De l’évêque à la fabrique : le modèle de la résistance passive ?
Avant d’approfondir notre analyse sur l’implication de l’évêque dans l’application de la loi de séparation il est nécessaire de rappeler ses propres prises de positions la concernant. Non relayées par la rédaction du Nouvelliste, la première attitude offensive de l’évêque est décrite dans un article du Petit Manceau publié le 11 décembre 1905214. Sur la première page, dans la chronique régionale, on apprend qu’il a ainsi répondu aux doyens et curés qui l’avaient entretenu de la question des inventaires : « Nous résisterons, nous refuserons aux enquêteurs les clefs des églises et des sacristies. Nous ne céderons qu’à la force. Ils devront crocheter les portes ». L’article nous informe ensuite de la tenue d’une réunion des évêques de l’Ouest ayant justement pour objet l’attitude à adopter durant ces inventaires. Ces évêques contredisent celui du Mans en appelant à la résistance passive de peur notamment des représailles judiciaires envers les résistants : « On a décidé, non plus la résistance ouverte, mais de garder une attitude passive », « Ils donneront les clefs, mais liront une protestation, la même dans tout le diocèse, dont l’évêque du Mans vient d’envoyer le texte à ses curés ». Selon les propos de l’auteur « Les sentiments belliqueux de Gédéon se sont singulièrement refroidis », il est même dit : « Non seulement, il ne fait plus le rodomont mais il pense à réduire celles de ses ouailles qui outrées de voir de tels conseils succéder aux excitations à la révolte lancées par le même évêque, essaieraient de passer outre ». Même si la rédaction du Petit Manceau est profondément politisée et notoirement anticléricale, il n’est pas anodin de noter que tous les faits relayés se posent au moins sur un fond de vérité. Avec ces informations on peut certainement acter d’un véritable fléchissement de politique et de discours adopté par l’évêque du Mans après cette réunion. La résistance active serait trop dommageable pour l’Église et ses fidèles sur le long terme. La refondation ultérieure de l’Église et de son influence demande des comportements irréprochables dans ses rangs. Là se trouve désormais le véritable combat des hautes autorités ecclésiastiques. Malgré ce discours officiel à tenir, l’évêque du Mans porte clairement un double discours au moment des inventaires. On peut lire dans La Semaine du fidèle du 10 mars 1906 cette citation tirée directement d’un discours de l’évêque215 : « Gardez l’attitude passive, celle qui a été décidée à l’assemblée des évêques de l’Ouest […] mais protestez publiquement à la porte de vos églises, surveillez, défendez les biens de vos fabriques, ne participez en aucune sorte à l’opération, et ne laissez pas ouvrir le Saint Tabernacle, fut-ce au prix de votre vie ». Manifestement l’évêque du Mans fait mine de se soumettre aux instructions de l’assemblée des évêques de l’Ouest tout en appelant à l’action directe.
Une autorité épiscopale investie auprès des tenants du culte
Le maintien de l’autorité de l’évêque dans les communes par la location et la vente des presbytères
On peut donc le voir, l’évêque n’entend pas laisser la loi s’appliquer sans agir pour défendre les intérêts tant spirituels que matériels de l’Église. L’implication et le soutien des hautes autorités ecclésiastiques du diocèse vis à vis des simples tenants du culte témoigne de leur active résistance à l’application de la loi. Si l’évêque s’investit plus généralement et n’est sollicité qu’en dernier recours pour les conflits, le vicaire général Lefebvre s’occupe, avec l’aval de l’évêque, des cas plus particuliers. C’est pourquoi nous avons été amené à bien souvent le rencontrer. Pour une institution qui se sent spoliée et volée par l’État, la location des presbytères est un enjeu primordial. Elle atteste tant du maintien du culte dans une commune que de celui de l’autorité de l’évêque. Si l’église est utilisée grâce à une jouissance gratuite, le presbytère lui est loué, cela entraînant alors des frais supplémentaires pour l’Église. Il est donc fondamental d’agir pour limiter les dépenses et tirer le meilleur profit de chaque bail contracté. Dès le 8 février 1907, au début de la période où l’on voit presque toutes les contractions de baux de locations des presbytères, l’évêque envoie une « circulaire » imprimée à certainement tous les maires de son diocèse les enjoignant à louer leur presbytère au desservant local « au prix le plus modique qui sera possible » . L’évêque met en avant que ce bâtiment n’a jamais véritablement coûté à la commune, que si le loyer est excessif « M. le curé ne pourrait évidemment pas rester » et que ce loyer retomberait directement sur les finances des paroissiens. En abordant également les nouvelles subventions apportées par l’État grâce à la suppression du budget des cultes, l’évêque avance donc l’idée qu’il n’est en aucun cas nécessaire et vital pour la commune d’imposer un loyer élevé. En vue de la pression épiscopale présente dans cette « circulaire » on peut donc ne pas s’étonner de voir dans certaines communes traditionnellement à droite une défense plus forte des intérêts des desservants. Si l’évêque intervient au préalable de la contraction des baux il le fait également dans le processus de leur validation. En effet, aucun desservant ne peut signer un bail de location sans en avoir envoyé un exemplaire à l’évêque et avoir reçu son approbation. A Cérans-Foulletourte, le desservant envoie une lettre au maire pour l’informer de l’acceptation par l’évêque des clauses du bail . A Degré, dans le registre des délibérations du Conseil municipal on peut lire lors de la séance actant du bail de location du presbytère : « M. l’abbé Le Sassier Stéphane, domicilié à Degré, se déclarant autorisé par l’évêque du diocèse du Mans, à contracter le présent acte en sa qualité de curé de la paroisse de Degré. » 218 . Cette pression épiscopale est entretenue après même les contractions des premiers baux de locations. En 1911, à Conlie, où le presbytère est loué à un juge de paix, on peut lire durant la réunion du Conseil municipal du 9 décembre 1911, après le renouvellement du bail : « Le Maire communique au Conseil une lettre reçue de lui de l’évêché relative à la location du presbytère. Le Conseil décide qu’il n’a pas à revenir sur sa délibération précédente malgré les menaces contenues dans cette lettre ».219 Comme on a pu le dire auparavant, au delà du maintien du culte dans la commune, le presbytère symbolise la présence de l’autorité épiscopale. Sainte Sabine présente un cas particulier qui témoigne véritablement de cet enjeu défendu par l’évêque. On y trouve deux presbytères, le premier est habité par le desservant est loué à ce dernier dès le 31 mai 1907220. Un autre presbytère nous intéresse c’est celui dit « de Poché ». On sait que depuis le 5 février 1895, le laïque Victor Foucault contracte un bail de location pour ce presbytère avec la fabrique de la commune à laquelle il appartient. Dans l’État des propriétés foncières de la fabrique de 1902 on apprend même que l’église leur est également louée. On apprend dans le Plan de l’inventaire général des paroissiens du diocèse du Mans pour l’année 1902 de la dite commune, l’existence d’un presbytère communal et du presbytère de Poché donnant rentes à la fabrique . Au delà de la curiosité de l’affaire il est important de voir que ces biens immobiliers reviennent en propriété pleine à la commune dès le 2 janvier 1907. Malgré cela on trouve en 1910, dans le registre des délibérations du Conseil paroissial une « Autorisation épiscopale de la location des biens de Poché accordée aux époux Jaressay – Foucault moyennant une redevance annuelle de 50 ct ». Un loyer symbolique de 50ct. Est mis en place attestant ainsi de la soumission du locataire à l’autorité de l’Église. La vente par la commune de ce presbytère aux époux Foucault, actée le 3 mars 1912 dans le registre des délibérations du Conseil paroissial , nous prouve bien qu’aucun droit de propriété ne revenait encore à ce dernier. Malgré tout l’aval de l’évêque reste nécessaire pour acter cette vente ; on peut lire que «Le dit Foucault […] s’étant mis en règle auprès de Mgr l’évêque du Mans par l’intermédiaire de l’agent de l’Enregistrement de Conlie ». On peut ici noter la complicité dans cette démarche d’un agent de l’État. Etait-il seul à pouvoir entrer en contact avec l’évêque pour cette affaire ?
Le médiateur ecclésiastique des communes : le Vicaire Général Lefebvre
Disposant d’un pouvoir exécutif et secondant l’évêque, le Vicaire Général est également le garant du maintien de l’autorité épiscopale dans le diocèse. Malheureusement aucune source informative sur la personne de Lefebvre ne fut retrouvée ne nous laissant que très peu de certitudes le concernant. Malgré cela on peut noter l’importante activité épistolaire qu’il entretien avec les Conseils de fabrique puis de Paroisse et les Conseils municipaux. Tenant les mêmes objectifs que l’évêque et détenant un rôle de médiateur ecclésiastique sans pareil il s’investit notamment dans les affaires de location des presbytères. D’abord à Sainte Sabine ; sans trouver une activité épistolaire active entre le desservant et le Vicaire Général on note la présence d’une lettre envoyée à ce dernier par le curé de la commune et nous donnant nombre d’informations sur son attitude face à l’application de la loi de séparation . Datée du 17 décembre 1906 elle est rédigée durant la période de mise sous séquestre des biens, inventoriés en 1905, et n’ayant pas été réclamés par une association cultuelle constituée. On apprend dans cette lettre que le desservant ne se se rend pas aux rendez-vous fixés par les autorités dans le but de réaliser cette mise sous séquestre. On peut même voir l’état d’esprit du curé à ce moment présent : « Je m’attends à une nouvelle sommation avec menaces et ne m’en effraie nullement ». Si ce desservant prend la liberté d’adopter une résistance passive il ne tente pas pour autant de se dédouaner de l’autorité épiscopale. L’objet de cette lettre est justement de rappeler au Vicaire général et à l’évêque qu’il doit rendre des comptes sur ses agissements et en particulier dans ces temps de troubles : « Toutefois comme je ne veux absolument rien faire sans l’approbation de mon évêque, vous seriez bien aimable de me tracer deux mots sur ma ligne de conduite pour l’avenir. Nous avons ici affaire à un desservant modèle entièrement dévoué aux instructions de l’autorité épiscopale : « Je suis fermement décidé à faire tout ce qu’il faut pour ne pas trahir mes devoirs de prêtre catholique et ne pas engager ma conscience. ». Ne disposant pas de la réponse du Vicaire général, on peut tout de même supposer, selon la prise de position de l’Église vaticane, que les instructions se sont également inscrites dans la lignée d’une résistance passive. Concernant le presbytère, le desservant n’a semble-t-il tenté aucune procédure ou négociation en vue d’une location : « Quant au presbytère, je n’ai encore entendu parler de rien, et je reste tranquillement dans mes positions ». Le Vicaire Général est également mobilisé et très actif à Conlie où on peut le rappeler, le desservant ne reçoit aucun soutien du Conseil Municipal pour trouver un logement. Le desservant Jolais arrive en 1910 pour remplacer son défunt prédécesseur . Il loge premièrement dans une maison appartenant à la famille notable des Champion et plus précisément à Mme Champion. Cette dernière appelant le curé à quitter la dite maison le 1er mai 1911, elle l’invite à regagner une autre maison plus modeste lui appartenant également, la maison Gagnot. La trouvant trop petite et pas assez convenable, le desservant refuse de s’y déplacer. Le conflit éclate alors. Le desservant tente tout d’abord de faire changer d’avis la notable en tenant dans ses lettres un discours à la fois ferme et bienveillant. Le desservant se confronte également à l’inaction des autorités municipales. Le presbytère étant déjà loué à un laïque, le Conseil étant de majorité radicale, et le desservant semblant avoir une réputation sulfureuse portant au scandale, cela peut certainement suffire à expliquer son indifférence dans cette affaire. Lassée des échanges épistolaires avec le desservant, Mme Champion enjoint le desservant Jolais, dans une lettre du 19 octobre 1910, de s’arranger avec le Vicaire Général et de ne pas mêler son nom « dans toutes ces décisions ».
Les modes d’oppositions à la loi
Les inventaires : une dernière mobilisation possible
Si le Pape Pie X repousse la loi et son entière application par les deux encycliques publiées en 1905 et 1906 il n’appelle pour autant, en aucun cas, à la violence des fidèles envers l’État 85 français ou ses agents. Le discours d’unité et de paix prime sur des appels à la résistance active parfois proférés par les évêques eux mêmes, comme on a pu le voir avec l’évêque du Mans Mgr de Bonfils. L’attitude à adopter est explicitement définie par une résistance passive qui consiste à n’aider en aucun cas l’application de la loi sans pour autant l’entraver physiquement. L’inventaire, processus vu comme spoliateur par les ecclésiastiques et les catholiques en général, est le véritable moment où la loi de séparation de l’Église et de l’État va toucher toute la population française. Les agents de l’État, composés le plus souvent du Receveur des Domaines chargé de remplir le formulaire et de soldats, doivent alors inventorier tous les biens de la mense et de la fabrique. A la fin de l’inventaire, l’agent doit enregistrer sur le procès verbal le contenu d’une armoire ou d’un coffre contenant les titres de propriété, les papiers et documents concernant les revenus de la fabrique et enfin l’argent encore en caisse. La partie de l’inventaire qui provoque le plus d’émoi du côté du clergé et des fidèles est l’ouverture nécessaire des tabernacles par les agents chargés de l’inventaire instituée par l’ordonnance du 2 janvier 1906. Le plus fréquemment, le tabernacle n’est pas ouvert et l’agent fait confiance au desservant qui lui fait part de la nature de son contenu. Si l’on voit des résistances violentes à la capitale ou même non loin d’ici en Mayenne 226 , nous savons que la résistance en Sarthe fut bien moins virulente. Au delà d’une apparente inaction de la population catholique on peut noter que certaines pressions de fidèles pèsent tout de même sur les curés. Dans deux fonds d’archives du diocèse, à Ruillé-en-Champagne227 et à Sainte Sabine228, on trouve une lettre imprimée signée par « Un groupe de catholiques ». Ces derniers, en utilisant un article de L’Express de la Sarthe traitant des inventaires, enjoignent les curés d’utiliser les failles de la loi pour empêcher leur réalisation. L’article est introduit par un court propos des protagonistes de ces lettres tentant d’embrigader les curés dans leur plan : « On vous demande, à vous les victimes de collaborer à une œuvre INIQUE, qu’aucune loi ne vous force à accomplir et qui n’a d’autre but que de spolier, de dépouiller plus complètement à l’heure de la Séparation, l’Église catholique dont vous êtes les ministres respectés. ». Aucun stratagème de déviation de la loi ne fut utilisé à notre connaissance par les curés de nos deux cantons afin d’annuler les inventaires. Si cette lettre ne change pas véritablement le mode opératoire des desservants dans leur résistance passive, elle confirme une fois de plus leur légitimité à s’opposer à la loi.