Définir et évaluer les compétences

Aptitudes, traits de personnalité et compétences

Il devrait donc être possible de faire correspondre aptitudes et traits de personnalité avec les compétences dont ils facilitent l’acquisition. De fait, lorsqu’on procède à l’analyse des qualités requises pour tenir des postes simples, postes d’exécution ou emplois de service, par exemple, il est rela-tivement aisé de faire préciser par des experts quels sont les aptitudes et les traits de personnalité nécessaires pour une tenue correcte de ces postes. Mais lorsque la complexité des responsabilités et des missions aug-mente, le référentiel d’aptitudes et de traits de personnalité ne suffit plus et les exigences des postes sont décrites par les experts directement en termes de compétences. Ces compétences sont alors caractérisées par rapport à des missions précises (traiter les plaintes de clients mécontents, négocier des contrats importants avec des entreprises étrangères ; clore une opération qui ne marche pas ; organiser l’accueil et la formation des jeunes cadres…). Il est évident que ces missions font appel à plusieurs aptitudes et qualités de personnalité, que ces caractéristiques doivent être bien intégrées, et que la réussite de ces missions dépend aussi de connais-sances théoriques et de savoirs acquis sur le terrain. Il faut également tenir compte du fait que ce type de compétences peut être maîtrisé de diffé-rentes manières. Autrement dit, et pour reprendre les exemples donnés ci-dessus, il y a plusieurs manières de bien négocier un contrat ou de bien clore une opération, et ces différentes façons de faire requièrent des apti-tudes et des profils de personnalité qui ne sont pas forcément les mêmes.
Voici donc une différence claire entre aptitudes et traits de personnalité d’une part, et compétences, d’autre part :
◗les premiers permettent de caractériser les individus et d’expliquer la variance de leurs comportements dans l’exécution de tâches spécifiques ;
◗les secondes concernent la mise en œuvre intégrée d’aptitudes, de traits de personnalité et aussi de connaissances acquises, pour mener à bien une mis-sion complexe dans le cadre de l’entreprise qui en a chargé l’individu, et dans l’esprit de ses stratégies et de sa culture.
De ce point de vue, les compétences ne sont donc pas sans rapport avec les aptitudes et les traits de personnalité. Mais elles constituent une caté-gorie spécifique de caractéristiques individuelles, qui ont aussi des liens étroits avec les valeurs et avec les connaissances acquises. Enfin, elles semblent bien avoir un caractère « local », c’est-à-dire dépendre du cadre organisationnel dans lequel elles sont élaborées puis utilisées.
En d’autres termes, les compétences ne peuvent pas se développer si les aptitudes requises ne sont pas présentes. Mais elles ne se réduisent pas à une aptitude, aussi bien définie soit-elle, pas plus qu’à un patchwork d’aptitudes diverses : ce sont des « ensembles stabilisés de savoirs et de savoir-faire, de conduites-type, de procédures standards, de types de rai-sonnement, que l’on peut mettre en œuvre sans apprentissage nouveau » (Montmollin, 1984, p. 122). Les compétences font donc réfé-rence à des tâches ou à des situations de travail et à la régulation dont est capable l’opérateur entre l’environnement de travail et son activité. Elles sont différentes également des conduites intelligentes qui se suc-cèdent dans le temps sans lien réel entre elles, alors qu’une compétence est un ensemble de conduites organisées, au sein d’une structure mentale, elle aussi organisée, relativement stable, et mobilisable à la demande.
Les connaissances qui peuvent s’appliquer à une tâche ou à une autre se différencient également des compétences, parce que ces dernières impliquent une expérience et une maîtrise réelle de la tâche et parce qu’elles mettent en œuvre des représentations, des « images opératoires » (Ochanine, cité par Montmollin, 1984) constituées progressivement par l’expérience que l’opérateur acquiert au cours de son travail. Enfin, les compétences se différencient des habiletés, qualités résultant d’une formation et caractérisant le plus souvent des processus psychomoteurs.
Les compétences sont donc liées à une tâche ou à une activité donnée. Mais elles peuvent également couvrir un ensemble d’activités : on parle ainsi de compétences linguistiques ou de compétences d’encadrement. Ou être limitées à une activité précise : on parlera alors des compé-tences du régulateur en salle de contrôle, du contrôleur aérien ou du programmeur. Par ailleurs, elles résultent de l’expérience et constituent des savoirs articulés, intégrés entre eux et, en quelque sorte, automatisés, dans la mesure où la personne compétente mobilise ce savoir à bon escient, sans avoir besoin de consulter des règles de base ni de s’interro-ger sur les indications de telle ou telle conduite. Ces caractéristiques des compétences les rendent difficiles à décrire parce que la représentation qui guide l’opérateur dans son activité et qui sert, en définitive, à intégrer les différents savoirs et les aptitudes nécessaires, reste implicite. Il faut l’intervention d’un expert extérieur pour amener la personne compé-tente à expliciter ses conduites. De ce fait, l’individu compétent peut démontrer sa compétence, mais est beaucoup plus embarrassé si on lui demande de la verbaliser, et plus encore, de l’enseigner à d’autres à tra-vers un exposé et non par l’observation de ses conduites successives.
Résultat d’expériences accumulées pendant des années, les compé-tences permettent de surmonter les limites du fonctionnement cognitif. En effet, nous ne pouvons pas concentrer notre attention sur plusieurs choses à la fois, ni extraire en même temps de notre mémoire plusieurs répertoires de connaissances acquises. La compétence permet d’actuali-ser des systèmes d’information et de les utiliser sans avoir à concentrer notre attention sur eux.
P. Herriot (1992) donne, pour mieux faire comprendre ce qui se passe, l’exemple des grands maîtres au jeu d’échecs. Ils sont capables de mobi-liser un répertoire considérable de séquences de mouvements sans avoir à les expliciter, mais en s’en servant pour analyser les analogies entre la position actuelle des pièces sur l’échiquier et les séquences de mouve-ments qu’ils connaissent. Autrement dit, au lieu d’examiner tous les scénarios concevables à partir de tous les mouvements possibles, ils se réfèrent à des séquences de mouvements intégrés, sans avoir besoin de les décomposer.

L’acquisition des compétences

Le problème des relations entre aptitudes et compétences revient donc à étudier le rôle des aptitudes au niveau de l’acquisition des compé-tences. Sur ce point, les résultats des recherches sur l’apprentissage per-mettent de compléter le tableau. En effet, ces travaux ont montré qu’il existe des phases de l’apprentissage, phases qui coïncident bien avec la définition des compétences que nous venons de faire : Fitts et Posner (1967) ont décrit, il y a déjà quarante ans, l’apprentissage d’une tâche :
◗elle débute par une étape cognitive, au moment où l’individu est confronté pour la première fois au travail à faire et à la situation. Il commence par en comprendre les exigences et par tenter de mémo-riser les procédures et les stratégies. Cette étape requiert des qualités intellectuelles et une bonne capacité d’attention ;
◗quand les données fondamentales concernant le traitement de l’information et le répertoire des réponses requises sont connues, une deuxième phase permet d’accroître la rapidité d’exécution et de diminuer les erreurs ;
◗la troisième phase, qui va consacrer la possession de la compétence, est atteinte lorsque le travail devient plus automatisé, et de moins en moins dépendant d’un contrôle cognitif permanent. Notons que c’est le cas pour beaucoup des activités de la vie quotidienne, comme conduire une voiture, utiliser un téléphone ou, tout simple-ment, s’habiller. La compétence pour ces tâches implique que nous n’avons plus à réfléchir pour en exécuter les différentes étapes ni, surtout, pour adapter notre conduite aux changements constants de l’environnement.
Des recherches plus récentes, en particulier celles de Shiffrin et Schnei-der (1977), ont montré que lorsque la tâche apprise est très complexe, et en particulier lorsqu’elle consiste à faire face, de manière répétée, à des informations non cohérentes ou à des situations totalement origi-nales, l’apprentissage et la maîtrise de la tâche s’arrêtent à la phase qui exige un contrôle cognitif total et n’atteignent pas l’automatisation des processus.
En outre, les aptitudes mises en jeu au cours d’un apprentissage chan-gent au fur et à mesure que celui-ci se déroule. Fleishman l’a montré dès 1954 pour un apprentissage psychomoteur. Ses résultats ont été confir-més et étendus par Ackerman et al. (1989) qui ont bien décrit le rôle cri-tique joué par l’intelligence générale (aptitude à structurer la réalité, à construire des relations, à imaginer des stratégies et à les examiner) au début de tout apprentissage. Mais ce rôle diminue ensuite, à mesure que le sujet accède à son niveau optimum d’exécution, parce que l’automati-sation de la tâche permet de réduire l’appel aux fonctions intellectuelles et d’accroître le rôle des aptitudes spécifiques. Ces auteurs soulignent que tout le monde n’atteint pas en même temps un même niveau de compétence, donc n’arrive pas en même temps à la phase d’automatisa-tion et de « libéralisation » par rapport à la codification explicite et rai-sonnée de la tâche à accomplir. Différences qui s’expliquent parce que chacun possède à un niveau variable les aptitudes requises. En outre, ils
confirment que lorsque la tâche est complexe ou lorsqu’elle présente constamment des aspects nouveaux, l’appel aux qualités intellectuelles ne diminue pas au cours du temps.
On peut retenir de ces analyses deux points importants :
◗premièrement, des aptitudes spécifiques sont requises pour acquérir ou pour utiliser des compétences précises. Ces aptitudes jouent un rôle qui est limité à la phase d’apprentissage lorsque la tâche peut être entièrement automatisée ;
◗mais, deuxièmement, lorsque la tâche n’est pas routinière et qu’elle est caractérisée par des demandes imprévues et constamment renou-velées, il se fait un appel permanent aux processus cognitifs et aux aptitudes mentales. C’est le cas, bien évidemment, d’une grande partie des responsabilités des cadres et de la quasi-totalité de celles où les situations changent fréquemment et qui demandent de la créativité, une réelle initiative et de l’imagination, voire une aptitude à sortir des sentiers battus.
Au total, des aptitudes différentes jouent un rôle important pendant l’acquisition de toutes les compétences, mais le rôle des aptitudes intel-lectuelles et des capacités cognitives est central ; en outre, il perdure lorsqu’il s’agit de tâches complexes, c’est-à-dire ne confrontant pas l’indi-vidu à des demandes répétées de manière identique ou très proche.
Au plan pratique, la mesure des aptitudes individuelles, au moyen de tests classiques, s’impose donc chaque fois qu’une compétence n’a pas été acquise, malgré l’expérience de terrain. Et chaque fois que les condi-tions du travail rendent difficile l’acquisition d’une compétence spéci-fique parce que les données des problèmes posés et l’environnement du travail changent trop et trop vite pour que l’expérience puisse créer des compétences réutilisables.

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Compétences et missions professionnelles

La comparaison que nous venons de faire entre aptitudes, traits de per-sonnalité et compétences a montré que les aptitudes et les traits de per-sonnalité se définissent en tant que différences entre les individus, alors que les compétences sont étroitement liées aux activités professionnelles, et plus précisément aux missions qui font partie d’un poste. Woodrufe (1993) propose d’ailleurs de parler de compétences pour caractériser une mission donnée et de « domaine de compétences » lorsqu’on envi-sage l’ensemble des missions composant un poste. Le concept de compétence est donc associé à l’analyse des activités professionnelles et à l’inventaire de ce qui est nécessaire pour bien mener les missions qu’elles impliquent.

Compétences et activités professionnelles

L’origine du concept de compétences fait mieux comprendre comment et pourquoi il s’est imposé. Le terme apparaît il y a plus de trente ans pour donner corps à l’idée que ni les résultats scolaires, ni les scores aux tests d’aptitude et d’intelligence ne prédisent la réussite professionnelle, voire l’adaptation efficace aux problèmes de la vie quotidienne (McClelland, 1973). Nous avons vu plus haut que de nombreux argu-ments de terrain ont prouvé que ces vues sont inexactes. Et que les tests d’intelligence, encore nommés tests de fonctionnement cognitif, pos-sèdent une indiscutable capacité prédictive des résultats professionnels (Hunter, 1986). Certes, on peut encore débattre sur l’existence d’une ou de plusieurs formes d’intelligence (Kemp et McClelland, 1986 ; Sternberg, 1992). Mais, d’un point de vue pratique, il semble prioritaire de reconnaître la validité des tests d’intelligence, tout en admettant qu’ils n’expliquent pas tout. Sans pour autant renoncer à comprendre comment se développent et à quoi sont dues les compétences qui per-mettent d’assumer fructueusement, sur le terrain, des missions profes-sionnelles précises. En d’autres termes, l’opposition entre aptitudes et intelligence d’une part, et compétences d’autre part, n’a pas lieu d’être : l’ensemble de ces qualités sont nécessaires pour exercer avec succès une activité professionnelle.
C’est dans ce nouvel esprit que le terme de compétences a acquis, au cours des vingt dernières années, une large visibilité dans les textes comme dans les interventions concernant le management des res-sources humaines. Le second point de départ est probablement dû au livre de Boyatzis, The competent manager (1982) qui concerne essentielle-ment les compétences managériales. Cet ouvrage décrit une étude concernant 2 000 cadres occupant 41 postes différents et appartenant à 21 entreprises, la plupart anglo-saxonnes. L’auteur propose, sur la base de cette étude, de différencier les compétences « seuil » que tous devraient posséder à un niveau minimum et les compétences « supérieures » qui caractérisent les cadres appartenant aux 10 % les meilleurs. L’identification de ces compétences est faite à l’aide de diffé-rentes analyses de poste, et chaque compétence est reliée à des résultats spécifiques. Mais la nature même des compétences, le type de variable qu’elles constituent ne sont pas définis clairement, puisqu’ils concernent un vaste domaine de caractéristiques psychologiques, aussi bien des apti-tudes que des connaissances, des attitudes, des sources de motivation, et des traits de personnalité. Et pour ajouter à la confusion, Boyatzis donne lui-même une définition très floue des compétences, comme étant un ensemble de caractéristiques individuelles pouvant appartenir à des domaines aussi différents que les aptitudes, les motifs, les traits, les capaci-tés, l’image de soi et de son rôle social, ou encore être un ensemble de connaissances acquises.
Reste l’essentiel : la méthode utilisée par Boyatzis repose sur l’analyse d’événements décrits par les cadres eux-mêmes, sous la forme de « behavioral events » (événements comportementaux), qui s’inspire de « l’analyse des incidents critiques », méthode déjà ancienne et due à Flanagan (1954). Les cadres interrogés devaient décrire trois incidents de leur vie professionnelle où ils jugeaient avoir été efficaces et trois inci-dents où ils estimaient avoir été inefficaces. Ces incidents étaient ensuite évalués selon une méthode d’analyse de contenu proche de celle employée par Herzberg dans ses recherches sur la satisfaction et par McClelland pour l’analyse des protocoles d’un test projectif de motiva-tion (Flanagan, 1954 ; Herzberg et al., 1959 ; McClelland, 1953).
La validité de cette méthode, au demeurant ancienne et controversée, et la signification des relations qui peuvent exister entre les résultats de l’analyse de contenu des différents incidents et la réalité des comporte-ments de terrain restent à démontrer, ce que Boyatzis reconnaît lui-même. Par ailleurs, il n’est pas certain que les cadres eux-mêmes soient les meilleurs juges de leurs compétences. Il n’en reste pas moins que cette étude représente une des premières approches directes des compétences observées sur le terrain professionnel, et qu’elle a le mérite de s’attaquer directement à la description des conduites porteuses de réussite. En d’autres termes, au lieu d’entrer dans le couple homme-tra-vail par la recherche des différences individuelles, l’approche par les compétences consiste à aborder cette double taxinomie des hommes et des tâches par la description des comportements réels face à des problèmes professionnels concrets.

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