Pourquoi se lancer aujourd’hui dans une recherche portant sur l’authenticité ? Jamais, semble-t-il, la quête d’authenticité n’a été plus actuelle : quelque soit le secteur d’activité, du tourisme (gîtes authentiques), à la gastronomie (cuisine authentique), en passant par le dépassement de « soi » sportif, ou le développement « personnel » dont les ouvrages ne finissent pas de s’accumuler dans les rayons des librairies, il y aurait comme une montée en puissance de l’idéal d’authenticité, au point que rien ne compterait désormais davantage, du point de vue de l’individu, que vivre sa propre vie et son identité véritable pour justifier l’existence. Devenir soi, être soi, apparaissent en effet comme les maîtres mots caractérisant l’individualisme contemporain.
La littérature consacrée au développement personnel se présente aujourd’hui, sinon comme la principale réponse actuelle à la quête effrénée d’authenticité, du moins comme celle vers laquelle la majorité des individus se dirige. Cette littérature, présuppose l’existence d’un « moi » véritable, d’un « naturel » avec lequel il serait possible de renouer par-delà la pression de l’extériorité qui nous empêche d’être pleinement nous-mêmes, et avec lequel il serait possible de coïncider pleinement. Mais ce « moi » véritable, qui caractérise l’authenticité, a-til une quelconque valeur philosophique ?
Il se trouve que, philosophiquement, la question de l’authenticité (qui suis-je ?) a bien souvent été posée à partir de la question plus générale de l’identité personnelle (qu’est-ce que le « moi » ?). L’identité correspond à l’ensemble des traits distinctifs d’un individu. C’est à ce titre qu’on peut légitimement rapprocher l’identité personnelle de l’authenticité, toutes deux, sensées définir un « moi ». L’identité, ainsi reliée à l’idée du « moi » renvoie directement à l’idée d’authenticité. Néanmoins, est-il légitime de réduire l’authenticité à la problématique plus générale de l’identité personnelle ? Si l’authenticité est nécessairement identité, l’identité renvoie-t-elle nécessairement à l’authenticité ? En conceptualisant ce qu’est l’identité personnelle, les réponses classiques de la philosophie semblent manquer ce que l’authenticité est dans son épreuve, dans l’épreuve du « moi » véritable.
L’authenticité est devenue l’une des valeurs cardinales de l’individu moderne. Il y aurait comme une montée en puissance de l’idéal d’authenticité, au point que rien ne compterait davantage que l’épanouissement du « moi » pour réussir sa vie. Etre soi-même semble désormais être l’impératif qui l’emporte. L’essentiel n’est plus de se conformer aux normes collectives extérieures à soi, mais de parvenir à l’épanouissement de sa propre personnalité.
Luc Ferry, Marcel Gauchet, Gilles Lipovetsky, Christopher Lasch, ou encore Alain Ehrenberg, s’accordent tous sur le fait que l’authenticité représente de nos jours la valeur cardinale de l’individu moderne.
Luc Ferry aborde la question de l’authenticité à travers une histoire des idées. Cette histoire fait de la sortie des transcendances, de la démocratisation de la loi, de la laïcisation de l’Etat et du rejet de l’autorité, les explications majeures de l’actuelle morale de l’authenticité. Marcel Gauchet prolonge l’argument de la fin des transcendances, jusqu’à faire de la « sortie de la religion » l’explication du mouvement général vers l’autonomisation accrue de l’individu dont le culte actuel de l’authenticité n’est qu’une conséquence. Cette « sortie de la religion » fait advenir un environnement nouveau, dans lequel les individus ambitionnent de se gouverner eux-mêmes, à partir d’eux mêmes, sans référence à une quelconque forme d’hétéronomie. C’est la destitution du supérieur qui expliquerait le développement de la sphère privée et le culte voué aujourd’hui à l’authenticité.
Ce changement de paradigme amène Gilles Lipovetsky à parler de « procès de personnalisation ». L’engouement pour le « naturel », la sacralisation de la personnalité, le développement personnel, et la recherche du « moi » authentique, désignent un mouvement structurel global qui s’éloigne de l’ordre disciplinaire et conventionnel prévalant jusque dans les années 1950, et qui permet, aux yeux de l’auteur, de comprendre les sociétés démocratiques modernes. Nous verrons précisément en quoi la révolution de la consommation, qui accompagne ce mouvement structurel global, a fait, selon Gilles Lipovetsky, de l’individu libre la valeur cardinale, et du droit d’être soi-même un devoir pour chacun.
C’est également à partir de raisons sociales et culturelles, que Christopher Lasch donne à comprendre le culte voué à l’authenticité et le nouveau profil psychologique de l’homme qui en découle. Si les raisons de l’émergence de ce culte se situent principalement pour l’auteur dans l’idéal capitaliste, il n’en reste pas moins que le nouvel individu psychologique, le « narcisse » contemporain, se caractérise par une quête effrénée d’authenticité. Ce profil psychologique moderne engendre de nouveaux troubles psychiques, qui attestent à leur manière de l’exigence sociale d’authenticité.
C’est ainsi que les pathologies psychiques sont, aux yeux d’Alain Ehrenberg, les signes révélateurs des mutations de l’individu. Aussi, la dépression apparaît comme la pathologie révélatrice de l’exigence d’authenticité que l’homme contemporain est contraint de se fixer. Quand cette exigence vient à faire défaut, l’énergie que chacun doit mobiliser pour devenir lui-même, s’amenuise et peut conduire à la dépression. Si la dépression est fréquente, c’est que l’exigence d’authenticité est constante. Nous choisissons ces explications variées pour montrer que des points de vue hétéroclites, aboutissent pourtant à la même conclusion : que le prisme d’analyse soit en effet, philosophique, historique, sociologique, ou psychologique, chaque auteur en vient à reconnaître aujourd’hui l’authenticité comme valeur cardinale de la modernité. Toutefois, si ces auteurs semblent s’accorder sur l’importance accordée actuellement à cette notion, les cheminements et les raisons qui expliquent l’émergence et la valorisation de l’authenticité diffèrent toutefois selon chacun.
Luc Ferry part du constat selon lequel les normes extérieures et transcendantes qui s’imposaient aux hommes depuis l’Antiquité se sont vues progressivement remplacées par l’expression, le développement et l’épanouissement de la personnalité de l’individu. L’auteur sous-entend par-là que la psychologie a pris le pas sur la morale et la métaphysique traditionnelles. C’est la victoire, selon lui, de l’immanence sur la transcendance, de l’individu sur tout ce qui le « commandait » de l’extérieur.
Puisque le « moi » devient l’unique norme, l’individu devient l’unique responsable de son bonheur ou de son malheur. Aucune transcendance ne peut plus venir justifier l’échec ou la réussite de la vie : tout réside à l’intérieur même du sujet. C’est donc à l’individu seul, d’endosser la responsabilité de son bonheur ou des conflits psychiques internes qui peuvent expliquer ses difficultés à vivre sa propre vie.
Si le sujet devient l’unique responsable de sa vie, on comprend alors l’anxiété probable que ce dernier peut ressentir : il n’y a plus de repère transcendant et normatif qui puisse le légitimer ou le culpabiliser, il est seul face à lui-même. L’ascension morale vers l’idéal de la norme transcendante fait place au vertige du « sois toi-même ». Aucune limite, aucun repère, ne vient plus soutenir le « moi ». Tel est le constat à partir duquel Luc Ferry déploie son analyse, qui consiste à expliquer l’émergence du culte de l’authenticité en quatre grands moments.
Dans l’Antiquité, poser la question de la vie bonne, du sens de la vie, du « comment vivre », revenait, selon Luc Ferry, à se référer à un principe transcendant à l’homme, qui servait de critère pour apprécier la valeur de la vie. L’individu n’était en rien l’alpha et l’oméga de sa propre existence puisque la métaphysique et la religion étaient sensées donner des orientations, sinon des réponses, aux questions existentielles des hommes, que celles-ci portent sur les finalités de l’existence, la mort, la maladie, ou encore le travail. C’est donc par rapport à l’ordre général du monde que la plupart des hommes devaient se situer pour se comprendre et être ce qu’ils devaient et avaient à être. Réussir sa vie pour Platon ou Aristote c’est en effet trouver sa place, son topos au sein de l’univers, rappelle Luc Ferry, au point que chaque homme est au sein du cosmos, comme un organe ayant sa fonction propre au sein de l’organisme global que serait l’univers. Aussi, une vie réussie est une vie ordonnée qui s’ajuste et se combine parfaitement à l’ordre transcendant.
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