Des machines et des hommes : Enquête sur la prostitution masculine entre hommes via Internet

Des machines et des hommes : Enquête sur la
prostitution masculine entre hommes via Internet

Du sodomite à l’homosexuel

L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est une espèce. Miche Foucault, La volonté de savoir. Le XVIIIème siècle a vu progressivement s’éteindre le crime de sodomie46 (la dernière application datant de 1750) jusqu’à sa dépénalisation en 1789 pouvant être interprétée comme une sécularisation de la loi insufflée par la philosophie des Lumières et/ou la volonté de supprimer un « vice » condamné par la religion (Revenin, 2005). Le ainsi : « L’histoire des homosexualités invite à l’interdisciplinarité. On notera qu’elle reste, en France tout au moins, dominée par les contemporanéistes ». 46 D’un point de vue épistémologique, ce terme désignait toute pratique sexuelle non procréatrice. Le crime de sodomie visait une forme d’acte et non pas une catégorie de personnes (pouvaient être inculpées des personnes ayant des pratiques hétérosexuelles), mais englobait également des catégories plus vagues (comme la trahison, l’hérésie, etc.). 67 code pénal français de 1810 reprend la législation de 1791 tandis qu’elle reste, en Angleterre et en Allemagne, punie d’un ou deux ans de prison. Néanmoins, les principes religieux ne disparaissent pas mais sont incorporés aux discours scientifiques postrévolutionnaires. Dès le XIXème siècle, les naturalistes tentent de comprendre les déterminismes et s’intéressent à la physiologie de la sexualité, l’homme étant vu comme un « produit naturel ». A cela s’ajoute, avec l’avènement de la troisième république, la volonté d’établir une révolution dans le domaine des mœurs, prônant le progrès moral et physique de l’humanité par la connaissance de lois naturelles. La sexualité devient un enjeu crucial de régulation et de protection du corps social, les convictions hygiénistes établissant le lien entre morale et physique, entre forme de l’individu et fonction sociale, entre âme et corps47 . Aussi, nombre d’auteur·e·s semblent être en accord pour voir dans le XIXème siècle une époque charnière dans le changement paradigmatique à l’encontre des sexualités. Jean-Pierre Kamieniak (2003) voit dans ce siècle une période féconde où se lient les dimensions médico-légales, psychopathologiques et sexuelles, tout en modifiant la législation du licite et de l’illicite. Clyde Plumauzille note à propos du plaisir : « C’est son flottement conceptuel et la liberté sensuelle qui en découle que les médecins modernes tentent d’appréhender, de fixer et de déterminer dans l’ordre de la Nature à une époque charnière où les bouleversements révolutionnaires entrainent dans leur sillage une forte politisation du sexuel. » (Plumauzille, 2010, p.111). La sexualité devient un lieu d’investigation, le savoir médical participant à cette dynamique comme prétendant à un diagnostic social. Sont alors étudiées les pratiques sexuelles et les normes naturelles censées les régirent. L’émergence de la perversion découlant de la codification des actes sexuels distinguant ceux constitués comme naturels ou à l’inverse comme pathologiques, va constituer un nouveau champ investissant particulièrement la figure du pédéraste puis de l’homosexuel. Le sodomite criminel devant Dieu deviendra l’homosexuel criminel contre la société, pervers et dégénéré. Nous allons ainsi revenir sur l’élaboration du savoir sur la sexualité puis sur la constitution de la perversion comme objet d’étude jusqu’aux différentes théories expliquant les pratiques sexuelles entre hommes. 47 Nous pouvons voir les prémices de cette idéologie au moment même de la révolution, dans les pamphlets et autres écrits satiriques (Pastorello, 2010). I-1 Entre naturalité et perversion : le sexuel saisi par l’autorité médicale La codification des pratiques sexuelles, en lien avec la naturalisation des identités de sexes, fait émerger la perversion comme objet d’étude. Ce nouveau champ du savoir représente un intérêt majeur aussi bien par les médecins aliénistes que par les juristes dans un souci commun d’en répertorier les formes. Bien que de l’ordre de l’évidence, il faut noter que le XIXème siècle n’est pas sujet à des changements comportementaux des individus, les « perversions » sexuelles étant déjà présentes et réglementées. Le changement se situe dans le regard porté sur ces pratiques et son appropriation médicale qui « accompagne et succède à la fois à celui, scrutateur, des théologiens et autres confesseurs » (Kameniak, 2003, p.251). L’acceptation du mot perversion48 dans le champ médical présuppose l’existence de facteurs physiologiques qui peuvent être altérés. Le monde médical offre la vision d’une fonction physiologique normale ou pathologique qui sera utilisée pour expliquer les conduites sexuelles49 . La perversion sexuelle se décompose en trois axes : les instincts (définissant les conduites performées, héréditaires et caractéristiques d’une espèce), la morale (règles et conduites se référant ainsi à la loi), la pathologie (en référence à l’aliénation et à l’hérédité). La médicalisation de la sexualité se fait par le biais de l’expertise sollicitée auprès des médecins aliénistes. Il ne s’agit plus seulement de punir mais de décrire et d’expliquer. Ainsi, l’entrée de la médecine dans la sphère privée de la sexualité s’opère tout d’abord par la médecine légale, chargée alors d’évaluer les dommages subis par une victime en cas d’agression. La médecine légale va peu à peu glisser vers l’exploration de l’accusé, imposant un changement paradigmatique du regard porté aux comportements sexuels. Il existe à cette époque une forme de concurrence entre pouvoir judiciaire et pouvoir médical, entre ce qui relève du pathologique ou du crime. Régis Revenin (2007) analyse alors l’émergence de la sexologie comme contestation du droit. Le passage de la perversion sexuelle comme objet juridique à objet sexologique dénote d’une concurrence entre pouvoir médical et pouvoir 48 Kamieniak (2003) revient sur l’étymologie de « perversion », composé verbal rattaché au latin vertere, versus, signifiant tourner. Parmi ses composés on retrouve invertere (retourner), qui donnera le terme inversion au XVIème siècle ; inverti apparaîtra au XXème. On trouve également pervertere, qui donnera perversus (de travers), à l’origine de perverti au XIIème et perversion au XVème siècle. Tous ces termes énoncent un écart implicite à une norme, de même qu’anomalie, aberration (formé sur aberrare, c’est-à-dire s’éloigner). 49 Dans les perversions sexuelles théorisées par la suite, l’objet de satisfaction est inapproprié à la fonction. 69 coercitif (police, justice) autour de la question sexuelle. Cependant, historiquement, « le pervers et la loi sont liés » (Kameniak, Op. Cit., p.253). La loi, définissant ce qui relève de l’infraction ou de l’illégalité, attribue à la médecine des sujets permettant la connaissance descriptive, les expertises provenant de compétences judiciaires. Ainsi paraît en 1857 la première Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, d’Ambroise Tardieu, ayant pour vocation d’éclairer les juristes et médecins sur les délits où se mêle le sexuel. Pour ce dernier, la science ne doit oublier aucun objet sexuel. L’explication de la perversion se fait sur un mode éminemment sexué, et l’on peut remarquer un glissement des individus étudiés selon leur sexe, au cours du XIXème siècle. La première moitié de ce siècle offre une large place à l’analyse des femmes. Ceci s’explique par la théorie psychopathologique dominante en vigueur : la monomanie instinctive, conception des aliénistes au cours du premier tiers du siècle (Pinel, Esquirol). La monomanie correspond à une pulsion plus forte que la volonté, même si la raison la désapprouve. Il s’agit d’une idée fixe qui provoque angoisse, anxiété et douleur jusqu’au passage à l’acte, diminuant ensuite jusqu’à la prochaine crise, dans une forme cyclique. Les aliénistes parlent de « folie raisonnante » ou de « folie lucide ». Les monomanies sont innombrables (kleptomanie, démonomanie, lypémanie, etc.) et concernent aussi bien la sexualité, telles que l’érotomanie, la nymphomanie, le satyriasis, l’onanisme, etc50. Les aliénistes s’appuient, pour parfaire leurs théories, sur les pères de la médecine plus que sur l’observation clinique. Les monomaniaques sont encore pris·es dans une cosmogonie de forces qui les dépasse, et c’est tout naturellement que selon les représentations, les femmes paraissent bien plus sujettes à succomber au péché, au mal. De même, les onanistes ou érotomanes sont vus comme possédés. Les théories de la dégénérescence expliquant la perversion, qui suivront au cours de la deuxième moitié du XIXème, vont s’intéresser aux hommes et vont privilégier l’observation empirique, les cas cliniques, la méthode expérimentale s’étant imposée comme une règle51. Ainsi les sujets analysés, provenant des institutions judiciaires pour des cas d’attentats à la pudeur ou d’outrages aux bonnes mœurs, sont essentiellement des hommes, les femmes ne pouvant qu’exceptionnellement être prises 50 Voir à ce sujet l’article de Sylvie Chaperon (2010) : « Les fondements du savoir psychiatrique sur la sexualité déviante au XIXe siècle ». 51 De nouveaux paradigmes méthodologiques sont ainsi valorisés avec une importance toute particulière à fonder le savoir sur un empirisme analytique à la manière des naturalistes. Les articles médicaux rendent de plus en plus compte d’observations pratiques s’intéressant aux champs des plaisirs. en flagrant délit du fait de leur assignation à la sphère privée. Le savoir sur les perversions ne s’inscrit pas dans l’étude d’une forme de sexualité reproductive mais d’une sexualité comme activité productrice de plaisir et d’orgasme. Cette conception du sujet sexuel couplée aux changements méthodologiques dans la construction du savoir médical (observations empiriques), nous permet donc en partie d’expliquer l’engouement pour les hommes dans l’observation des perversions. Le pouvoir judiciaire, définissant ce qui relève du licite ou de l’illicite, oriente également le regard des aliénistes, médecins légaux et autres théoriciens, tout particulièrement vers l’inversion. Pour preuve, en 1886 est publié Psychopathia Sexualis, de Krafft-Ebing, relayant l’ouvrage de Tardieu. On note une véritable effervescence, un engouement pour ce nouveau terrain de recherche. La première publication est composée de 116 pages dont 45 observations, la dernière en comportera 437 et 238 observations (traduite en 7 langues ; Freud possédera les 5ème, 7ème et 9ème éditions). Le succès est immense et le rayonnement dépasse le public ciblé, le quidam s’en empare, adressant des courriers autobiographiques au professeur, alimentant ainsi sa réflexion et sa théorisation52. L’ouvrage, dans sa dernière édition, comporte 261 pages consacrées aux paresthésies, le plus grand intérêt de l’auteur allant à l’ « inversion sexuelle ». Entre 1898 et 1908 plus de 1000 ouvrages seront publiés sur ce sujet. L’homosexuel deviendra la figure paradigmatique du pervers masculin. Ainsi, Revenin parle d’un investissement majeur voire d’une obsession de la médecine, de la police, de la justice, de la littérature et de la presse de masse vis-à-vis de l’homosexualité après les années 1870. I-2 Pédéraste, uraniste, homosexuel : criminel ou aliéné ? En cédant aux plaisirs de la chair, Maurice avait – pour reprendre le terme qu’employa Mr Lasker Jones dans son diagnostic final – entériné sa perversion et s’était définitivement coupé de la communauté des hommes normaux. Edward Morgan Forster, Maurice. 52 Le fond Krafft-Ebing dispose de plusieurs milliers de lettres. 71 Vices au XVIIIème siècle, renvoyant à la catégorie juridique de « sodomie » jusqu’en 1791, les actes sexuels sans objectifs procréatifs deviennent des aberrations ou perversions sexuelles, alimentées par un ensemble d’écrits médico-légaux, neurologiques, psychiatriques et psychanalytiques tout au long du XIXème siècle. L’homosexuel devient la figure centrale du pervers masculin, dans une société marquée par des préoccupations morales et hygiéniques, avec en fond la question de la dénatalité. La première moitié du XIXème siècle voit s’élaborer des théories issues de la médecine légale, tandis que la question au cours de la seconde moitié du siècle est davantage investie par les aliénistes et psychiatres (sur l’hérédité et la dégénérescence), par les théoriciens du troisième sexe (qui privilégient le caractère inné, dans un but de dépénalisation des pratiques, de légitimation juridique et sociale), et enfin par la psychanalyse et son approche culturaliste de l’homosexualité. Nous allons tenter de définir les grands schèmes explicatifs dégagés durant ce siècle et leurs influences sur les représentations des individus nouvellement catégorisés par leur sexualité. La médecine légale investit ce champ dans le cas présumé de sodomies ou de viols, par la recherche de traces physiques, de stigmates supposés (la forme de l’anus ou du pénis), plus que sur les causes physiologiques ou psychologiques. En Allemagne, on retrouve davantage d’explications psychologiques, notamment avec Johann Casper qui, en 1852, parle d’ « hermaphrodisme de l’esprit ». Karl Westphal, en 1869, utilise quant à lui les méthodes statistiques pour prouver que l’homosexualité est innée. Le débat scientifique d’alors, dans un esprit de concurrence nationale, voit Tardieu développer des théories basées sur le caractère physiologique permettant de les reconnaître, mais aussi sur les caractéristiques culturelles du « pédéraste ». En France, le débat porte alors bien plus sur la preuve que sur la cause de la pédérastie, ceci s’expliquant par le lien étroit entretenu entre justice et médecine. L’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs se présente alors comme un ouvrage utile pour les médecins légistes afin de pouvoir répondre au mieux aux attentes des magistrats. Il est ainsi nécessaire d’établir des signes distincts et certains, faisant la preuve de la pédérastie, Tardieu basant ses écrits sur des « faits positifs » et sur des « observations multiples » : Le vice de la pédérastie laisse dans la conformation des organes des traces matérielles beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus significatives qu’on ne l’avait cru jusqu’ici, et dont la connaissance permettra au médecin légiste, dans le plus grand nombre des cas, de diriger et d’assurer des poursuites qui intéressent à un si haut degré la morale publique. (Tardieu, 1859, p.135). Reconnaître le « pédéraste » est ainsi crucial du fait qu’il s’agit d’un critère permettant de prouver en partie la culpabilité de l’accusé, ce dernier étant inexorablement lié au vol et au crime : « On ne saurait se figurer à quel point a été poussé la criminelle industrie du vol à la pédérastie. » (Tardieu, ibid., p.127). Avec Tardieu, l’homosexualité dépasse la simple analyse de la sexualité pour s’intéresser aux comportements, au corps, à la psychologie, aux modes de vie et lieux fréquentés. Il distingue alors des signes généraux capables d’identifier n’importe quel « sodomite », à savoir son allure, ses goûts « qui reflètent la perversion », son costume ou sa coiffure particulière représentant une « préoccupation constante des pédérastes ». De même, la pratique d’actes contre-nature amène des troubles généraux de la santé, à savoir une « constitution affaiblie », une « pâleur maladive des prostitués pédérastes ». S’inscrivant dans le courant de l’époque recherchant tare et stigmate, Tardieu dresse un portrait de l’homosexuel en fonction d’observation anatomique du pénis et de l’anus, permettant de distinguer les traits du « pédéraste actif » ou « passif », mais également de différencier les « lésions aiguës de la pédérastie » dévoilant un attentat contre-nature récent, des signes d’« habitudes anciennes et invétérées » (Ibid., p142 à 152). Il théorise une altération de la santé chez les hommes se livrant à ces actes allant de l’épuisement des forces physiques et intellectuelles à la paralysie et la folie. Le but de ses études est alors bien de protéger la société de la contagion et ses conséquences sociales (prostitution, chantage, vols, crimes, dénatalité). Les débats de l’époque invitent de nombreux penseurs à se pencher sur la question de la « pédérastie », pensée en termes de perversion sexuelle, faisant apparaître diverses théories, notamment celle de la dégénérescence. Cette dernière recourt à l’hérédité et part du constat de l’abâtardissement des générations théorisé en 1857 par B-A Morel, médecin aliéniste, dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine (Morel, 1857). Les individus transmettent leurs tares de manière aggravée (avec différentes causes telles que le vice, le libertinage, l’alcoolisme, etc.). Pour Sylvie Chaperon (2010), la raison du succès de cette thèse est qu’elle explique les exceptions à la règle du progrès dans la conception évolutionniste de l’époque. Les peuples évolués, contrairement aux peuples primitifs, se caractérisent en partie par une forte différence sexuée entre homme et femme et un instinct placé sous la raison. La sexualité devient perçue comme un reflet de l’évolution. Le développement maximal de l’encéphale avec l’évolution donne à l’homme évolué des capacités cérébrales supérieures, permettant de prendre l’ascendant sur des instincts archaïques. Ainsi, le pervers homosexuel présente une 73 double défaillance dans la loi de l’évolution, ayant une sexuation défaillante (l’inverti efféminé n’est pas pleinement un homme) et ne parvenant pas à maîtriser son instinct dévié. L’homosexualité se construit comme le contraire de l’hétérosexualité, comme l’inversion de l’instinct sexuel normal. Von Krafft-Ebing est le premier à expliquer les perversions en termes de dégénérescence en 1871. Il la définit dans le volume 8 de Psychopathia Sexualis comme un « étrange sentiment sexuel, comme un stigmate de dégénérescence fonctionnelle, et comme un phénomène partiel d’un état névro-psycho-pathologique ayant pour cause, dans la plupart des cas, l’hérédité ». Aussi, est distinguée la perversion (base biologique) de la perversité (s’apparentant au vice) : « Pour distinguer entre maladie (perversion) et vice (perversité), il faut remonter à l’examen complet de l’individu et du mobile de ses actes pervers. Voilà la clé du diagnostic. » (Krafft-Ebing, 1895, p.78). KrafftEbing construit sa théorie de la dégénérescence comme délitement héréditaire, pouvant être accentué par des facteurs culturels tels que la promiscuité ou encore la masturbation. Il distingue quatre types d’homosexuels : l’hermaphrodite psychique, l’homosexuel véritable (se rapportant au vice, à la perversité sexuelle, souvent manifestés par des hommes mariés et « actifs » sexuellement), l’homosexuel efféminé (se rapportant à la maladie, à la perversion sexuelle, ces derniers se « comportant en fille » depuis l’enfance et ayant un rôle « passif » sexuellement), enfin l’intersexué (correspondant à un dysfonctionnement physique et hormonal, s’approchant anatomiquement des femmes). En France, Charcot et Magnan reprennent en 1882 le terme d’inversion sexuelle et élaborent leur théorie de la dégénérescence en l’appuyant sur l’anatomie supposée de l’arc nerveux central. L’hérédité dégénérative affaiblit le fonctionnement cérébral normal. L’incurabilité des folies héréditaires permet d’expliquer le peu de résultat statistique dans l’institution asilaire. L’homosexualité s’explique alors par un déséquilibre du système nerveux53 . Les théories de la dégénérescence offrent ainsi une vision de la perversion comme innée, héréditaire, dont les causes physiques et notamment cérébrales (mais aussi imputables au mode de vie dépravé des géniteurs) sont primordiales. Cependant, d’autres théories mettent en perspective cette idée du « tout inné ». Si le courant dominant est bien du côté de l’ordre biologique, de la dégénérescence congénitale, une partie minoritaire des théoriciens privilégie l’acquis. La frontière, entre les deux, reste ténue et s’articule autour d’enjeux 53Voir à ce sujet le chapitre portant sur l’« Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles » du docteur Victor Magnan, (1893, p.173-203). revendicatifs pour le traitement social qui est fait de l’homosexualité, mais aussi pour le traitement pénal dans les pays n’ayant pas adopté le code napoléonien de 1810. Il ne faut ainsi pas voir seulement des auteurs adeptes de la dégénérescence dans les théories privilégiant le versant inné de l’homosexualité. Adopter une posture où l’homosexualité est présentée comme acquise et non innée rend très vite les personnes se livrant à des activités sexuelles, des comportements ou des idées, sujettes à la répression, car relevant du vice. Privilégier l’idée de l’inné permet à certains auteurs de défendre le droit des homosexuels, n’étant alors plus responsables de leurs actes. C’est ainsi que l’Allemagne, pays pénalisant l’homosexualité, a vu naître les premiers écrits s’intéressant aux causes de l’homosexualité, avec notamment la théorie de Karl-Heinrich Ulrichs, juriste qui a pour volonté la dépénalisation de ce « mode de satisfaction ». Ces travaux publiés dès 1864 (et lus par Krafft-Ebing alors professeur à l’Université de Vienne), tendent à démontrer que l’inversion sexuelle, qu’il nomme uranisme, est un fait de nature, se distinguant de la débauche et de la maladie mentale. L’uranisme correspond à une « âme de femme dans un corps d’homme ». Pour lui, l’uranisme est d’origine biologique, s’appuyant sur les travaux de Darwin en matière d’hermaphrodisme dans le règne animal et végétal. Sa tentative de dépénalisation (volonté de ne pas maintenir dans le code allemand le paragraphe 175 du code prussien) échouera mais sera reprise en 1869 par Westphal, qui interprète la sexualité entre hommes comme une maladie mentale nécessitant un arsenal thérapeutique54 . Von Krafft-Ebing s’inscrit également dans le courant de la dépénalisation, les homosexuels n’étant pas des criminels mais des malades, résultat de tares physiques et mentales héréditaires, de dégénérescence. Il note : L’inversion congénitale ne se rencontre que chez des individus doués d’une prédisposition morbide (tarés) comme phénomène partiel d’une tare caractérisée par des anomalies anatomiques ou fonctionnelles ou par des anomalies de ces deux genres à la fois. […] L’autre question concerne l’état mental de l’uraniste. Si cet état est tel que les conditions de la responsabilité manquent absolument, le pédéraste n’est pas un criminel, mais un aliéné irresponsable. (Von Krafft-Ebing, 1895, p.532). Il distingue ainsi l’homosexualité innée (tare héréditaire) d’une homosexualité acquise. Cette dernière forme de pédérastie acquise, non morbide, peut-être due à l’absence 54 On sort ainsi de la vision de la pédérastie énoncée par Tardieu, car si ce dernier y voyait bien une forme de dégénérescence intellectuelle et physique, le « pédéraste » n’en était pas moins coupable : « J’ai dit que l’affaiblissement des fonctions intellectuelles et des facultés affectives pouvait être le dernier terme des habitudes honteuses des pédérastes. Mais il ne faut pas confondre cet état, en quelque sorte secondaire, avec les excès de la débauche et les entrainements de la dépravation. Quelque incompréhensibles, quelque contraires à la nature et à la raison que puissent paraître les actes de pédérastie, ils ne sauraient échapper ni à la responsabilité de la conscience, ni à la juste sévérité des lois, ni surtout au mépris des honnêtes gens. » (Tardieu, 1850, p.171). 75 prolongée d’une possible sexualité normale, couplée avec une promiscuité masculine (à bord de navires, prisons, bagnes, etc.), ou bien par la recherche de nouveauté pour ceux, « saturés de jouissance sexuelle normale », cas le plus dangereux de pédérastes capables de corrompre de jeunes garçons. Il milite pour une justice moins répressive à l’encontre des homosexuels congénitaux, contrairement à l’homosexualité volontaire et acquise, passible de poursuites. Revenant sur la législation allemande condamnant le coït entre personnes de même sexe, Von Krafft-Ebing note : Le fait que beaucoup de cas d’inversion sexuelle sont causés par un psychopathologique, permet d’admettre sans aucun doute que la pédérastie peut être l’acte d’un irresponsable, et c’est pour cette raison qu’on devrait dorénavant, in foro, apprécier non seulement l’acte en lui-même mais aussi tenir compte de l’état mental de l’accusé. […] Ce n’est pas l’acte, mais seulement le jugement sur l’état anthropologico-clinique de l’auteur qui doit trancher la question de savoir s’il y a perversité criminelle ou perversion morbide de l’esprit et de l’instinct qui, dans certaines circonstances, pourrait exclure toute condamnation.[…] le penchant sexuel pour les personnes de son propre sexe est-il congénital ou acquis? Et, dans ce dernier cas, il faut examiner si cette tendance représente une perversion morbide ou seulement une aberration morale (perversité). (Ibid., p.533). Le médecin est alors seul capable d’établir la culpabilité d’un accusé. Ainsi, l’uraniste n’est pas responsable de ses instincts pervers, ne ressentant pas de culpabilité, de « contrepoids moraux et esthétiques », à même de les contrôler. L’auteur élabore ainsi dans son ouvrage un plaidoyer pour faire supprimer le paragraphe 175 du code allemand punissant les actes contre nature. Pour Jean-Pierre Kamieniak, Krafft-Ebing déplace en réalité la frontière entre le licite et l’illicite au sein même de la déviance, distinguant le bon du mauvais pervers. De même en France se développe, avec Julien Chevalier (élève de Lacassagne), l’idée d’une homosexualité innée congénitale et d’une homosexualité acquise (Chevalier, 1893), distinguant ainsi l’inversion acquise (vice passager), de l’inversion secondaire (par métier, tel que la prostitution ou le chantage, ou du fait d’un milieu privilégiant la promiscuité) et de l’inversion innée (maladie qui se présente dès l’enfance, de l’ordre de la perversion). Enfin Magnus Hirshfeld, psychiatre allemand défenseur de la théorie d’Ulrich, découpe et catégorise la population en homme, femme et troisième sexe, recouvrant une multitude de types sexuels classés en quatre catégories principales : hermaphrodite, androgyne, homosexuel et transvestiste

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Table des matières

REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
PARTIE 1 : DE LA RUE A L’ECRAN
CHAPITRE 1 : PROSTITUTION MASCULINE ENTRE HOMMES : CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE ET
MUTATION SPATIALE
I- DU SODOMITE A L’HOMOSEXUEL
I-1 Entre naturalité et perversion : le sexuel saisi par l’autorité médicale
I-2 Pédéraste, uraniste, homosexuel : criminel ou aliéné ?
II- LE JESUS ET LA TAPETTE :ONSUBSTANTIALITE ENTRE HOMOSEXUALITE ET PROSTITUTION
II-1 Contrôle et répression fin XIXème : les dangers de l’homosexualité
II-2 L’homosexualité ou la prostitution : une même réalité
II-3 Bordels et bains publics : émergence d’un monde homosexuel moderne
II-4 Amalgame persistant : quelques exemples au XXème siècle
III- LA PROSTITUTION MASCULINE EN FRANCE DES ANNEES SOIXANTE A NOS JOURS
III-1 De la répression à la « libération »
III-2 De la séparation entre homosexualité et prostitution aux changements spatiaux
CONCLUSION :
CHAPITRE 2 : SE CONNECTER : DU CHERCHEUR AUX ESCORTS
I- CIRCONSCRIRE LES ESPACES : INTERNET COMME TERRAIN DE RECHERCHE
I-1 Bordel en ligne : l’espace kaléidoscopique du web
I-2 Cupidon : le choix d’un site pour l’analyse quantitative et qualitative
II- DE LA PRISE DE CONTACT A LA CONDUITE DES ENTRETIENS
II-1 Prise de contact sur Internet : enjeu d’une proximité sociale
II-2 La relation d’enquête : quelle contrepartie face aux informations fournies ?
III- DE LA CONNAISSANCE DES ESPACES A L’ENTREE EN CARRIERE
III-1 Les différentes sources d’accès
III-2 Motifs d’entrée en carrière et techniques de neutralisation des normes
CONCLUSION
CHAPITRE 3 : PRESENCE EN LIGNE : LA FABRICATION DES IDENTITES SEXUELLES EROTIQUES A DES FINS COMMERCIALES
I- ÉCRIRE LE CORPS ET SES TECHNIQUES
I-1 Identité sexuelle et pratiques performées
I-2 Des pratiques pour des corps
I-3 Érotisation ethnique et stéréotypes raciaux des masculinités
I-4 Des items et des hommes : des classifications catégorielles aux stratégies des acteurs
II- REPRESENTATION VISUELLE DE SOI : (DE)MONTRER PAR L’IMAGE
II-1 Contexte et fonction : Le statut des photos étudiée
II-2 Comment montrer le corps : intentions et réflexivité quant aux choix des images
III- LE MONTAGE DES COMPLEXES VERBO-ICONIQUES : DU DISPOSITIF DE SEXUALITE AUX SCENARIOS SEXUELS
CONCLUSION
PARTIE 2 : DE L’ECRAN À LA CHAMBRE
CHAPITRE 4 : LES INTERACTIONS INTERFACEES ENTRE ESCORTS ET CLIENTS
I- FILTRER LES DEMANDES
I-1 Gestion des interactions : la partie invisible de l’iceberg
I-2 Les filtres physiques : entre dégoût et compassion
I-3 Filtrer les pratiques
I-4 Filtres conversationnels
II- LA NEGOCIATION DES TARIFS
II-1 Définir des tarifs : de la difficulté des premières fois à la conscience d’un marché
II-2 Variations des tarifs
III- DIRE AVANT DE FAIRE : LA CO-CONSTRUCTION D’UN SERVICE A PARTIR DES ECHANGES VERBO-ICONIQUES
III-1 Du regard aux mots
III-2 Les ruptures d’interaction : à la vie comme à l’écran
CONCLUSION
CHAPITRE 5 : LA RENCONTRE EN FACE A FACE
I- TRAVAIL RELATIONNEL DANS LA RENCONTRE EN FACE A FACE
I-1 Quelle posture ? De la difficulté d’un rôle mal défini
I-2 Techniques relationnelles394
I-3 L’attente de la relation d’escorting : une rencontre « authentique »
II- LES TECHNIQUES DU CORPS
II-1 Place centrale de l’érection : la preuve de l’engagement
II-2 Rapport à la sexualité dans l’activité .
III- LE CŒUR A SES RAISONS : TRAVAIL EMOTIONNEL PROFOND
III-1 De la dissonance émotionnelle au changement idéologique
III-2 Une pratique « consciente » : entre gestion émotionnelle et organisation du travail
CONCLUSION
PARTIE 3 : DE LA CHAMBRE A LA SPHERE PUBLIQUE.
CHAPITRE 6 : APRES LA RENCONTRE : LA GESTION DE LA CARRIERE
I- À LA RECHERCHE ET AU MAINTIEN D’UNE CLIENTELE
I-1 Un tarissement inéluctable
I-2 Mobilités professionnelles et opportunités géographiques
I-3 Fidéliser : entre attachement et réaffirmation d’un cadre contractuel
II- REPUTATION EN LIGNE : L’IMPORTANCE DU LIVRE D’OR
II-1 Livre d’or : l’assurance d’un vrai profil
II-2 Effet prédictif attribué au livre d’or
II-3 Le livre d’or comme instrument concurrentiel
III- ARRET ET REPRISE DE L’ACTIVITE : UNE CARRIERE EN POINTILLE
III-1 Perspective d’un déclin annoncé
III-2 L’escorting comme activité provisoire
III-3 Les frontières floues de l’escorting comme travail : le cas de la mise en couple
CONCLUSION
CHAPITRE 7 : LA GESTION DU STIGMATE
I- DU STIGMATE DE PUTAIN A CELUI DE VICTIME : UNE QUESTION DE SEXE ?
I-1 Le stigmate de putain : entre éternel féminin et hiérarchisation sexuelle
I-2 Le statut de victime : un stigmate genré ?
II- CACHER SA DIFFERENCE : LA GESTION DES INFORMATIONS
II-1 Manier les faux-semblants
II-2 Le dévoilemen
III- STRATEGIES DE DETACHEMENT FACE AUX STIGMATES
III-1 Du détachement d’une posture victimaire à la critique de ses semblables
III-2 La critique des norme
CONCLUSION
EPILOGUE : LES MODALITES D’IDENTIFICATION
I- D’UNE CATEGORIE L’AUTRE.
II- VERS DES PARCOURS DE VIE : PORTRAITS CHOISIS
II-1 Diego
II-2 Baptiste
II-3 Yacine
II-4 Zacharie
CONCLUSION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
1- PRESENTATION DES ESCORTS RENCONTRES
2- INFORMATIONS DES PROFILS DES ESCORTS RENCONTRES

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