter sa vie, elle a elle-même un enfant handicapé, « c’est pourquoi elle sait parfaitement y faire ». Je demande aux élèves de lire les consignes de l’exercice que j’ai écrit au tableau puis j’interroge au hasard Halima, une petite fille qui devient rouge écarlate et se mure dans le silence. L’AVS amusée lance devant toute la classe : « Elle sait pas lire, elle fait jamais rien celle-ci, faut faire comme si elle existait pas ! » Très gênée, j’enchaîne pour que le malaise ne s’installe pas plus longtemps. Un autre enfant s’agite dans le fond de la classe, il se lève, se balade… Nouvelle intervention de l’assistante : « Faut faire attention à Samba, celui-là c’est un autiste très violent ! Dès qu’il commence à s’agiter, il faut appeler le directeur parce qu’il peut devenir brutal avec ses camarades. » Ma plus grande difficulté pendant cette matinée sera donc de gérer l’AVS qui n’a visiblement pas de formation en psychologie.
Avant la pause déjeuner, je questionne les élèves sur leur avenir, pour faire connaissance et parce que, je le confesse, cela m’amuse de découvrir les métiers idéalisés par les enfants. Beaucoup aspirent à devenir maître ou maîtresse, certains se voient policier, pompier. Visiblement, il y a des choses qui ne passent pas de mode. J’interroge Samba qui s’agite de nouveau, pour tenter de l’intégrer dans la conversation collective et le canaliser : « Moi, je veux fabriquer des armes pour tuer tout le monde et je commencerai par toute la classe ! » Je suis abasourdie.
Nouvelle affectation en maternelle. La petite enfance est la classe d’âge qui me demande le plus d’efforts et de concentration, tant pour appréhender les apprentissages que pour la gestion du temps. Après quelques jours, j’invente « le commandement quinze » : « Tu prévoiras quinze minutes pour tout ce que tu entreprendras avec des petits. » Les pauses pipi ? Quinze minutes, le temps que tout le monde se lave les mains. La durée de concentration pour chaque activité ? Quinze minutes, après ça décroche ! S’habiller avant la récréation ? Quinze minutes pour avoir le temps de fermer tous les manteaux, retrouver le gant manquant, enfoncer les bonnets sur les têtes. Ranger le matériel de la classe entre deux activités ? Quinze minutes, dont cinq pour reboucher tous les feutres correctement. Une fois qu’on a adopté le commandement quinze, tout va mieux. Fait froid ! Nous sommes en novembre 2017, l’hiver qui s’installe soudainement s’annonce particulièrement glacial. Je garde en mémoire cette sensation parce que la porte-fenêtre vitrée de ma classe, qui donne sur l’extérieur, est cassée, laissant ainsi entrer la pluie, le vent et le froid.
Conséquence évidente : mes élèves sont gelés. J’en parle aux collègues qui m’expliquent qu’elles ont fait de nombreuses demandes auprès de la mairie de Bobigny depuis le mois de septembre dans l’espoir que cette porte soit réparée à temps pour affronter l’hiver, disons, dans la dignité. Aucune réponse. Je ne savais même pas que les bâtiments étaient gérés par les mairies. Seuls les enseignants dépendent du ministère de l’Éducation nationale, ce qui explique très clairement pourquoi les villes les plus modestes ont des établissements d’un autre temps, lorsque les écoles des grandes villes disposent de ce qui se fait de mieux.
La semaine suivante, toujours à Bobigny, je suis avec des CM1. Les températures sont maintenant proches de zéro à l’extérieur… et à l’intérieur de l’école ! Les élèves s’installent en classe avec leurs manteaux.
« Comment ça se fait qu’il fait aussi froid dans votre école ?
– Le chauffage est cassé, maîtresse.
– Depuis longtemps ?
– Quelques semaines, mais parfois il remarche… »
Je donne moi-même cours en manteau et écharpe. Les élèves ont les doigts gelés, ils ont du mal à écrire. Les enseignants sont aussi désabusés que les élèves : « La panne de chauffage avait duré deux mois l’hiver dernier, j’espère que ça mettra moins de temps à être réparé cette année. »
Je peine à trouver ma nouvelle école maternelle puisque la gestionnaire n’est toujours pas en mesure de me communiquer une adresse précise… Je découvre ma classe de petite section et suis toujours aussi surprise de constater à quel point les élèves sont minuscules. L’ATSEM censée m’aider à encadrer les ateliers passe la matinée sur son téléphone portable, elle disparaît même une heure, sous prétexte de chercher ses lunettes de vue « probablement oubliées quelque part dans l’école », puis réapparaît à l’heure du déjeuner pour s’étonner de les voir en évidence sur le bureau de la maîtresse. Elle aurait quand même pu inventer un prétexte plus crédible pour s’éclipser !
Durant la pause déjeuner, les autres profs m’ignorent totalement, la directrice me parle uniquement pour m’ordonner de surveiller la sieste l’après-midi. Je déambule dans l’école à la recherche du dortoir que je finis par trouver, pour relayer les ATSEM qui ont mis les enfants au lit.
Seule adulte, je m’assois sur ma mini-chaise d’écolière, dans un dortoir plongé dans l’obscurité où je compte une cinquantaine de petits matelas éparpillés sur le sol. Il ne reste plus qu’à patienter deux heures… L’inexpérience rend naïf, n’est-ce pas ? Un enfant se réveille en larmes après un vilain cauchemar. Ses cris finissent par réveiller un deuxième enfant, puis un troisième… Les consoler dans le couloir pour stopper l’épidémie de réveils ? Cela signifie laisser les autres sans surveillance puisque je suis seule à cet étage du bâtiment. J’essaie de prendre les trois enfants dans mes bras, en équilibre sur ma mini-chaise, de rassurer, de sécher les larmes, et de les rendormir. Trente minutes de gratouille de cheveux plus tard, on n’entend plus que les respirations profondes des petits loulous.
Un répit de courte durée, car j’entends à nouveau des pleurs. Je m’approche du lit d’une petite fille : « J’ai fait pipiiiii ! » Direction les toilettes, même si je ne suis toujours pas rassurée à l’idée de m’absenter du dortoir, je n’ai plus le choix. Penda est trempée. Je lui demande d’enlever sa culotte pour pouvoir la nettoyer et la changer… mais impossible de trouver des lingettes et des affaires propres ! Je finis par la rincer avec du papier toilette et je lui demande de mettre son pantalon… sans culotte. Que faire de la culotte pleine de pipi ? Impossible de trouver des sacs plastique, je finis par choper un sac pour protection périodique dans les toilettes des femmes. On fait ce qu’on peut !
15 h 15. Fin de la sieste, les ATSEM reviennent pour m’aider à réveiller les enfants et les rhabiller. Je me permets de dire poliment qu’il aurait peut-être été utile de m’indiquer où se trouvent les affaires de rechange… Amusées, elles me répondent : « Ah oui, t’as dû galérer ! »
Je quitte cette école comme je suis arrivée, dans l’indifférence générale.
Lorsque j’ai une affectation en élémentaire, je demande systématiquement aux élèves de confectionner une étiquette avec leur prénom écrit en énorme, à déposer sur leur bureau pour faciliter les échanges. Deux petits rigolos de CM2 se rebaptisent « Booba » et « MHD ». Je les appelle ainsi toute la journée :
« Hey, la maîtresse connaît les rappeurs ! » s’étonnent les enfants. Oui, ça m’a bien aidée ce coup-ci.
Nouvelle affectation en élémentaire le jeudi. Je m’installe dans une classe pour préparer mes leçons avant l’arrivée des élèves. Cinq minutes avant le retentissement de la cloche, le directeur monte dans la classe pour m’annoncer… que je ne suis pas dans la bonne école ! Une autre remplaçante vient d’arriver pour les élèves que je m’apprêtais à prendre en charge. Moi, je suis affectée dans l’école à côté, au fond du même parking.
Dans la bonne école, catégorisée REP+, on me confie une classe de CM2 bien agitée. Je dois les emmener en transports en commun à la piscine. Je pars avec un carnet de tickets de métro qui n’en compte pas assez pour tout le monde… Je m’en rends compte au moment du compostage, tant pis !
J’observe les enfants s’éclater dans l’eau, perchée en haut du toboggan dont on m’a confié la surveillance. Après la piscine, on reprend le tram pour rentrer à l’école à temps pour le déjeuner, sauf qu’il est bientôt midi : c’est l’heure de pointe. Ces préados sont surexcités après la baignade et j’ai du mal à les canaliser dans le wagon bondé. J’aperçois Punkgar, élève autiste, qui a réussi à trouver une place assise et semble discuter avec un passager. « Vache qui rit » sont les seuls mots que j’arrive à distinguer dans la bouche de l’homme avec qui il discute. Pas de raison apparente de s’inquiéter… sauf que ce passager s’agite, parle de plus en plus fort en s’adressant au groupe qui fait du bruit. Puis il se lève en hurlant sur les enfants : « Vous allez fermer vos gueules, au lieu de brailler comme des putains de vaches qui rient. » Je m’interpose tout de suite physiquement entre les enfants et l’homme. Ses propos sont incohérents, violents et je sens très nettement son haleine alcoolisée.
« Ce sont des enfants, monsieur, si vous avez quelque chose à dire, c’est à moi qu’il faut vous adresser, et vous baissez d’un ton.
– FERME TA GUEULE, j’vais vous niquer.
– Toi, tu fermes ta bouche et tu DÉGAGES !!! »
J’ai peur que l’incident n’en reste pas là. Tous les passagers observent la scène, sans dire un mot. Les enfants sont scotchés, ils ne font plus un bruit… Heureusement, nous arrivons à notre arrêt et je fais descendre mes élèves, tremblante. Un homme m’interpelle à la sortie du tram :
« M’dame, je voulais vous dire que j’étais prêt à intervenir si il vous avait tapée ! (Me voilà rassurée, merci de te manifester une fois la scène terminée, mec.)
– Woh… la maîtresse comment elle s’est vénère ! Elle nous a trop défendus. Elle a mangé le mec ! » Les élèves sont stupéfaits.
Je retrouve une autre enseignante, bloquée en tête de tram avec sa classe.
Traumatisée, je lui raconte ce qu’il vient de se passer, je cherche son soutien :
« Pff, ils ont que ce qu’ils méritent. Si seulement, un jour, l’un d’entre eux pouvait s’en prendre une, peut-être que ça les calmerait et qu’ils arrêteraient de faire chier tout le monde. »
Mes mains se mettent à trembler de plus belle. Mon énervement se porte maintenant sur cette collègue. Comment parler ainsi de ses élèves ? En rentrant, je signale l’incident à la directrice de l’école qui me demande d’écrire un rapport. Vu sa réaction (aucune), je pense qu’il a atterri directement à la poubelle.
Les enfants, très dissipés toute la matinée, sont des petits anges l’après-midi. Ils m’obéissent au doigt et à l’œil. Parce que je leur ai montré ma considération… Ce qui ne semble pas arriver souvent.
Vendredi, classe de CM2 toujours à Bobigny. Je pensais vraiment que j’avais vécu le plus dur pour cette semaine. Erreur. Le directeur, accueillant et sympathique, préfère prévenir : la classe est difficile, d’ailleurs l’enseignant que je remplace est en burn out. Je fais connaissance avec les élèves, certains sont plus grands que moi en taille (pourtant, je mesure 1,75 mètre).
Dès les premières minutes, on me teste : deux élèves s’assoient sur les tables pendant que d’autres discutent à (très) haute voix alors que je suis en train de parler, pour signifier leur indifférence.
« Je vous préviens, je ne suis pas ici pour faire de la discipline et je refuse de crier. Je suis ici pour travailler, si possible en s’amusant. Si ça n’est pas possible, ça sera juste du travail et des sanctions pour ceux qui ne font pas d’efforts… À vous de voir si vous avez envie de passer une bonne journée ! »
Je découvre sur le bureau du maître de nombreuses punitions, avec les fameuses lignes à recopier : « En classe, je ne dois pas / je dois. » Il y a aussi des questionnaires à remplir pour tenter de rétablir le dialogue : « Qu’est-ce que tu as fait qui n’est pas autorisé ? Pourquoi est-ce que tu l’as quand même fait ? Est-ce que tu le regrettes ? Comment trouves-tu ton comportement ? Que faire pour ne pas recommencer ? Y a-t-il des choses qui t’énervent et dont tu veux parler ? » À la lecture des questionnaires, je comprends la détresse de cet enseignant qui essaye tant bien que mal de rétablir l’ordre dans sa classe.
Je commence à recopier les consignes d’un exercice de conjugaison au tableau, lorsque je reçois des bouts de gomme dans le dos :
« On ne s’est pas bien compris, si je vois encore un bout de gomme voler, vous passez la journée chez le directeur ! »
Éclats de rire des plus indisciplinés. Nouvelle tentative pour finir de recopier mon exercice au tableau. Cette fois, c’est une cartouche d’encre vide qui tombe à mes pieds.
« Les quatre au fond, vous me donnez vos carnets de correspondance.
– J’en ai pas !
– Alors tu vas chez le directeur…
– Non, je vais me calmer.
– C’est toi qui décides ?
– Non, mais c’est bon, c’était pour rigoler. J’arrête. »
Toute la journée sera interrompue de la sorte. En fin d’après-midi, à bout de nerfs et consciente que les menaces doivent être mises à exécution pour rester crédibles, je finis par envoyer un élève chez le directeur. Damien refuse de m’obéir. Je demande à un autre élève de la classe de ranger ses affaires et de l’accompagner chez le chef d’établissement. L’élève se met à crier, il refuse même de se lever de sa chaise. Je m’assois sur le banc devant le tableau, j’arrête de parler et je suspends toutes les activités en cours.
La classe réagit :
« T’es relou, Damien, lève-toi !
– Tu fais chier…
– Écoute la maîtresse, bouge ! »
L’élève finit par céder à la pression de ses camarades. Je me crois tirée d’affaire…
Une demi-heure plus tard, j’entends du bruit dans le couloir, j’ouvre la porte pour voir ce qu’il se passe et découvre Damien (censé être chez le directeur) qui zone et s’amuse à balancer sur le sol toutes les affaires qu’il trouve pour se faire remarquer. Il me fixe, sourire aux lèvres, très satisfait d’avoir bafoué mon autorité et déjoué ma vigilance. Je demande à un autre élève d’aller chercher le directeur. Damien finit la journée dans son bureau et, malheureusement, ça n’a pas l’air de le contrarier.
Je suis épuisée par cette journée interminable, j’ai l’impression d’avoir fait la police et de ne pas avoir eu la possibilité d’enseigner quoi que ce soit à ces élèves, alors que certains d’entre eux manifestent une réelle volonté d’apprendre et un profond agacement vis-à-vis des perturbateurs.
Le rapport 2016 du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) intitulé Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ? montre que « sur les deux dimensions centrales dans la réussite scolaire (le temps d’apprentissage et l’expérience professionnelle des enseignants), les élèves issus de l’éducation prioritaire ne bénéficient pas d’une égalité de traitement. Le temps des apprentissages scolaires y est notablement raccourci (problèmes de discipline, exclusions et absences des élèves, absentéisme des enseignants) et le recours à des enseignants contractuels et débutants s’est accru sur la dernière décennie ». Ah, tiens !
Avant de partir, j’ai envie de parler au directeur :
« J’ai pas une grande expérience mais c’est la pire classe que j’ai jamais eue à gérer ! Vous devriez réagir et prendre des dispositions rapidement.
– Mais, qu’est-ce que je peux faire ? » me demande ce directeur, totalement démuni…
Finalement les équipes pédagogiques sont comme les établissements : totalement abandonnées par les pouvoirs publics.