Définition de la prison en tant que structure, qu’organisation institutionnelle
Le système de la prison est organisé structurellement comme suit : -des directions interrégionales qui contrôlent tout ce qui peut se passer en prison et fournissent les autorisations nécessaires aux différents établissements concernant toute activité dont la sécurité pourrait être en jeu. Elles s’occupent également des missions des Services d’Insertion et de Probation. -de l’administration pénitentiaire, elle-même composée d’un directeur de prison, de surveillants et de divers personnels ayant des missions spécifiques au sein de l’établissement, comme le service médical, le service religieux, etc. -des intervenants extérieurs (pour des activités culturelles, les avocats, etc.)-des détenus qui peuvent avoir des statuts différents en fonction d’un éventuel emploi, comme la responsabilité de la bibliothèque, le service alimentaire, le ménage… Certaines missions ont été attribuées au secteur privé, comme le service médical, la création matérielle de nouveaux établissements et le travail par des entreprises privées (secteur hospitalier, de travaux publics, etc.). Cette « désinstitutionnalisation »161 est une forme de désengagement de la part de l’administration pénitentiaire qui, certes, lui est utile d’un point de vue pratique (gestion reléguée à d’autres) mais qui est néfaste pour le bon fonctionnement communicationnel entre les différents secteurs et les détenus. En effet, celleci provoque un problème d’intervention d’urgence médicale, des salaires attribués aux détenus proches de l’esclavagisme… Des contraintes organisationnelles se sont ajoutées avec ces privatisations. Nous l’avons dit, la prison est une organisation et elle peut s’assimiler en quelques points à celle des gangs : c’est un lieu d’interactions éphémères, puisque le changement de cellule des détenus est fréquent et que la population carcérale évolue régulièrement en fonction de l’entrée ou de la sortie de chacun. De même, les membres de cette organisation sont là pour des raisons sociales, le plus souvent liées à la pauvreté162. Chacun agit également en fonction de ses intérêts propres et la répartition du pouvoir au sein de la prison nous le démontre par les contraintes qui la constituent. Selon Israël Barak-Glantz, dans Typologie synthétique de l’évolution de la répartition du pouvoir en prison (1981), le pouvoir s’organise ainsi : -Les « pouvoirs partagés » : les détenus ont investi la prison dans une logique de traitement thérapeutique, ils se voient alors reconnaître une part de pouvoir décisionnel concernant la vie en prison. Par exemple, certains détenus s’occuperont, seuls ou entourés, de la bibliothèque et assumeront les tâches d’inscription des détenus emprunteurs et des rentrées des livres. D’autres encore auront pour tâche de gérer une association ou la rédaction d’un journal, dont les propos seront contrôlés mais très peu censurés. -Le « bureaucratique légal » : le pouvoir est contrôlé par le service des prisons au niveau de chaque Etat. Ici, les détenus n’ont aucun pouvoir et doivent se soumettre au règlement pénitentiaire et au bon vouloir des surveillants. -Le « contrôle par les détenus » : quand ils sont divisés en bandes rivales puissantes : les principales négociations se font entre les caïds de chaque bande, l’administration n’ayant guère de marge de manœuvre. Cette prise de pouvoir est sécurisante d’une part pour l’administration pénitentiaire, puisqu’elle a les principaux caïds sous l’autorité des détenus contre une remise de peine ou de bons soins si ceux-ci contrôlent, grâce à leur charisme et à leur force le reste des détenus, permettant d’assurer une certaine tranquillité. De l’autre côté, l’administration pénitentiaire peut voir se retourner contre elle ce choix, puisque les caïds peuvent aussi faire en sorte de mener une rébellion en contraignant les autres détenus à les suivre. Les contraintes communicationnelles de cette organisation du pouvoir sont nombreuses et c’est la constitution du système carcéral qui en est responsable : un lieu d’enfermement oblige les occupants à se réorganiser socialement comme le feraient des immigrants dans un lieu culturel différent de leur pays d’origine. Un paradoxe important de cette organisation qu’est la prison est dans la constitution de ses « lois » : alors que la société a écrit des lois pour évoquer les interdits à ne pas transgresser, la prison a conçu un règlement (interne et donc différent à chaque prison) qui repose sur les autorisations à prendre en compte pour les détenus. À savoir que tout ce qui n’est pas mentionné est autorisé pour la société, alors que c’est interdit pour la prison. Les contraintes prennent ici l’apparence de non-droits. Ce règlement et les guides de prisonniers sont une forme de vulgarisation langagière des connaissances à avoir sur la prison mais le pouvoir n’est pas forcément pour autant partagé avec les détenus163 : en effet, tout ce qui est écrit n’est pas applicable, ce qui rend compte de l’absurdité de ces textes et du manque de contextualisation de la part des rédacteurs. Ce type d’absurdité donne du pouvoir à ceux qui les conçoivent, rendant les autres incapables d’accomplir certains actes. Tout comme pour les organisations de la société, il existe des relations complémentaires164 entre les détenus et l’administration pénitentiaire : lorsque le pouvoir est attribué à l’un de ces deux groupes sociaux, l’autre est en position de faiblesse. La différence ici par rapport à la même situation en société, c’est que cette interaction se trouve dans une situation extrême : le pouvoir acquis devient trop oppressant avec l’enfermement pour le groupe social dominé, d’où des problèmes communicationnels entre eux.
Définition de la prison du point de vue des interactions entre détenus
Avec l’arrivée des détenus en prison, s’installe une désorganisation sociale165 collective et une réorganisation sociale individuelle par la suite, ce qui influe sur les interactions entre détenus. Pour les détenus, s’allier de trop près avec l’administration pénitentiaire, c’est se marginaliser. Il s’instaure un système d’interactions systémiques et complémentaires entre les détenus : en effet, ceux-ci sont à égalité du point de vue de leur statut judiciaire, mais une hiérarchie se forme également entre les détenus, avec ceux qui parviennent à obtenir une forme de pouvoir par l’ascendance sur les autres et/ou du respect de la part des surveillants, et les autres, qui subissent le pouvoir des plus puissants166. Ce sont ces interactions qui peuvent poser problème lors des actes communicationnels entre détenus. Les interactions entre détenus sont très contraignantes : elles se caractérisent par le fait que les détenus ne choisissent par leurs codétenus, qu’ils manquent d’intimité les uns visà-vis des autres et que la confiance ne peut être que limitée. En effet, différentes raisons poussent les détenus à se tenir à distance des autres, notamment dans leur propre cellule ou dans la cour : les causes de l’incarcération pas toujours connues, les dangers psychologiques (dépression, suicide, accoutumances diverses, etc.) ou physiques (agressions diverses) qu’ils peuvent encourir, etc. Dans les lieux collectifs moins risqués que la cour, comme la salle de sport, les relations diffèrent : le jeu de pouvoir se met en place pour une démonstration de force et de virilité (pour les hommes), sans pour autant réduire la distance. Le rapprochement physique est considéré par les détenus hommes, comme un risque à ne pas prendre : c’est exposer son corps à une promiscuité déjà trop importante et non désirée. Les femmes, quant à elles, ont tendance à avoir besoin d’un contact amical avec les autres détenues, d’une affection démonstrative importante pour se sentir soutenues167. Le rapprochement psychologique est vu d’une autre manière : tous les détenus ont besoin d’échanger, de parler au moins à un autre détenu, pour s’occuper et ne pas devenir fou, mais la relation reste courtoise sans confiance exagérée. Rares sont les amitiés qui se nouent, même si c’est plus le cas pour les femmes, qui, nous le verrons avec l’analyse de leurs biftons, restent en contact parfois après leur sortie. Les relations sont plus d’ordre pratique : tel besoin réclame tel rapprochement. Les contraintes de la prison se ressentent encore ici, puisqu’il est plutôt rare que ce genre de situation communicationnelle se retrouve dans la société. Les caractéristiques de chaque détenu peuvent être aussi des sources de contraintes pour communiquer avec les autres détenus. En effet, si l’organisation de la prison ne permet pas une véritable séparation physique entre les détenus mineurs et les majeurs, les interactions communicationnelles en seront bouleversées : la multiplication des violences, des trafics en tout genre (trocs d’objet, ventes de drogue, etc.168) et du racket dans les quartiers des mineurs a été constatée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté. Ainsi éclatent des bagarres dans les cours de promenade faisant des blessés parmi les détenus mineurs et les surveillants169. Les détenus mineurs arrivant semblent être les victimes idéales pour les « caïds », qui subissent des agressions ressemblant fortement à des rites de passage170 . Les jeunes reproduisent en prison l’organisation sociale à laquelle ils sont soumis à l’extérieur et imitent les adultes en créant des bandes qui terrorisent et rackettent les plus faibles171. Les contraintes sont alors celles de la rue en société et la prison devient un enjeu de pouvoir. De même, un détenu âgé ne pourra pas se défendre de la même manière s’il se fait agresser et l’allongement des peines contribuent à enfermer de plus en plus de personnes qui sont de plus en plus âgées. Le statut social du détenu peut aussi influer sur les interactions entre détenus : les indigents172 sont dans la même position de faiblesse que les non francophones et les analphabètes, ils doivent échanger des services contre des produits de première nécessité. La langue parlée par les détenus peut aussi se révéler une contrainte : en effet, si pour tout acte de communication en prison, il est nécessaire de parler français ou de l’écrire de façon à être compréhensible, on peut constater que les étrangers sont particulièrement défavorisés en prison. Pour beaucoup, ils ne maîtrisent pas la langue française, et encore moins l’écrit, alors que la prison est bureaucratique, paperassière et ne fonctionne que par le formulaire : une demande écrite est toujours requise pour voir un médecin, rencontrer un travailleur social ou un visiteur, cantiner, revendiquer une formation ou un travail… Face à la communication en prison, les non francophones et les analphabètes ont les mêmes problèmes : ils sont dépendants de la volonté et de la loyauté des codétenus pour toute demande. Qu’il s’agisse d’une consultation médicale, d’un entretien avec un conseiller d’insertion et de probation, d’un message à transmettre au directeur de la prison, à un juge d’instruction ou d’application des peines, au procureur, pour écrire à ses proches ou lire leurs lettres, pour communiquer avec les agents pénitentiaires173… Ils se retrouvent alors pénalisés, ne sachant si leur volonté est loyalement accomplie. L’interaction avec les autres détenus est alors faussée par rapport à ce qu’elle aurait pu être sans cette position de faiblesse. Ce problème communicationnel est renforcé pour eux par le fonctionnement carcéral. Si les caractéristiques de chaque détenu influence ses interactions avec les autres détenus, elles influent aussi la perception qu’ils ont de la prison et leurs propres conditions de productions communicationnelles.