DES FRANCENABÉ AUX MODOU-MODOU
LES NOUVEAUX TERRITOIRES MIGRATOIRES SÉNÉGALAIS
L’émergence et la confirmation de nouvelles destinations migratoires constituent une des caractéristiques majeures de la mobilité sénégalaise des années 80/90. L’entrée de l’Europe du sud et de l’Amérique du Nord dans le champ migratoire marque un tournant important eu égard à la sortie de l’aire linguistique du français qui a jusqu’ici été privilégiée dans le choix des destinations (Fall 2007b; Styan 2000). Il s’y ajoute que la nouvelle mobilité est en totale rupture avec les mouvements traditionnels et ne peut être appréhendée notamment dans le cadre des politiques de gestion des pays de départ comme des pays d’accueil, à partir des schémas classiques154. Aujourd’hui places centrales de la circulation migratoire des Sénégalais, l’Italie, les États-Unis d’Amérique et l’Espagne ont été progressivement conquis par de nouvelles categories de migrants notamment les Wolofs des régions centrales du Sénégal qui sont majoritairement des disciples du mouridisme. L’originalité du processus qui a conduit à la conquête desdits territoires se situe essentiellement à deux niveaux: – le fait qu’elle se soit déroulée sur fond de renforcement du protectionnisme migratoire à l’échelle planétaire; – le caractère inattendu de la conquête relativement rapide de destinations que rien ne destinait à une telle évolution.
L’Italie: première destination sénégalaise en Europe du Sud
Naguère absente de l’espace migratoire sénégalais, l’Italie y a fait irruption au début des années 80 et a réussi la prouesse de s’imposer assez rapidement. Talon d’Achille de l’espace Schengen, elle constitue, en dépit de la fragilité des statistiques, le quatrième pays d’accueil des Sénégalais. Par le volume des flux migratoires qu’elle a drainé ces dernières années et la 154 Voir à ce sujet, le numéro spécial de la revue Hommes & Migrations n° 1233 de septembre-octobre 2001 consacré aux nouvelles mobilités. 212 place qu’elle occupe dans l’imaginaire de nombreux candidats à l’émigration, la péninsule italienne constitue l’archétype idéal à l’analyse du processus de conquête et de consolidation de ce qu’il convient d’appeler désormais les nouveaux champs migratoires sénégalais155. Épiphénomène au début des années 80, l’implantation sénégalaise dans la péninsule italienne est aujourd’hui une réalité, tant sur le plan du nombre que de sa visibilité spatiale. Qu’est-ce qui explique le déplacement du centre de gravité du champ migratoire sénégalais vers une destination jadis peu fréquentée? Comment se traduit cette implantation dans le nouveau pays d’accueil? La première communauté subsaharienne de la péninsule Objet de curiosité, au début des années 80 la « petite communauté » sénégalaise se composait d’une quarantaine d’étudiants fréquentant les Universités de Pérouse ou de Bologne156 et de « professionnels » du commerce d’objets d’artisanat africain (Schmidt di Friedberg 1993), ces derniers étant essentiellement des Laobés (caste des boisseliers) qui sillonnaient les plages et les villes de la péninsule à partir de leur base parisienne, niçoise ou marseillaise (Salem 1981a; Sané 1983)157. Entre 1981 et 1984, parallèlement aux mouvements de courte durée, s’est développée une migration de travail inédite qui concernait essentiellement des personnes ayant déjà une expérience acquise dans des foyers traditionnels d’émigration (Mottura 1993; Perrone 2001). Cette première vague migratoire ouvrit la voie aux commerçants ambulants directement venus du Sénégal, qui séjournaient périodiquement en Italie le temps d’écouler une marchandise amenée de Dakar avant de s’approvisionner en produits manufactures, produits redistribues par les réseaux commerciaux informels dans les grandes villes du Sénégal et d’Afrique. Au fil des années, certains commerçants saisonniers vont finir par s’installer: ce sont les Vucumpra (Khouma 1990) ou Marocchini158 qui parcourent les centres villes, faisant découvrir à la population italienne les charmes et l’agressivité du commerce de proximité qu’ils ont longuement pratique dans les marchés dakarois, notamment à Sandaga. À la différence des vagues migratoires pionnières à fort pourcentage de migrants d’origine rurale (ndongo daara), les flux migratoires sénégalais des années 90 sont 155 À travers de nombreux titres à succès, la musique sénégalaise des années 1980 évoque de manière récurrente le thème de la migration. Nous citerons, à titre d’exemple, « Immigré » et « Solidarité » de Youssou Ndour, « France » de Thione Seck, « Modou-Modou » de Ouza Diallo ou de Aliouné Kassé, ‘Warefi tukki » de Assane Mboup, « Rer » de Omar Penn, « Dan Dole » du Groupe Djubbo, « Touki » de Dial Mbaye, « Baol-Baol » de Ismaila Lô, « Doxadème » de Cheikh Lô. Par ailleurs, une chaine de radio privée initia la diffusion hebdomadaire d’une émission intitulée Kaddu Modu-Modu (la Voix des émigrés). 156 Entretien réalisé à Dakar en septembre 1997 avec C. Ba, ancienne étudiante à Bologne. Cet accueil d’étudiants sénégalais est le résultat d’une politique hardie initiée par l’Institut culturel italien de Dakar, mais « elle ne concerne que des individus issus des classes aisées ». Cf. Marchetti, A., “La nuova immigrazione a Milano. II caso Senegalese”, in. Barile G., Dal Lago A., Marchetti A. et Galeazzo P., Tra due rive. La nova immigrazione a Milano. Milan: Franco Angeli, 1994. 157 Notons que bien avant les années 1980, des Sénégalais franchissaient la frontière italienne durant l’été pour « faire campagne » sur la Riviera ligure. Cette origine explique en partie la concentration de la diaspora dans les provinces du nord de l’Italie. C’est plus tard que l’entrée par le sud et l’installation de colonies de migrants sénégalais dans le Mezzogiorno sont apparues à la faveur du rush des Subsahariens à partir de la rive africaine de la Méditerranée notamment au cours des années 1980. 158 Vendeurs de pacotille que l’on rencontre surtout le soir dans les cafés et restaurants. La valeur totale de leur marchandise, qui tient dans une caisse en carton ne dépasse guère la modique somme de 20 000 lires soit environ 7000 F CFA. Cette activité, réservée aux débutants, est assimilée à la mendicité ou yalwaan. 213 alimentés par un nombre de plus en plus important de jeunes issus des centres urbains. Ce n’est pas seulement parce que la ville constitue un espace de transit sur le chemin de la migration internationale, mais parce que des populations à la culture urbaine établie et sans tradition migratoire ont, à la suite des migrants ruraux, fait de l’exode vers l’Europe une alternative à la crise qui n’épargne ni le secteur structuré ni le secteur informel. Autant les différentes vagues migratoires vers l’Italie sont difficiles à démêler parce qu’imbriquées les unes dans les autres, autant l’évolution du nombre de migrants sénégalais (figure ci-dessous) fait apparaitre des zones d’ombre qui méritent d’être expliquées. Outre la difficulté à distinguer les flux et les stocks dans les statistiques relatives à la migration, l’évolution en dents de scie de la croissance démographique de la population sénégalaise des années 90 est, dans une large mesure, imputable à l’effet de surprise crée par la migration dans une société italienne plutôt habituée à voir ses enfants partir qu’à accueillir des migrants. Figure 97. Évolution de la population sénégalaise en Italie (1987-2010). Le recoupement de différentes sources indique que le nombre de Sénégalais officiellement recensés en Italie a évolué assez rapidement, passant de moins de 6 000 migrants en 1987(ISTAT 1990) à un peu plus de 8 000 en 1989 (CENSIS 1990). Par la suite, l’assurance de trouver un proche qui procure le minimum de commodités et la certitude d’exercer une activité rentable ont donné un élan considérable à la migration et fait de la période 1990-1992 un moment décisif de la conquête du territoire italien. Même si le renouvellement des flux migratoires s’effectue essentiellement de l’intérieur – par le financement du voyage de proches parents qui remboursent, dans des délais assez brefs, le prêt consenti, cette hypothèse s’avère insuffisante pour expliquer l’extraordinaire croissance notée entre 1989 et 1990. Deux hypothèses doivent être exploitées de manière concomitante pour tenter d’expliquer le prodigieux bond du nombre de migrants sénégalais: d’une part, une réelle sousestimation du stock migratoire avant 1990, date à laquelle l’annonce de la régularisation a fait sortir de la clandestinité bon nombre d’irréguliers et, d’autre part, l’afflux massif de Sénégalais jadis implantés dans les pays limitrophes, notamment en Espagne et au Portugal, qui ont bénéficié de la régularisation de 1990. Par ailleurs, si la diminution du nombre de migrants en situation régulière observée entre 1993 et 1994 apparait comme un phénomène paradoxal, elle ne correspond pas à des retours au Sénégal, mais au non-renouvellement de la carte de séjour de migrants qui avaient bénéficié de la trop grande générosité des procédures de régularisation, notamment celle de 1990. Bouclée à la hâte, celle-ci n’avait pas pris le temps d’examiner la multiplicité des situations d’irrégularité qui sont apparues dès que les documents délivrés par l’administration sont arrivés à expiration. Le retrait du permis de séjour n’entrainant pas de retour au pays, la communauté sénégalaise, forte de 24 615 personnes, reste largement sousestimée en 1993. Ainsi, après s’être stabilisé autour de 25 000 personnes, le nombre de Sénégalais résident légalement en Italie franchit la barre des 30 000 dès 1995. Cette nouvelle augmentation du nombre de migrants est la conséquence de l’adoption d’une nouvelle loi de régularisation (novembre 1995) qui produira très vite les mêmes effets que la précédente. Bien que les flux migratoires aient perdu de leur intensité au milieu des années 90 du fait du renforcement des contrôles et surtout du renchérissement du coût de la migration159, ils sont restés vivaces jusqu’au début des années 2000. Comme l’indique un responsable de la résidence Prealpino160, naguère passage obligé de tout Sénégalais qui débutait l’aventure italienne par le Nord, l’arrivée de nouveaux migrants s’est poursuivie en dépit des difficultés d’obtention de visa: « Jusqu’en 1993, de nouveaux venus dormaient dans les couloirs, tant les chambres étaient surchargées. Actuellement, nous en recevons deux a trois par semaine, en particulier les dimanches… Ce n’est pas seulement parce qu’ils peuvent être accueillis par des parents qui ont quitte la résidence, mais les prix du voyage vers l’Italie ont considérablement augmenté » [Entretien avec O. B., Brescia, juillet 1997]. 159 En avril 1990, se rendre en Italie ne nécessitait que de l’achat d’un titre de transport (vol direct) coûtant autour de 195 000 francs CFA puisque le visa n’était pas nécessaire. En 1998, l’acquisition d’un visa par des stratégies de contournement — communément appelées lijenti — engageait des sommes considérables et ne garantissait nullement l’accès au pays de son rêve: 970 000 F en décembre 1992, 1 165 000 en janvier 1995, 1 450 000 F en septembre 1997 [enquêtes personnelles] De plus, l’enquête menée a Nice, principal point de ralliement des migrants munis d’un visa qui ne donnait pas accès au territoire italien, indique que le passage frauduleux de la frontière (dialalé) exige des sommes importantes dont le néo-migrant ne dispose que très rarement : 97 000 F en décembre 1992, 145 000 F en janvier 1994, 290 000 F en août 1997. 160 Cet ancien hôtel situé sur les hauteurs de Bovezzo (BS) compte 111 chambres où s’entassaient près de 800 Sénégalais de 1986 à sa fermeture en 2008. L’immeuble sera démoli en avril 2010 provoquant la dispersion du « village de tous les trafics ». Zinghonia (BG) est désormais le prinicpal « village sénégalais » du Nord de l’Italie. Lire à ce sujet : Anna Casella Paltrinieri, Un futuro in gioco: tra muridi senegalesi e comunità italiana. Milano: F. Angeli, 2006 ou Giulia Sinatti, “Città senegalesi: il caso di Zingonia.” Afriche e Orienti 2005, 7(3): 27-40. 215 Au bout du compte, les différentes vagues migratoires vers l’Italie ont fait d’une destination naguère marginale une place majeure de l’univers migratoire sénégalais. En effet, la réussite des pionniers qui se traduit par l’envoi régulier d’argent aux familles restées au pays, l’acquisition de parcelles et la construction de logements de qualité, a eu pour principal effet d’attirer de plus en plus de candidats (Tall 1995a, 2009; Schmizt 2006; Piermay et Sarr 2007). Passés les moments forts de la migration vers l’Italie, la confirmation du champ migratoire s’est précisée au fil des années. De 37000 migrants en 2002, le nombre de Sénégalais a plus que doublé en 2010 atteignant environ 73 000 migrants réguliers (Caritas di Roma 2011). Comment a évolué la migration sénégalaise vers l’Italie? Combien de Sénégalais vivent aujourd’hui en Italie? Dans quelles zones géographiques les trouve t-on? La communauté sénégalaise se classe au quatrième rang des populations africaines présentes sur le territoire italien. Devancés au classement par les Marocains (452 424) et les Tunisiens (106 291) qui bénéficient d’une avantageuse proximité géographique mais aussi par les Egyptiens (90 365), les Sénégalais occupent la première place parmi les Subsahariens, loin devant les Nigérians (53 613), les Ghanéens (46 480) et les Erythréens (13 368). Il n’est d’ailleurs pas exagéré de dire que la présence sénégalaise en Italie a longtemps été sousévaluée par les statistiques officielles. En effet, celles-ci ne prennent pas en compte les migrants irréguliers161que les estimations les plus prudentes évaluent à 30 % des titulaires de permis de séjour toutes communautés étrangères confondues. Des sources relativement fiables autorisaient à dire que le pourcentage des Sénégalais en situation irrégulière serait de l’ordre de 50 % voire davantage162. Le Nord, bastion des migrants sénégalais Sur le plan spatial, les Sénégalais sont surtout concentrés dans le nord de l’Italie (carte ci-dessous). La Lombardie (30 756), l’Emilie-Romagne (9 753), la Toscane (8 692), la Vénétie (9 084) et le Piémont (5 925) sont les premières régions d’implantation. Elles regroupent, à elles seules, 88, 42 % des Sénégalais en situation régulière. 161 Le terme « irrégulier » est préféré a celui de « clandestin », d’autant qu’en Ialie, contrairement à la France, par exemple, aucune présence policière n’empêche le migrant en situation irrégulière de se déplacer. Cf. à ce sujet les explications de Ottavia Schmidt di Friedberg, « Burkinabès et Sénégalais dans le contexte de l’immigration ouest-africaine en Italie », Mondes en Développement, n° 91, 1995: 67-80. 162 Sur la base des statistiques consulaires, le ministère des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur évaluait la présence sénégalaise en Italie à 41 561 personnes [document non diffusé en date du 21 janvier 1997], alors que l’ambassade d’Italie à Dakar faisait état de 150 000 migrants (Entretiens avec G. M., Dakar, août 1997]. 216 Carte 12. Distribution géographique des migrants sénégalais en Italie Installés à l’origine dans le Mezzogiorno, porte d’entrée de nombreux migrants, les Sénégalais ont réussi – au prix de persévérance et d’ingéniosité – la prouesse de s’imposer dans toutes les régions d’Italie. Figure 98. La présence sénégalaise à l’échelle régionale en 2010. Réalisée à la faveur des marchepieds édifiés par les vagues migratoires successives, l’implantation dans les régions septentrionales aux conditions climatiques et socioculturelles moins attrayantes que dans le Sud (Floreale 1989; Perrone 1993; Landuzziet al.1995; 1377 27 579 1826 9753 971 1410 1809 30756 2607 41 5925 1759 2787 835 8692 586 128 37 9084 0 5000 10000 15000 20000 25000 30000 35000 Abruzzes Basilicate Calabre Campania Emilie-Romagne Frioule-Venetie Julienne Latium Ligurie Lombardie Marches Molise Piémont Pouilles Sardegne Sicile Toscane Trentin-Haut-Adige Ombrie Val d’Aoste Vénétie 217 Ambrosini 1997) est le résultat d’une mobilité accrue. Ce redéploiement territorial son explication dans la recherche d’un emploi salarié, nécessaire à l’obtention ou au renouvellement de la carte de séjour notamment durant la période qui précède les opérations de régularisation. Analysée en termes de localités d’accueil, la présence sénégalaise est surtout visible dans les grandes villes du nord de l’Italie comme Milan, Turin et Gènes comme dans les communes situées entre le Val Seriano et le Val Trompia. Ainsi, Villongo, Verdellino, Bergame figurent parmi les principales zones d’implantation des Sénégalais. De toutes petites localités situées au pied des Alpes de Bergame telles Albino, Clusone, Dalmine, Lovere, Martinengo, Mornico-al-Serio, Verdello et Zanica, constituent, à côté de Bovezzo (surnommée Touba-Brescia), Pontoglio S/Oglio, Travagliato et Sarezzo situées dans la province de Brescia, des points importants de concentration de la migration sénégalaise dans le Nord. Figure 99. Les principales communes de résidence des Sénégalais en 2010 À côté des grandes métropoles du Nord quelques villes du Centre et du Sud constituent, dans une moindre mesure, des centres actifs de l’immigration sénégalaise des années 2000: Pontedera, Rome, Florence, Parme, Cagliari, Livourne et Lecce. Signe des temps, il arrive que de minuscules hameaux provinciaux alimentent les conversations dans les campagnes sénégalaises, particulièrement dans la capitale du mouridisme. Réceptacle des investissements des populations originaires du Baol et du Diambour profonds, la ville sainte de Touba connait une croissance démographique sans précédent163. En effet, en choisissant de transférer leurs familles dans les quartiers comme Touba-Etalie à Khaira, les migrants participent de manière active au rayonnement et au 163 Avec une population de 29 634 habitants en 1976, 123 552 en 1988 et 252 278 en 1994, la croissance démographique de Touba est en grande partie liée à la migration internationale.
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