Définition des concepts et réflexions sur ces derniers
Le substantif « totalité », qui renvoie à un concept-clé de ma thèse, nécessite que l’on s’arrête sur son étymologie. En tant que dérivé savant de l’adjectif « total », il puise ses origines dans le latin médiéval (totalis) et le latin classique (totus). Le théologien et politicien humaniste Raoul de Presle fut le premier, en 1375, à emprunter le terme « totalité » au latin médiéval totalitas en désignant la « réunion de toutes les parties, de tous les éléments constitutifs d’un ensemble ». Si l’on s’en tient à cette définition, qui insiste sur le caractère paradoxal du concept, la totalité correspond à un ensemble de fragments (objets, éléments, points, actes) – singuliers, mais articulés – qui, une fois rassemblés, constituent une unité, une fin commune : le tout. Notons que la totalité est un concept insaisissable en tant qu’il est instable, variable, partiel et abstrait. Effectivement, il est soumis à la subjectivité de sa représentation et est le produit de son contexte. Cette insaisissabilité est évoquée par le philosophe français Edgar Morin dans son œuvre encyclopédique en 6 volumes intitulée La Méthode (1977-2006) : « La vraie totalité est toujours fêlée, fissurée, incomplète. La vraie conception de la totalité reconnaît l’insuffisance de la totalité.
C’est le grand progrès, encore inaperçu et inconnu en France, d’Adorno sur Hegel dont il est le fidèle continuateur : ‘La totalité est la non-vérité.’21 » Les termes d’insuffisance, d’incomplétude, de fissuration et de non-vérité de la totalité, que développe Morin dans cet ouvrage, sont transcendentaux puisqu’ils s’appliquent tout à fait à l’esthétique postmoderne dichotomique – à la fois totalisante et détotalisante, basée Avant d’approfondir toute recherche dans le domaine de la totalité, rappelons la distinction qui doit se faire entre deux notions souvent – et erronément – associées, celles de totalisation et de totalité. Le philosophe, historien, critique social et mathématicien britannique Bertrand Russel explique ainsi que la totalité (ou « vérité ») ne peut être atteinte car elle est polyfacétique, kaléidoscopique, et que le mot ne peut traduire cette multiplicité ou pluralité. La littérature ne peut alors qu’être totalisante, soit ne peut que tendre vers la totalité : À tort, il a été souvent dit que le roman total est né avec le boom latino- américain. Nous pouvons nous demander si en fin de compte le roman total n’a pas toujours existé, depuis les origines ? Sa version postmoderne n’a-t-elle pas repris la forme d’une ambition – totalisante –, celle de tout dire, tout représenter ? XXIème siècle y ont toujours recours – et n’est pas clairement défini ni théorisé24. Il est malléable et évolutif (le contexte le façonne), mais use d’artifices récurrents, comme nous allons le constater dans l’un des prochains points de mon travail. telle la « qualité de ce qui forme un tout unique25 ». L’unité n’est pas la seule condition de la constitution d’une totalité. Elle n’en est que l’un des principes fondateurs. Elle réunit, et va parfois jusqu’à concilier, la pluralité discordante. En somme, elle homogénéise l’hétérogène.
Quand le principe d’unité a-t-il été conceptualisé dans les arts, et particulièrement en littérature ? L’un des premiers a avoir posé les bases du principe d’unité est sans conteste Platon. Dans son Parménide dialogique – intitulé également Sur les Formes –, il émet trois hypothèses – subdivisées en 9 suppositions – qui sont autant de formes d’unités qu’il admet possibles conjointement. La première est une unité absolue, l’Un, insubstantielle et insaisissable. Elle ne peut être traduite par les mots. […] cette chose étrange qu’on appelle l’instant, se trouve au milieu entre le mouvement et le repos; sans être dans aucun temps, et c’est dé là que part et là que se termine le changement, soit du mouvement au repos, soit du repos au mouvement. — Il y a apparent — Si donc l’un est en repos et en mouvement, il change de l’un à l’autre état; car c’est la seule manière d’entrer dans l’un et dans l’autre ; mais s’il change, il change dans un instant, et quand il change, il n’est ni dans le temps, ni en mouvement, ni en repos. (156d- 156e) Cette triple hypothèse sur sa théorie des idées met en avant le paradoxe que renferme d’ores et déjà le principe d’unité, qui se veut unitaire tout en exprimant la pluralité et/ou l’insaisissable – l’immatériel ou le fugace. L’on peut alors parler d’Un-Multiple. C’est sur cette dialectique qui caractérise le principe d’unité que Platon met l’accent à travers une énumération de dichotomies : — Par la même raison, l’un, en passant de l’un au multiple et du multiple à l’un, n’est ni un ni multiple, ne se divise ni ne se réunit, et en passant du semblable au dissemblable et du dissemblable au semblable, il ne devient ni semblable ni dissemblable, et en passant du petit au grand, de l’inégal à l’égal, et réciproquement, il n’est ni petit, ni grand, ni égal, il n’augmente, ni ne diminue, ni ne s’égalise. — Il paraît. (157a-157b) .