DERIVATION ET PROCEDES DERIVATIONNELS EN PULAAR
La langue pulaar
Cette section présente la langue pulaar, c’est-àdire sa classification, son extension géographique, sa diversité dialectale, l’état des lieux de la recherche sur la langue et ses caractéristiques morphologiques. La dernière partie de la section porte sur le dialecte du Ɓulndu et ses caractéristiques grammaticales.
La classification du pulaar
L’Afrique se caractérise par une extrême diversité linguistique ; c’est le continent où existent le plus de langues au monde. Selon certaines estimations, en effet, on y dénombre environ 1500 langues (Gordon 2005). Cette diversité linguistique n’a pas manqué de susciter un certain intérêt chez les spécialistes qui ont tenté d’établir des liens de type génétique entre ces divers idiomes afin de les ramener à un nombre comparable à ce que l’on observe dans le reste monde. Dans les sections qui suivent, nous parlerons de la classification de ces langues selon le point de vue de plusieurs auteurs. Nous regrouperons les différentes classifications sous deux rubriques : la classification des africanistes classiques et la classification dite afro-égyptologique.
La classification classique
Au 19e siècle, les spécialistes entreprennent le regroupement des langues africaines. Parmi les auteurs, nous citerons Koeller (1854)19. . . Cet auteur publie des lexiques de quelques 200 langues réunis de façon à faire ressortir les ressemblances notées entre elles. Plusieurs des groupements de Koelle correspondent de très près à la classification actuelle. En 1856, BleeK admet le fait qu’il existait une parenté entre des langues d’Afrique occidentale et des langues d’Afrique australe. Il parlera de « cette grande famille qui, mis à part les dialectes Hottentots, comprend l’ensemble de l’Afrique australe et la plupart des langues d’Afrique occidentale »20 . Par la suite, les spécialistes eurent tendance à perdre de vue l’unité de ces langues pour ne se focaliser que sur les seules langues bantu d’Afrique australe. Les nombreuses langues dans d’autres régions, même si elles présentaient des similitudes évidentes avec les langues bantu, étaient considérées comme des langues d’origine mixte et on expliquait que leurs ressemblances n’étaient que le résultat de migrations et de contacts de langues et non d’une origine génétique commune avec les langues bantu. 19. Sigismund Koelle (1854), Polyglotta Africana 20. Cf. Lhote (1959) 48 Le vingtième siècle donnera des chercheurs dont les noms les plus célèbres sont, entre autres, Meinhof, Westermann, Delafosse et Joseph H. Greenberg. Meinhof (1815), en adoptant une méthode typologique, classera les langues africaines en cinq familles dont les langues sémitiques, hamitiques, bantu, soudanaises et bushmans. Dans cette classification, chaque famille de langues se caractérisait par un ensemble de propriétés structurelles. Ainsi, les langues soudanaises, langues isolantes, sont monosyllabiques et tonales – le ton ayant ici une fonction sémantique. De plus, ces langues ignorent le genre ou la classe et placent le génitif devant le complément du nom. En revanche, les langues bantu sont polysyllabiques. Elles sont aussi des langues à classes nominales (préfixées) dans lesquelles le ton a une fonction grammaticale plutôt que sémantique. La recherche connut une évolution significative avec les travaux de Westermann (1927) qui établit une distinction entre les langues ouest-soudanaises et les langues est-soudanaises (qui portent depuis lors le nom de langues nilosahariennes). Consacrant une étude exclusive aux langues du Soudan occidental, c’est-à-dire les langues de la région située à l’ouest du Lac Tchad, il aboutit à la conclusion finale que les langues considérées formaient un ensemble de langues d’une unité parfaite à l’intérieur duquel il a distingué six sous-familles génétiques dont les langues kwa, les langues Bénoué-Congo, les langues du ‘Togo Restant’ (‘Togo Remnant’), les langues ouest-atlantiques et les langues mande (mandingo ou mandinka). Westermann (1927) mena également des études comparatives entre un grand nombre de racines proto-ouest-soudanaises avec leurs formes proto-bantu correspondantes. Il montra ainsi que les langues bantu étaient très proches des langues ouest-soudanaises occidentales aussi bien du point de vue lexical et que du point de vue de leur système de classes nominales affixées. Mais Westermann (1927) n’alla pas jusqu’à la conclusion d’une origine génétique commune ; Joseph Greenberg franchit cette étape en montrant que les langues ouest-soudanaises et les langues bantu ne formaient qu’une seule famille génétique qu’il appela ‘NigerCongo’. Par la suite, Greenberg (1963) fit entrer les langues kordofaniennes dans la famille Niger-Congo. Il conserva les sous-familles de langues identifiées par Westermann, à savoir : les langues kwa, Bénoué-Congo, gur, ouest-atlantiques et 49 mande. Quant à la famille du ‘Togo Restant’, il l’inclut dans la famille kwa. A ces sous-familles il ajouta une nouvelle qu’il appela ‘Adamawa-oriental’ (‘Adamawa Eastern’). Sa plus grande innovation fut de considérer les langues bantu comme le sous-groupe d’un sous-groupe au sein du groupe Bénoué-Congo. Quant à Delafosse (1924), sa classification a porté sur un groupe de langues en dehors des familles bantu et hamitique. Il donna une classification modeste mais précise des langues de la zone soudanaise en accordant une plus grande importance à leurs systèmes de classes à préfixes ou à suffixes. Il établit ensuite un lien entre ces langues et les langues bantu. Il défendra la thèse selon laquelle il n’existait aucune langue négro-africaine dans laquelle on ne trouverait pas des traces de classes nominales, sous une forme ou une autre et à un degré plus ou moins prononcé. Mais ce point de vue de Delafosse n’affecte pas sa classification qui n’avait pas l’ambition d’être détaillée
La classification afro-égyptologique
La classification des langues africaines ne peut pas être considérée, même de nos jours, comme un problème résolu. Même le système de classification de Greenberg connaît des imperfections. Parce que, d’une part, le fait qu’on n’a pas encore achevé la description synchronique d’un grand nombre de langues et parlers africains par des moyens modernes (à l’exception d’une douzaine langues bien connues), mais aussi nous n’avons que des notations trop brèves et scientifiquement insuffisantes sur la majorité de ces langues, et, d’autre part, on ne possède pas, de manière conséquente, de documents linguistiques, sauf pour quelques langues, fautes de sources écrites. Il s’ensuit que la possibilité de rapprochements modernes et de comparaisons typologiques se limite à un petit nombre de langues seulement et qu’en outre il n’y a qu’une possibilité très restreinte d’emploi de la méthode comparative et historique classique, en dehors des langues bantu. 52 Le colloque d’égyptologie du Caire24, en 1974, a eu un écho particulièrement important. En effet, c’est durant cette rencontre de spécialistes de haut niveau que la solidité des travaux des professeurs Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga a été éprouvée. En 1977, tois ans après le colloque, Cheikh Anta Diop inaugura une approche innovatrice dans ses recherches ; il souligna, en effet, l’hypothèse de l’unité des langues négro-africaines dont l’ancêtre commun serait l’égyptien pharaonique. Bien qu’il ne donnât aucune répartition explicite en familles et groupes des langues africaines, il rejeta implicitement les classifications antérieures, de Meinhof à Greenberg. Il consacra la plus grande partie de son étude aux ressemblances structurelles entre une langue africaine moderne, le wolof, et l’égyptien ancien, avec des références à d’autres langues africaines modernes. La même méthode a été appliquée à d’autres langues comme le mbosi, le duala, le basa ou le pulaar. C’est grâce à cette méthode que le professeur Obenga a pu distinguer le berbère des autres langues de la famille afro-asiatique de Greenberg, en particulier de l’égyptien ancien et du copte. La parution de son ouvrage, «Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes», constitue un repère dans la linguistique génétique africaine. C’est en effet pour la première fois que la méthode comparative fut appliquée aux langues africaines dans leur ensemble. Dans ce livre, il défend sa théorie de la linguistique historique qu’il a baptisée « négro-égyptienne », qui identifierait des propriétés communes aux langues « négro-africaines », établissant une parenté génétique entre lesdites langues ; y compris l’égyptien ancien et le copte. Le négro-égyptien serait, selon la même théorie, « l’ancêtre commun prédialectal » des langues « négro-africaines » anciennes ou contemporaines. 24. Theophile Obenga, Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes 53 La théorie du professeur Obenga25 repose d’abord sur une méthodologie qui s’appuie sur les règles de la linguistique historique, d’une part, et, d’autre part, sur des critères de validité du négro-égyptien. A partir d’une étude comparative au niveau phonologique, morphologique, lexical et syntaxique, le professeur Obenga démontre que l’égyptien ancien et le copte appartiennent à la famille négroafricaine. Il distingue alors trois grandes familles de langues en Afrique ; à savoir la famille khoisan, la famille berbère et la famille négro-égyptienne. Il subdivise cette dernière en cinq sous-groupes : les langues égyptiennes (égyptien ancien et copte), les langues tchadiques, les langues couchitiques, les langues nilosahariennes et les langues nigéro-kordofaniennes. Dans cette classification, le pulaar serait une langue négro-égyptienne appartenant à la sous-famille nigérokordofanienne. Que représente la famille afro-asiatique dans la classification du professeur Obenga? Dans la classification de Greenberg, la famille afro-asiatique (ou chamito-sémitique) comprenait les groupes de langues suivants : – les langues sémitiques : l’akkadien (babylonien, assyrien), le cananéen (hébreu, phénicien, moabite), l’ougaritique, l’araméen (le syriaque), l’arabe et le sud-arabique (éthiopien, minéen, sabéen) ; – les langues berbères : le siwi (Siwa), le ghadamesi (Ghadamès), le rifain (Rif), le chelh’a, le kabyle, le tuaregh, le mzab, etc. ; – les langues couchitiques : le sidamo, le gedeo (derasa), le burji, le galla (oromo), le beja, etc. ; – les langues égyptiennes : l’égyptien ancien, le démotique, le copte ; – les langues tchadiques : le hausa, le mada, le zelgwa, etc. Mais pour Théophile Obenga, la famille ‘chamito-sémitique’’ 26, c’est-à-dire afro-asiatique n’existe pas ; l’ancêtre commun de cette famille n’a jamais été reconstruit. Il soutient, en effet, la thèse que, bien que les spécialistes parlent volontiers de l’afro-asiatique qui serait précisément l’ancêtre commun prédialectal de toutes les langues citées ci-dessus, aucun savant n’est parvenu, jusqu’ici, à établir des correspondances phonétiques, phonologiques, grammaticales ou lexicales entre toutes les langues du domaine. Le professeur Obenga tire la conclusion comme quoi la famille afro-asiatique de Greenberg ne correspond en fait à rien dans la matérialité des faits. Au bout du compte, en identifiant trois familles de langues en Afrique, les adeptes de la théorie négro-égyptienne semblent rejoindre la division tripartite traditionnelle qui s’est formée au cours du siècle passé et qui répartissait les langues africaines en trois familles distinctes ; à savoir les langues soudanoguinéennes, la famille bantu et les langues des Bochimans et Hottentots ou khoisanides. Même si cette dernière division diffère de celle proposée par l’école négro-égyptienne, on peut constater que, dans les deux cas, aucune mention n’est faite de la famille afro-asiatique. Cette famille, nous dit le professeur Obenga, n’existe pas. Ce qui existe, poursuit-il, c’est le Groupe Linguistique d’Etudes « chamito-sémitiques » (GLECS) constitué en 1931 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et Sorbonne (Paris). Depuis sa création, le groupe n’a jamais produit une étude comparative, établissant le chamito-sémitique (ou l’afro-asiatique), selon les règles et exigences de la linguistique historique.
La situation de la langue
Les sections précédentes nous ont montré à quel point la question de la classification des langues africaines en général et du pulaar en particulier a été d’une effroyable complexité. Sarah Rose27 soulignera bien la difficulté que l’on a eu à classer le pulaar. Fula (aka Fulfulde) has proven to be a classification puzzle, with some early scholars judging it more Semitic than Niger-Congo. 27. Sarah Rose, Internet : http://www.mun.ca/linguistics/nico/ (Consultté le 05/09/2015) 55 La complexité caractérise aussi la répartition géographique des locuteurs du pulaar. La langue en question est parlée sur une large aire géographique d’ouest en est dans tous les pays d’Afrique occidentale, en Afrique centrale et en Afrique de l’Est, et elle comprend plusieurs dialectes selon le pays ou la région. Mais malgré l’étendue de l’aire pullophone, il est à noter qu’il n’y a aucune difficulté à décrire le langage utilisé dans toute la diaspora peule comme une seule langue ayant une structure morphologique et syntaxique de base commune ainsi qu’un lexique de base commun qui est uniforme et très fourni, compte tenu de l’étendue de l’espace qu’occupent les Peuls et la diversité des autres communautés linguistiques avec lesquelles ils ont été et sont en contact. Les différences que l’on peut noter dans la langue se situent, dans une large mesure, au niveau phonétique, phonologique et lexical – notamment dans le domaine du vocabulaire relatif à la culture où la tendance à l’emprunt aux voisins est très forte. Dans une moindre mesure, on note quelques différences de forme entre certains éléments morphologiques et quelques variations syntaxiques. Ces différences doivent être prises pour des différences dialectales qui ne sont pas assez importantes pour justifier l’idée de considérer les variétés de langage notées comme des langues distinctes. Il existe, en effet, un degré d’intercompréhension très élevé, notamment entre les groupes voisins. Même pour les groupes dont les contacts sont faibles n’ont que quelques difficultés à se comprendre, difficultés que les différents locuteurs peuvent surmonter après une brève période d’ajustement. La délimitation des aires dialectales sera donc un processus quelque peu arbitraire, vu, notamment, la mobilité des groupes nomades. Mais pour des raisons pratiques, nous pouvons retenir six aires dialectales proposées par Arnott28: 1. Le Fuuta-Tooro (Sénégal) 2. Le Fuuta-Jalon (Guinée) 3. Le Maasina (Mali) 4. La zone de Sokoto et du Niger occidental 5. Le ‘Centre-Nord’ du Nigeria (approximativement dans les zones de Katsina, Kano, Zaria, Plateau, Bauchi, dans les provinces du Bornou) et Niger oriental 6. L’Adamawa .
0. INTRODUCTION GENERALE |