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La dislocation en français et en allemand
Définition du phénomène et terminologie
Le terme dislocation décrit l’existence d’un constituant à la périphérie d’un énoncé syntaxiquement déjà complet, placé avant ou après la phrase matrice, et qui peut être repris par un pronom coréférentiel à l’intérieur de l’énoncé matrice. Le traitement dans la littérature des constructions qui nous intéressent ici manifeste une grande hétérogénéité. Ces différences peuvent être à la fois d’ordre méthodologique et théorique : il est ainsi courant d’analyser uniquement des syntagmes nominaux lexicaux disloqués. D’autres constituants comme des syntagmes prépositionnels, voire mêmes des éléments phrastiques, peuvent également être disloqués (cf. ci-dessous), mais ils sont plus rarement attestés (Avanzi, 2009b : 78). En ce qui concerne le pronom résomptif, des approches différentes se dessinent également : s’il y a accord sur l’inclusion des reprises par pronom personnel clitique, certains auteurs (cf. Avanzi, 2009b : 78) excluent la dislocation sans reprise, ou encore la reprise par pronom démonstratif (en fonction de son apport sémantique différent des pronoms personnels). Aussi, le sens même des termes traduit une hypothèse contestée et qui n’est pas assumée dans toutes les approches traitant de la dislocation : le terme dislocation implique que l’élément disloqué ait été déplacé depuis sa place originelle à l’intérieur de l’énoncé. Cette hypothèse de mouvement est en effet proposée par certaines études générativistes et différencié selon le type de dislocation (notamment Cinque, 1977; Ross, 1967), mais réfutée par d’autres (par exemple De Cat, 2007). Le terme Herausstellungsstrukturen proposé par Altmann pose des problèmes similaires ; sans adopter la perspective générativiste, Altmann adopte ces termes comme équivalents allemands par commodité d’une terminologie déjà existante (1981 : 17). Nous allons également utiliser le terme dislocation ici sans nous placer dans une perspective générativiste, puisque c’est effectivement le terme le plus répandu dans la littérature. Les termes gauche et droite pour distinguer l’emplacement de l’élément disloqué sont également problématiques : ils relèvent du domaine du texte écrit et ne sont donc pas tout à fait appropriés pour traiter de l’oral. Cependant, en raison de l’utilisation très répandue de ces deux termes dans la littérature, nous allons garder cette terminologie, tout en rendant compte, dans nos analyses, du caractère temporel, et non pas spatial, du langage oral (cf., parmi d’autres, Auer, 2009).
Statut syntaxique de l’élément disloqué
Certains auteurs soutiennent que l’élément disloqué serait le sujet de la phrase en français, et que le pronom personnel résomptif ne serait pas un clitique, mais un affixe, marqueur d’accord sur le verbe (Apothéloz, 1997; Berrendonner, 2007; Culbertson & Legendre, 2008; Parisse, 2008). Pour une discussion critique de cette hypothèse, voir par exemple Barnes (1985) et De Cat (2007). Dans d’autres approches, l’élément disloqué est conçu comme apposé ou adjoint à l’énoncé (De Cat, 2007). Lambrecht (2001b) propose que l’élément disloqué n’entretient aucune relation syntaxique ou sémantique (celles-ci sont remplis par le résomptif, si présent) avec la prédication de l’énoncé matrice, mais seulement une relation pragmatique. Encore d’autres auteurs se sont intéressés à la dislocation dans un cadre plus large, qui vise à établir les unités d’analyse pertinentes pour la langue parlée et qui tentent d’établir des descriptions de la langue parlée qui puissent tenir compte justement de ces types de déviation de la ‘phrase canonique’ (voir notre chapitre précédent). Les liens qu’entretien la dislocation avec le reste de l’énoncé sont alors saisis en termes macrosyntaxiques, en tant que satellite combiné au noyau de l’énoncé (Blanche-Benveniste, 2010 [1997]; Blanche-Benveniste et al., 1990) ou encore en termes d’actions communicatives (préparation + action, action + confirmation ; (Berrendonner & Groupe de Fribourg, 2012), Referenz + Aussage (=référence + prédication) (Fiehler et al., 2004; Schneider et al., 2018)). 1.3 Les descriptions formelles des dislocations dans la littérature Les premières études sur les dislocations se sont concentrées sur la dislocation à gauche, et elles se sont essentiellement consacrées à la morphosyntaxe de ces constructions. Dans les travaux sur la dislocation, que cela concerne le français ou l’allemand, il y a tendance à considérer qu’il existe deux types différents de dislocation à gauche (en tout cas parmi les auteurs qui acceptent une définition plus vaste de la dislocation, comme nous venons de le présenter) : La dislocation à gauche au sens strict (aussi CLLD = Clitic Left Dislocation, parfois juste LD, Left Dislocation) et le thème libre (HTLD = Hanging Topic Left Dislocation, aussi Nominativus Pendens). Les études sur la dislocation à droite sont quant à elles moins nombreuses que celles consacrées à la dislocation à gauche. Certains auteurs considèrent qu’il n’y a qu’un seul type de dislocation à droite (cf. Altmann, 1981 pour l’allemand, et plus récemment De Cat, 2007 pour le français), d’autres distinguent des structures qui seraient analogues à celles de dislocation à gauche et thème libre en ce qui concerne les liens syntaxiques entretenues avec le noyau de l’énoncé (cf. Horlacher, 2007, 2012 pour le français; Auer, 1991; Averintseva-Klisch, 2006a, 2009; Selting, 1994 pour l’allemand). Nous utiliserons dans la suite le terme dislocation à gauche au sens global, et distinguerons dislocation à gauche (véritable) et thème libre lorsqu’il s’agira de détailler ces deux constructions. Nous soulignons également que dans nos analyses, nous n’allons pas distinguer les deux, notamment parce que dans nos données, le thème libre est presque inexistant. L’objectif de ce chapitre est alors essentiellement de rendre compte de l’état de l’art, et de souligner le continuum ou les affinités formelles et fonctionnelles qui existent entre les différents types de dislocation, plutôt que d’aboutir à une classification de celles-ci. Si les premières descriptions formelles de la dislocation concernaient essentiellement les traits morpho-syntaxiques, des critères prosodiques ont été intégrés aux analyses comme trait supplémentaire pour distinguer des structures pouvant être identiques sur le plan segmental (dislocation à gauche et thème libre). Certains auteurs ont même fait de la prosodie le critère premier et principal pour distinguer entre les différents types de dislocation (notamment Selting, 1993b, 1994 pour l’allemand). Comme nous l’avons noté plus haut, la dislocation est un trait saillant du français parlé, bien plus que de l’allemand. C’est sans doute pour cette raison que l’on trouve un plus grand nombre d’études sur corpus pour le français que pour l’allemand. Nous allons par la suite exposer les descriptions formelles proposées dans la littérature pour décrire les différents types de dislocation : la nature de l’élément disloqué, celle de l’élément résomptif ainsi que des traits prosodiques. Les dislocations à gauche et à droite seront traitées ensemble, ce qui nous paraît ici le format le plus adéquat pour comparer les deux structures et éviter les répétitions. Dans un premier temps, nous allons faire le point sur la fréquence de la dislocation gauche et droite respectivement, avant de présenter les types de syntagmes qui peuvent être disloqués, pour ensuite regarder de près l’élément résomptif. Nous allons ensuite examiner les descriptions des propriétés prosodiques qui ont été proposées. Chaque paragraphe présentera d’abord le français et ensuite l’allemand, afin de bien faire apparaître les points communs et les divergences formelles.
Fréquence des dislocations
Malgré le grand intérêt porté à la dislocation dans la littérature, les études ayant quantifié son emploi de manière détaillé sont finalement assez rares en ce qui concerne le français, et très rares pour l’allemand. Nous mentionnons ici les études qui ont analysé des interactions entre adultes ; pour les interactions impliquant des jeunes enfants, voir le CHAPITRE V. Pour le français, en fonction des études, le taux de dislocation a pu être calculé par rapport à l’ensemble des énoncés contenant ou non une dislocation, ou alors a été calculé en fonction de la réalisation du sujet. Jansen (2014 : 146‑147) a chiffré le taux de dislocation à 8 à 12% pour trois locuteurs adultes francophones, mesuré comme pourcentage des énoncés déclaratifs avec verbe conjugué contenant une dislocation. D’autres auteurs ont comparé le taux de sujet disloqué au sujet non-disloqué, suivant la discussion sur la structure argumentale préférentielle du français (voir la section 3 de notre chapitre précédent). Les analyses quantitatives qui ont comparé le taux de sujet lexical disloqué et non disloqué arrivent à des conclusions assez similaires, pour peu que la même méthode de calcul soit appliquée. Lambrecht (1987) propose une quantification pour la fonction sujet, de dislocation à gauche, dislocation à droite et syntagme lexical non disloqué. Dans ses résultats, un syntagme nominal sujet est plus fréquemment disloqué (164 occurrences, 61%), le sujet lexical simple correspondant à 104 (39%) des cas. Mais l’énoncé avec sujet nominal non disloqué CHAPITRE IV 150 reste, d’après ces résultats, une construction utilisée, malgré les tendances de la structuration préférentielle. Ashby (1982) analyse seulement les SN lexicaux (pré- et postverbaux) dont le référent est donné (dans le discours ou dans la situation), et constate que 47% des ces SN sont disloqués.96 Une autre étude qui s’intéresse à ce que Ashby appelle « the drift of french syntax » (1982) est celle de Culbertson & Legendre (2008), qui suppose une évolution vers un dédoublement du sujet lexical (dans cette perspective, le clitique sujet deviendrait un marqueur morphologique affixé au verbe, et l’élément « disloqué » constitue le sujet syntaxique). Les auteures citent des chiffres pour l’interaction entre adultes basés sur l’analyse de 23 locuteurs (corpus PCF), où les SN sujet avec reprise par un pronom clitique font 60% en moyenne (Culbertson & Legendre, 2008 : 2669‑2670). 97 Barnes (1985) a étudié seulement la dislocation à gauche. Dans des contextes où cela est syntaxiquement et pragmatiquement possible, 65% des sujets lexicaux sont alors disloqués. Horvath (2018) enfin, qui s’intéresse à la dislocation à gauche et à droite, observe un taux très similaire pour les sujets lexicaux : 66,8% sont disloqués (2018 : 138). 98 Ces différentes études observent donc environ deux tiers de sujets lexicaux disloqués pour un tiers non disloqué