Der blaue Kammerherr de Wolf von Niebelschütz : une renaissance de la culture antique ?

Der blaue Kammerherr de Wolf von Niebelschütz : une renaissance de la culture antique ?

Renaissance et fabulation

« Que serait Der blaue Kammerherr si on lui enlevait les dieux antiques ? » Il suft de considérer les ouvertures respectives des quatre parties du roman de Niebelschütz pour s’assurer de la position privilégiée qu’y occupe la mythologie. Les dieux antiques sont mis en place d’emblée avant même que ne soit posé le décor de Myrrha : « Les anciens dieux étaient morts, ces dieux joyeux, clairs et aimables que l’on avait eu tant de plaisir à honorer […].4 » Paradoxalement, l’annonce en incipit de la disparition des dieux grecs et latins les place au premier rang de la narration, suggérant ainsi à l’inverse leur persistance. Présents au début et à la fin du roman comme à l’ouverture de chaque partie, dieux, figures et motifs mythologiques traversent aussi le roman de part en part, son monde fictif comme la pensée des personnages. L’omniprésence des dieux antiques demande à s’interroger sur la manière dont Niebelschütz pense une renaissance de la mythologie : les mythes qu’il fait resurgir, le principe de fusion mis en œuvre dans le texte, l’imagination dont l’auteur fait preuve. Du sujet choisi à l’origine du projet romanesque, l’histoire de Danaé et de la Pluie d’Or, l’auteur dit qu’il s’est littéralement imposé à lui : « […] un auteur ne croise pas deux fois dans sa vie un tel sujet si divin.5 » Exposant le thème de cet épisode, un des personnages souligne son inscription dans un contexte élargi : « Ainsi je voyage en ce moment à la recherche des mythes antiques, en particulier des mythes relatifs à l’or. Danaé, Midas, Polycrate…6 » La thématique de l’éclat illusoire, et partant de l’apparence et de la supercherie, développée du début à la fin, inscrit le roman dans une tradition baroque, ce que confirme l’entremêlement caractéristique de figures mythiques (Danaé, Midas) et historiques (Polycrate fut tyran de Samos). L’attachement à ce thème n’entrave nullement la participation de personnages mythiques autres : le monde des dieux de l’Olympe, des nymphes et des muses est mobilisé en permanence dans la narration. La mythologie est tout aussi présente dans les pensées et rêves des personnages que dans leur environnement : l’art, qu’il soit pictural ou musical, contribue également à transformer la réalité décrite en un véritable pandémonium. La multiplicité des mythes mis en œuvre dans Der blaue Kammerherr signale d’emblée que la narration n’est pas restreinte à la reformulation d’un mythe précis, comme le sont la majorité des romans mythologiques de la même époque, mais englobe une pluralité de thèmes et de personnages mythiques dans une vaste mise en scène. En ce sens, le travail sur le mythologie doit beaucoup au livret d’opéra de Hofmannsthal, dont l’auteur dit en note conclusive qu’il a été « le germe7 » de son œuvre. Hormis le thème de cette pièce –Hofmannsthal entrecroise le mythe de Danaé et celui de Midas : dans le jeu du gain et de la perte, l’amour l’emporte sur la richesse –, le roman de Niebelschütz en retient la mise en œuvre très ludique de la mythologie, le croisement baroque des époques et de tous les arts. Dans le livret de Hofmannsthal, les dieux très humains, triviaux parfois, font constamment l’objet de remarques ironiques qui relativisent sans cesse le fond du message moral qu’ils sont censés transmettre. Dès l’ouverture de l’opéra, les nombreuses libertés prises avec la mythologie trouvent une justification au détour d’une remarque distancée et railleuse : « Mais personne n’en sait rien, car la mythologie n’est pas connue.8 » Dans l’hétérogénéité des éléments mis en forme par Hofmannsthal, la mythologie prend une place primordiale et contribue à la cohérence de l’ensemble. Qu’en advient-il dans le roman de Niebelschütz ?

Mythologie, Histoire et monde en trompe-l’œil

 À travers le principe de fusion, l’imagination, les excès et les facéties au cœur de la narration transparaissent des questions et des inquiétudes profondes quant au devenir de notre culture. La renaissance des mythes antiques, telle qu’elle est mise en œuvre dans le texte de  Niebelschütz, véhicule de nombreuses considérations sur l’Histoire, la société et l’évolution de la culture. Les liens qui unissent intimement la mythologie et l’Histoire concernant tant le passé, le présent que l’avenir, le mouvement du temps est entièrement reconsidéré sous l’angle de la mythologie : disparition des dieux, moment de transition, destin tragique de l’humanité. Mais surtout, la résurgence des mythes antiques fait apparaître une immense mascarade sur laquelle reposent les rouages de la société et qui laisse mal augurer de l’avenir du monde et de notre culture. Quand il est question du passé, c’est la constatation d’une perte qui prédomine. La disparition comprise comme une défaite inéluctable des dieux mythologiques face à l’austérité de la religion chrétienne est une idée récurrente qui rappelle un thème de la poésie romantique allemande. Les conséquences se lisent ici dans une sécularisation totale des mœurs derrière laquelle se fait entendre une critique envers la religion chrétienne. Celle-ci, considérée comme imposée aux dépens de la mythologie, n’ofre d’autre alternative qu’une « […] vallée du repentir et des larmes […], qui doit nous purifier avant que nous montions aux cieux.57 » Les dieux antiques par leur présence et absence simultanées témoignent de la fin d’une époque et de la nostalgie dont elle fait l’objet. L’ouverture du roman est fondée sur ce constat paradoxal de la perte et de la pérennité de la mythologie antique. La gaîté, la clarté et la bienveillance des anciens dieux, telles que les définit l’ouverture du roman, contrastent fortement avec une réalité présente tragique, complexe et détestable. L’homme qui se définissait par rapport aux modèles divins a perdu toute référence et par là même toute évidence. La nostalgie engendrée par cette perte est désamorcée tout au long du roman. S’attribuer des noms mythologiques ou apparaître sous les traits d’un dieu antique ne signifie pas seulement conserver l’illusion d’un rapport étroit avec le mythe. Ces invocations de la mythologie antique sont autant de tentatives de fuir une réalité considérée comme insupportable pour retrouver un idéal de liberté perdu. Les termes par lesquels la princesse explique son déguisement en Artémis sont évocateurs : « ‹Je suis prisonnière ici›, dit-elle tout bas, ‹une prisonnière du protocole, une prisonnière de ma position et j’aspire à la liberté quelle qu’elle veuille bien être.›58 » Le costume ofre à Danaé l’illusion d’oublier sa condition en inversant symboliquement la donne, du rôle de la captive à celui de la chasseresse. Par le déguisement, la princesse tente de contrecarrer l’étoufement dont elle se sent victime. Le contraste entre l’idéal de liberté représenté par le personnage d’Artémis et la réalité décrite permet de se rendre parfaitement compte de la disparition dans le présent des libertés individuelles, ainsi que des véritables dimensions de la perte ressentie. Le présent de la fiction est marqué quant à lui par l’idée d’un seuil, instant d’arrêt placé sous le signe d’un danger immédiat. C’est le sens de l’interprétation récurrente du mythe de la Pluie d’Or, métaphore de l’attente et de la menace qui pèse sur le royaume. Persuadés du caractère inéluctable de leur destin, les habitants du royaume de Myrrha attendent et craignent la Pluie d’Or, mystification de Zeus, qui doit atteindre Danaé. La menace est d’autant plus pesante que le danger semble imminent. Elle est exposée dès le deuxième chapitre par le roi : « Je ne puis m’ôter de la pensée cette Pluie d’Or, cette Pluie d’Or fatale.59 » Le mythe de la Pluie d’Or figure cette menace latente qui précède une catastrophe. Plus tard cependant, et contrariant toute attente, ce n’est pas une Pluie d’Or qui tombe sur Myrrha mais une pluie de cendres. Les dieux sont intervenus, certes, mais non de la manière escomptée. La pluie de cendres, suite d’un tremblement de terre et d’une explosion volcanique, file cependant la métaphore d’un monde livré à tout moment au danger d’une destruction et donne forme à une image proposée au préalable par un des protagonistes : « […] le monde entier… la vie en somme, est volcanique et le danger ne la quitte pas un seul instant.60 » La conscience d’un danger imminent entraîne paradoxalement à la fois la soumission à une fatalité et l’abolition de la moindre certitude concernant la réalité et l’avenir. Le danger qui pèse sur le royaume de Myrrha est figuré dans tout le roman par l’obsession manifeste de cacher un vide, de combler une vacuité. Le regard éclairé de Don Juan interprète pour le roi l’attachement de ses contemporains à la mythologie antique comme le besoin de compenser un vide : « Les dieux sont des idées. Nous en peuplons le ciel comme la maniera nuova peuple ici les escaliers de dieux et de géants afin qu’en haut ils ne soient pas trop vides.

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