De vous en moi : la psychomotricité comme soutien de l’identité en psychiatrie adulte
Introduction
« Les troubles d’identité ont, sous une forme ou une autre, toujours été l’essence même des troubles du psychisme. De nos jours, ces troubles sont simplement mis fortement en relief par la nature même de notre société occidentale 1 ». Au premier abord, la formule « être soi-même » peut s’entendre comme un pléonasme. Elle nous apparaît comme une évidence et semble désigner le seul mode possible d’existence. Mon expérience dans le domaine de la psychiatrie, aussi courte soit-elle, a pourtant suffi à me démontrer le contraire. Il me semble qu’au cours de sa vie, le sujet n’a de cesse de se trouver un peu, de se perdre aussi et de se retrouver plus encore. L’identité n’est pas figée, elle est une construction psychocorporelle en perpétuel remaniement. Loin de vouloir établir une théorie, de dresser une classification absolue ou encore de cloisonner les raisonnements, je souhaite plutôt mettre en exergue des rencontres, qui ont enrichi ma pensée au sujet de la notion d’identité autant qu’elles ont façonné mon identité de future professionnelle. Que le lecteur ne soit pas surpris, les références aux diagnostics sont rares dans cet écrit et c’est volontairement que je n’aborde aucun critère de classification des troubles psychiques. Normal et pathologique m’apparaissent former un continuum dans lequel les frontières se brouillent parfois. Ma priorité a été celle de l’observation des manifestations individuelles, certes étayée par un socle théorique, mais surtout dénuée le plus possible de considérations préétablies. La rencontre avec l’individu en tant que sujet est ce qui m’importe le plus. Ce n’est donc pas du point de vue de la pathologie que j’aborde la notion de souffrance mais plutôt sous l’angle de l’identité. Ce mémoire ne correspond ainsi en rien à une analyse des mécanismes identitaires en jeu chez le psychotique schizophrène ou le névrosé dépressif et se situe plutôt à l’exact opposé. Il s’agit d’une réflexion sur le thème de l’identité à laquelle deux sujets plus particulièrement m’ont amenée, avec toute l’histoire, la culture, la diversité et les paradoxes qu’ils portent en eux.Mr M. et Mr O. se ressemblent à mon sens autant qu’ils diffèrent et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de rapprocher leurs deux trajectoires. Je les ai rencontrés dans des structures distinctes alors que j’y étais stagiaire. Le premier est pris en charge dans une unité de psychiatrie carcérale tandis que le second est suivi dans un Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA). Ce sont les bribes de leur existence qu’ils m’ont livrées que je m’essaie ici à retranscrire sans trahir. À partir de ces deux cas, je tente de comprendre les mécanismes identitaires qui peuvent être à l’œuvre. Je m’attarde en particulier sur les concepts d’incorporation identitaire et de déguisement de l’identité. Je cherche aussi à comprendre les liens qui peuvent unir les notions à mon sens fondamentales d’identité, de sécurité base et d’appartenance communautaire. Je souhaite au lecteur de trouver autant d’intérêt dans la découverte de Mr M. et de Mr O. que j’ai eu de plaisir à les rencontrer. J’espère aussi que la relation extrêmement forte qui me semble unir la notion d’identité à la psychomotricité se révélera évidente à la lecture.
MR M., ENTRE CEUTA Y GIBRALTAR
Au travers du hublot, rencontre avec Mr M
Mr M. et moi nous sommes rencontrés au sein de l’unité de psychiatrie carcérale dans laquelle j’ai réalisé mon stage. C’est à l’occasion de sa participation au groupe « Corps et Mouvement » proposé par ma maître de stage que nous nous voyons pour la première fois. Mr M. est assis dans l’un des fauteuils de la salle commune de l’unité, le regard intensément accroché au sol. Dans le fond de la salle, la télévision tourne à plein régime. C’est un homme brun, d’environ 30 ans. Un patient l’interpelle en arabe sur un ton ludique et Mr M. semble s’animer un peu. Français d’origine maghrébine, il parle parfaitement le français et échange parfois en arabe avec d’autres patients. Rapidement, son visage se fige et son regard s’agrippe de nouveau au sol. Je m’approche pour le saluer et lui tends ma main qu’il saisit fébrilement. Un mélange de surprise et d’anxiété semble alors animer ses yeux sombres. Je m’assieds à côté de lui et prends le temps de me présenter plus amplement. Je me risque bientôt à un léger trait d’humour. Mr M., qui semble jusqu’alors happé par des préoccupations bien différentes de ma présentation, me lance un regard malicieux, brillant et laisse d’un sourire apparaître toutes ses dents. Il semble avoir perdu vingt ans en un instant. Je poursuis mon tour de salutations dans le service jusqu’à ce que nous partions pour la séance de groupe en salle de psychomotricité. Sur le chemin de la salle, il se positionne en retrait par rapport aux autres patients. Sa posture est en fermeture, les épaules en rotation interne. Sa colonne a tendance à s’enrouler autour de son ventre qu’il estime gonflé par les médicaments. Son pas est lourd et son regard, toujours, balaie le sol.Comme à chaque fois, la séance débute par un échauffement articulaire. Mr M. est toujours appliqué et attentif aux consignes. De façon générale, les coordinations et l’adaptation tonique sont moyennes mais évoluent positivement au fil des séances. Bien que les éléments de verbalisation soient souvent peu précis, Mr M. se rend tout à fait compte des éventuelles difficultés qu’il peut avoir, même lorsqu’elles ne sont pas majeures. Cela génère de l’inquiétude et renforce chez lui un vécu important de dévalorisation. S’en suit généralement une longue énumération de toutes les raisons externes qui pourraient justifier ce qu’il estime être une non réussite de la proposition. Mr M. manque de fluidité, présente une rigidité axiale importante et ses mouvements sont peu amples. Il évolue dans une kinesphère relativement réduite. Il a l’habitude de prendre peu de place, avec tout ce que cela implique sur le plan symbolique. Lorsqu’arrive le moment du jeu collectif de la séance, Mr M. s’anime alors beaucoup plus. Il est parfois même à l’origine d’une proposition de jeu. Mais rapidement, il s’essouffle et souhaite se soustraire du jeu, évoquant là encore de multiples raisons, non sans un certain fatalisme. En fin de séance, pendant le temps de retour à soi, Mr M. se positionne toujours dans la même configuration, à la moitié de la salle dans le sens de la longueur, adossé au mur, sous la fenêtre et très près du patient qui l’interpelle parfois en arabe. Il reste un long moment assis, le dos soutenu par le mur, avant de pouvoir s’allonger. Comme c’est souvent le cas lorsque les stimulations directes diminuent, Mr M. apparaît envahi, non sans raison. Après le passage à l’acte qui lui a valu son incarcération, Mr M. a été transféré dans l’unité de psychiatrie carcérale pour cause de schizophrénie. Celle-ci s’accompagne à cette période d’idées délirantes et d’hallucinations principalement acoustico-verbales. Lorsque Mr M. parvient à en parler, il explique que l’une de ses deux voix lui énonce des mots positifs, bienveillants voire encourageants tandis que l’autre lui profère insultes, menaces et messages de dévalorisation. Ces voix sont présentes à des intensités variables, se montrent parfois très directives et se majorent inévitablement lorsque l’attention de Mr M. n’est pas directement sollicitée. Il n’est ainsi pas rare de remarquer des attitudes d’écoute de la part de Mr M. ou de le voir tirer le rideau qui cache le miroir de la salle de psychomotricité, comme pour vérifier, grâce au reflet de son corps, qu’il existe toujours en tant qu’individu et qu’il s’inscrit bien dans le réel.En dehors du groupe, j’ai également rencontré Mr M. au cours de séances individuelles. Ce qui l’apaise, c’est principalement de sentir la matière, le volume et les limites de son propre corps. Lorsqu’on lui donne à sentir son corps à la fois délimité, différencié et unifié, les voix s’estompent, la respiration se calme et le poids de son corps se dépose dans le tapis. J’ai parfois l’impression que Mr M. vient rafistoler les trous d’une couverture déchirée. Le vent et le froid passent désormais moins. Une enveloppe corporelle semble se créer ou se restaurer, un axe plus solide s’érige. Mr M. est moins perméable, il n’est plus sans cesse perforé et intrusé. Au fil des séances, des percussions osseuses, des pressions et des touchers médiatisés, l’anxiété diminue, les verbalisations se précisent. Au cours d’une séance, Mr M. nous apparaît un peu plus triste et plus envahi qu’à l’accoutumée. Nous réalisons, ma maître de stage et moi, un passage de balles en symétrie, chacune sur un hémicorps de Mr M. dans le sens caudo-crânial. Alors que cette proposition fait partie de celles qui contiennent habituellement le mieux son anxiété, Mr M. se rigidifie brusquement et relève la tête. Il semble débordé, comme si des éprouvés corporels archaïques se hissaient à la surface le temps d’apporter des indices de leur existence. Il verbalise alors, de façon relativement confuse, que l’une des voix lui a soudainement dit à quel point il est mauvais de se faire toucher par une ou plusieurs femmes. Il ajoute, sans que l’on comprenne bien s’il s’agit d’une parole de la voix ou de sa pensée directe, que cela est contraire à sa religion. Mr M. entame un discours où se mêlent anarchiquement des notions de moralité, de religion, de honte ou encore de culpabilité. Pour soutenir ses verbalisations, nous lui faisons une proposition d’écoute musicale. Mr M. choisit lui-même les chansons et fait preuve d’une compréhension toute personnelle des paroles, sur un mode typiquement psychotique. De chaque chanson, il extrait quelques mots autour desquels il organise et recrée avec plus ou moins de réalité sa propre histoire. Il parle de périodes d’errance, de solitude, évoque même une période de vie à la rue, bien que cette dernière n’ait jamais réellement existé. Dans cette proposition comme de façon plus générale, l’appartenance culturelle et le partage de valeurs avec la communauté familiale, ethnique ou encore religieuse reviennent comme des leitmotivs. Mr M. n’est pas pratiquant de la religion dont il se revendique parfois et n’est jamais allé en Afrique. Il est fréquent qu’il répète des phrases de membres de sa famille qu’il élève presque au rang de citations saintes. Elles semblent être le slogan d’une philosophie de vie à laquelle il 11 prétend et sont toujours pour lui, paroles d’évangile – si j’ose dire. Comme lors de l’écoute musicale, la compréhension de ces phrases est singulière. Il en arrange souvent la signification pour y faire rétrospectivement correspondre des éléments de sa vie. Mr M. ressent la nécessité de se conformer à ce qu’il se représente de la culture familiale et ethnique dont il a hérité. C’est comme s’il cherchait à placer ses pieds exactement dans les empreintes de pas laissées par sa famille. Il y a une tentative de perpétuation ou d’inscription à l’extrême dans l’identité familiale et notamment ethnique. Mr M. s’agrippe à la représentation qu’il se fait de la communauté et la trace de son propre pas semble parfois tellement se confondre avec celle de sa famille ou de sa communauté qu’il devient difficile de distinguer son empreinte personnelle. La dernière fois que je vois Mr M. en séance individuelle, c’est juste après son procès. Il vient d’apprendre que la durée de sa peine est supérieure de plusieurs années à celle qu’il espérait. Je l’aperçois par le hublot de la porte de sa chambre. Il est de dos, immobile. Je frappe doucement contre la lourde porte ; il se retourne et esquisse un sourire triste. Lorsque j’ouvre la serrure, il me tend la main, serre la mienne et rapproche la main contre son cœur. Sur le chemin de la salle il me fait part de sa grande déception relative à l’issue du procès. Il me demande s’il pourra boire un thé lorsque nous serons arrivés dans la salle. En bas, je lui ouvre le placard dans lequel se trouvent les boîtes de thé et les infusions. Il attrape un sachet de thé à la menthe et ajoute deux sucres dans sa tasse. Il pousse un long soupir et boit bruyamment son thé encore brûlant. Quelques instants plus tard, il sort de sa poche une lettre un peu froissée. C’est son frère qui lui écrit. Mr M. demande si nous pouvons la lire ensemble. Il a l’empressement d’un jeune garçon qui déballe un cadeau longtemps attendu. Il bégaie un peu, trébuche sur quelques mots. Il s’y reprend à plusieurs fois pour saisir le sens de certaines phrases. À la fin de la lecture, un mélange de satisfaction et de nostalgie se peint sur son visage. Lorsque nous abordons ensemble le message que délivre la lettre, Mr M. ne fait que peu de cas du contenu. Une fois encore, sa compréhension est pour le moins sélective. Il semble rassuré, bien que le message ne soit pas particulièrement sécurisant. Il est en fait rassuré depuis qu’il a sorti la lettre de sa poche et non depuis qu’il l’a lue. En réalité, peu lui importe le contenu.
Face au vide, réflexions soulevées par ma rencontre avec Mr M.
Corps et accords, une construction de l’identité
La représentation mentale que l’on a d’une personne est bien souvent rattachée, de façon instinctive, à un contexte temporel, à une situation ou encore à un lieu plus ou moins circonscrit voire réel. La personne apparaît dans notre imaginaire sur une toile de fond particulière, un peu floue mais toujours pigmentée d’une certaine manière. On associe ainsi à un patient une gamme de couleurs, on le revoit dans un endroit où une situation marquante a été vécue, on l’imagine dans un certain environnement. C’est tout un univers de représentations qui s’échafaude autour de lui plus ou moins consciemment. Quand je repense à Mr M., je le visualise devant un arrière-plan blanc, neutre. Il est dans mon imaginaire comme flottant, errant, n’est rattaché à aucun lieu ni situation. Il me semble hors du temps, hors de l’espace, comme un ballon de baudruche dont on aurait coupé la ficelle qui le relie à son lieu d’attache. Il n’a pas d’ancrage et dans son discours les lieux sont toujours confus. Il n’habite d’ailleurs nulle part, pas même dans son propre corps dont il définit mal les contours. La question des limites corporelles est centrale chez Mr M.. C’est comme si le Moipeau décrit par D. Anzieu ne correspondait en rien au Moi psychique ; les deux papiers calques ne se superposent pas. Dans un mécanisme de clivage, la psyché semble désincarnée. Quelque chose a achoppé dans le développement de la première enveloppe différenciée, décrite par D. Houzel puis développée par D. Anzieu sous le concept d’enveloppe habitat comme suit : « elle correspond à l’acquisition par le bébé de la distinction des besoins corporels et des besoins psychiques, et des types de communications correspondants (unité d’un Soi psychique et d’un Soi corporel différenciés et intégrés, avec les deux expériences inverses de moments de non-intégration et de moments de résidence de la psyché dans le corps) 3 ». Chez Mr M., cela génère un sentiment d’étrangeté avec des conduites de vérification de segments corporels, notamment grâce aux miroirs et autres surfaces réfléchissantes de l’unité. Ce manque de corrélation entre le corps et la psyché se retrouve également dans le style psychomoteur particulier de Mr M. et au travers de ce que l’on pourrait grossièrement nommer une maladresse motrice. 3 ANZIEU D. (2006) p. 272. 13 Il me semble même que les fondations pour une future individuation sont impactées à un niveau plus primitif du développement, c’est-à-dire que pour faire correspondre un Moi psychique à un Moi-peau, encore faut-il avoir déjà circonscrit les limites physiques de son propre corps. Chez Mr M., la peau ne semble pas jouer son rôle de délimitation d’un dehors et d’un dedans. L’une des huit fonctions du Moi-peau décrites par D. Anzieu, celle d’individuation du Soi « qui apporte à celui-ci le sentiment d’être un être unique 4 » ne semble pas opérante. À propos de la schizophrénie, le même auteur ajoute que « toute réalité extérieure (mal distinguée de la réalité intérieure) est considérée comme dangereuse à assimiler et la perte du sens de la réalité permet le maintien à tout prix du sentiment d’unicité de Soi 5 ». Chez Mr M., la distance relationnelle est relativement manichéenne. Il est bien souvent soit dans la fusion, avec une tentative d’incorporation des caractéristiques de l’Autre et une grande suggestibilité, soit dans la distanciation à l’extrême, proche de l’hallucination négative de l’Autre décrite en premier par A. Green 6 . Aucun espace transitionnel ne paraît exister, comme si la transition entre la dépendance absolue et la relative gestion de soi n’avait jamais pu se faire. Aucune présence symbolique qui se voudrait sécurisante n’a été intégrée, ce qui le fait parfois ressembler à un nouveau-né n’ayant pas encore acquis la permanence de l’objet. Rien ne l’assure ni ne le rassure, rien ne le tient ni ne l’érige, sur le plan symbolique comme d’un point de vue postural. L’axe peine à se redresser. Mr M. est dans un facteur d’effort que R. Laban aurait pu qualifier de fort, voire de lourd, tant il lutte en permanence contre la pesanteur et ressent le besoin de retrouver le sol. En séance de groupe, Mr M. est particulièrement sensible à la dynamique collective. Il s’anime par la présence rapprochée de l’Autre et semble en difficulté lorsqu’il s’agit d’exister par et pour lui-même. Il apparaît bien souvent comme la synthèse vivante des manifestations individuelles, comme le reflet de l’éprouvé groupal. Il est sans cesse dans le même car il ne sait pas être dans le différent ou plutôt car il ne peut pas être dans une subjectivité propre. Mr M. peut à ce propos décrire l’angoisse que lui procure la disparition ou l’atténuation de ses hallucinations acoustico-verbales. Sans ses voix, il dit ne plus savoir penser, il redoute intensément de se retrouver seul. Il est submergé par le vécu que lui procure le fait d’être seul 4 ANZIEU D. (2006) p. 126. 5 Ibid., p. 126. 6 GREEN A. (2007). 14 au sens où l’entend Winnicott, c’est-à-dire même en présence de l’autre. Cette incapacité d’être seul le confronte au néant, au trou béant laissé par le sentiment continu d’exister jamais vraiment instauré. Comme le souligne C. Audibert dans la préface de La capacité d’être seul de D. Winnicott, cette incapacité à être seul « peut alors générer chez certains des angoisses terrifiantes, proches de ce que Winnicott appelle “ les agonies primitives ” (ou “ angoisses impensables ”), c’est-à-dire les sensations archaïques de se morceler, de ne pas cesser de tomber, de ne pas avoir de relation avec son corps, de ne pas avoir d’orientation, d’être isolé complètement parce qu’il n’y a aucun moyen de communication 7 ». Au-delà de la communication avec le monde externe, il semble même que la communication interne soit gelée, prise dans une circularité dont elle ne peut sortir. Il faut maintenant amener la notion de sécurité. Si elle est si centrale en psychomotricité, notamment lorsqu’elle se lie à l’épithète affective, c’est bien parce que le fait de se sentir sécure s’élabore avant tout dans et par le corps. À l’expression de sécurité affective je préfère ici celle de sentiment de sécurité et le concept de besoin de sécurité avancé par R. Roussillon dans un article du même nom 8 . Tel qu’il le définit, le besoin de sécurité semble pouvoir faire partie du concept plus large de besoin du moi de Winnicott, précisé par R. Roussillon en ces termes : « tout ce qui est nécessaire au moi, à un moment donné, dans une conjoncture et un contexte donné, pour qu’il puisse faire son travail de métabolisation de ses expériences subjectives ». La sécurité, énoncée sous forme de besoin premier, retrouve alors son caractère de nécessité absolue. Le sentiment de sécurité est fondamentalement corporel. Il s’étaie de façon primaire sur l’éprouvé d’une stabilité avant tout physique, sur des appuis fiables et sur un vécu de contenance (cette dernière faisant partie des fonctions du Moi-peau), ce qui n’est pas sans rappeler le holding winnicottien. Pour croître, le sentiment de sécurité se nourrit également de constance affective et de continuité. Il faut que l’environnement soit vécu dans une certaine cohérence pour qu’il puisse faire sens et permettre à la subjectivité de poser ses premiers jalons. Sans sentiment interne de sécurité ni vécu de continuité d’existence, il apparaît difficile d’imaginer comment pourrait émerger une subjectivité et une identité en vrai self. Au travers du portage à la fois physique et psychique du care-giver, des soins, du contact peau à peau, le nouveau-né va ainsi intégrer les limites de son propre corps individualisé et accéder au sentiment continu d’exister. Bercé par un environnement vecteur de contenance et de continuité, le bébé peut progressivement intégrer et différencier les stimuli internes et externes dans un système cohérent, sans être menacé dans son unité. L’individuation psychique se crée alors sur le modèle corporel. Le sentiment d’une délimitation corporelle, d’une relative imperméabilité et celui d’une continuité d’exister vont mener le tout jeune sujet à découvrir les prémices d’une individualité, d’une subjectivité, d’un narcissisme et d’une identité. Par la communication infra-verbale et dans la validation des éprouvés du tout petit via les boucles de retour qui se créent dans la relation avec son entourage – si ce dernier ne dysfonctionne pas trop – le bébé expérimente le fait d’être confirmé et respecté dans son individualité. Il ne se vit plus comme amalgamé avec la mère et l’environnement. Il peut à la fois s’expérimenter comme même, s’identifier – notamment grâce à la communication qui l’inscrit dans l’humanité puis dans l’espèce – et comme différent grâce à la singularité des réponses qui lui sont apportées et aux possibilités d’adaptation de son entourage. Comment survivre alors, lorsque le manque de sécurité interne de base et de sentiment continu d’exister ne garantit pas l’accès à une identité stable ? Quelles sont les possibilités d’existence et quelles peuvent être les stratégies compensatoires mises en œuvre par le sujet ?
J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde
Il convient à ce stade de l’exposé de préciser la notion d’identité individuelle. Le terme identité provient du latin idem qui signifie le même. Il présente donc des analogies avec les notions de constance et de stabilité déjà citées plus haut. Pour la suite du raisonnement, je propose de définir ici la notion d’identité comme l’ensemble des caractères permanents et singuliers qui permettent de définir un objet. Il est question d’identité individuelle quand l’objet est sujet. La notion d’identité individuelle nous renvoie à celles d’individualité et de singularité. Définir son identité, c’est reconnaître en soi la part de même et la part de singulier. Si la part de même rassure et alimente le sentiment d’appartenance et de sécurité interne, la part de singulier et de différence est plus complexe à défendre. Il existe de nombreuses formes d’identité. Certaines situent le sujet comme être multidimensionnel et se réfèrent à un domaine précis ou à une caractéristique du sujet (par exemple identité artistique, politique ou religieuse d’un sujet). Ce sont des identités que je nomme partielles, composantes de l’identité individuelle globale. D’autres, au contraire, placent le sujet comme composant plus ou moins anonyme du groupe, de la collectivité, de la communauté (par exemple identité nationale ou communautaire). La frontière entre les différents niveaux identitaires, notamment entre les deux derniers évoqués, est néanmoins fine. Si l’on prend l’exemple de l’identité religieuse, on s’aperçoit rapidement qu’elle peut se rapporter à la dimension religieuse d’un sujet aussi bien qu’à la communauté religieuse, qui elle-même remodèle au fil du temps la vision et la pratique de la religion pour tous ses adeptes. L’identité partielle religieuse se comprend alors comme une introjection subjective de l’identité religieuse collective. Il n’est ainsi pas possible de couper totalement l’identité individuelle du contexte bio-psycho-social de l’individu. Il est par ailleurs intéressant de souligner que le terme identité est polysémique et peut également faire référence aux liens de similitude qui unissent deux objets. Dans le cas de Mr M., il me semble que plusieurs mécanismes de défense face à la crevasse identitaire sont mis en jeu. Tout d’abord, la schizophrénie, comme l’a souligné D. Anzieu, par la perte du sens de la réalité, permet d’une certaine façon de restaurer une illusion de singularité du Soi. Par ailleurs, les hallucinations acoustico-verbales, que Mr M. vit comme extérieures à luimême, l’empêchent de se retrouver seul donc de se confronter à la solitude et au vide identitaire. Il y a comme une personnification en deux polarités distinctes des substrats psychiques inconscients avec d’une part la bonne voix et d’autre part la voix qualifiée de mauvaise. Sur le modèle du fonctionnement psychocorporel de Mr M., ces voix sont des identités décorporéisées, qui se refusent à élire domicile dans un corps précis. Elles se font aussi le témoin du clivage d’une identité : à la manière du nouveau-né pas encore en capacité d’intégrer les stimuli de façon cohérente, Mr M. ne parvient pas à organiser ses mouvements psychiques en un objet total, tout global et unifié. 17 Au-delà des diverses interprétations qui pourraient être faites au sujet des hallucinations acoustico-verbales, les voix entendues de façon quasi-permanente créent autour de Mr M. un bain sonore continu. Il me semble important de souligner l’intérêt sensoriel qu’elles procurent. C’est en effet une enveloppe acoustique qui a le mérite de stimuler et de faire exister celui qui les entend. Comme l’autiste qui stimule ses récepteurs visuels en répétant des mouvements stéréotypés devant ses yeux, les voix stimulent et entretiennent une vigilance, un état d’éveil, une conscience voire un sentiment continu d’exister justement défaillant. En séance avec Mr M., ce besoin d’avoir recours au sensoriel pour se sentir effectivement exister est bien repérable. La musique, s’il pouvait décider du volume sonore, serait toujours forte. Le thé, systématiquement, est bu brûlant. Le toucher, surtout s’il est médiatisé, doit être particulièrement appuyé. Avant son incarcération, Mr M. avait souvent recours à certains psychotropes. Les stimulations sensorielles sont ainsi particulièrement recherchées, avec le besoin d’une forte intensité. Les hallucinations acoustico-verbales semblent trouver leur place dans cette dynamique
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