« (…) Les Etats-Unis sont déjà leader mondial de la biotechnologie et nous entendons le rester. En 1991, la biotechnologie a rapporté 4 milliards de dollars. Nous tablons sur 50 milliards de dollars en l’an 2000, à condition de résister à une réglementation inutile . » Ce discours prononcé en 1992 par le Vice-président américain, Dan Quayle, résonne encore dans toutes les oreilles, tant il renseignait bien à la fois sur l’optimisme effréné du plus grand pays promoteur d’OGM et la stratégie politique qui sied à la réalisation de l’immense espoir qu’ils suscitent . En toile de fond de ce discours solennel, s’exprime la crainte anticipée d’une opposition qui contrarierait les ambitions politiques, économiques et humanitaires associées aux OGM. Moins d’une décennie aura pourtant suffi pour refroidir cet optimisme et confirmer ces appréhensions. En 2003, le Président Bush déclarait ainsi :
« Pour le bien du continent menacé par la famine, j’exhorte les gouvernements européens à cesser de s’opposer à la biotechnologie. Nous devrions encourager la diffusion d’une biotechnologie sûre et efficace pour gagner la bataille contre la famine à l’échelle planétaire.» .
Ces deux discours politiques résument, à grands traits, l’histoire socio-politique des OGM, qui est celle de la mise en échec, du moins en Europe, d’un projet inédit perçu et configuré comme porteur de conséquences potentiellement néfastes pour les populations auxquelles il est destiné. La question des OGM est consubstantiellement liée à ces deux phénomènes, qui sont la perception d’un risque et sa configuration dans les termes d’un problème public. Inspirée de la théorie pragmatiste des problèmes publics, cette thèse entend restituer le processus dynamique de la constitution de leur dangérosité comme problème public en France, à travers les discours médiatisés par la télévision et ceux portés par le média d’une manière générale. Elle défend l’idée fondamentale que les problèmes publics sont co constitués par un ensemble d’acteurs sociaux.
Les théories sociologiques classiques- fonctionnalistes, interactionnistes ou constructivistes- sur les problèmes publics ont respectivement conceptualisé ces derniers comme transgression des normes sociales, comme processus de désignation et comme démarche de construction et de revendication. Principale matrice d’analyse des problèmes, le constructivisme a donné lieu à une importante littérature empirique. Certains de ses travaux ont réduit les problèmes à des opérations stratégiques et manipulatoires, déployées par un acteur qui impose sa vision de la réalité, comme si ces stratégies ne s’offraient guère au libre examen des uns et des autres. Le déterminisme médiatique qui s’inspire de cette version constructiviste pèche à force de s’abandonner à une non prise en compte des dimensions nécessairement co-constituées des problèmes. Face à certaines insuffisances de cette posture, notre recherche dénie une position d’« extériorité surplombante des médias ». Elle envisage la médiatisation des problèmes publics comme une composante de leur constitution, les médias comme un acteur de celle ci tant d’autres. A la suite de Bénoit Lafon, ils sont ainsi considérés comme des « révélateurs des dynamiques sociales précédant et accompagnant la définition et la mise en œuvre des politiques publiques.» .
De fait, en posant le problème des OGM comme une expérience, nous renvoyons aussi bien à celle que font les publics qui en sont victimes, qu’au dispositif télévisuel qui fait l’expérience de la complexe médiatisation d’un insaisissable marronnier.
En effet, si l’on admet que les problèmes publics constituent des questions qui travaillent les membres d’une société, rarement un problème n’aura suscité autant de controverses que celui des OGM. En témoignent les sempiternels rebondissements du dossier tiraillé entre des conflits d’expertises irréconciliables, des politiques de régulation jugées tâtonnantes par des publics protéiformes engagés dans une confrontation frontale et particulièrement radicale.
La compréhension des dynamiques de constitution du problème public des OGM ne saurait pourtant pleinement se faire sans remonter l’histoire, qui enregistre au début des années 50 ce qui est considéré comme l’un de ses événements scientifiques les plus spectaculaires : la découverte de la structure de l’ADN qui consacrait quelques années plus tard la capacité de l’homme à manipuler les gènes des espèces vivantes animales et végétales. Une prouesse technologique déroutante, car elle confère à l’homme, pour la première fois, le suprême pouvoir de créer la vie.
La perception de l’émergence d’un événement exceptionnellement démesuré cristallise toutes les attentions. On cherche à donner du sens à un événement dépourvu de tout arrière-plan explicatif, de « tout » signe avant-coureur, mais qui, nativement, est porteur d’imaginaires fantasmatiques les plus euphoriques et les plus affolants. Profondément nouveau et radicalement subversif, l’événement est aussi bien plus intrusif qu’on le croit, car l’homme entretient avec son patrimoine héréditaire et alimentaire une relation sacrée et culturelle. Dans L’Invité de FR3 (13/04/1980), le Professeur Jean Bernard évoquera ainsi les manipulations génétiques comme le diable de demain le plus raisonnable, parce que touchant, dit il, à l’essence même de l’être humain, ceci, comparé aux deux autres diables que sont selon lui le cancer et les radiations chimiques. Avec les manipulations génétiques, l’idée selon laquelle « toute découverte de la science pure est subversive en puissance » recevait ainsi un écho particulièrement fort.
En effet, parmi tous les progrès techniques enregistrés par l’espèce humaine, qu’il soit l’invention de l’atome, de la locomotive à vapeur, de l’informatique, de la fécondation in vitro ou des greffes d’organes, jamais l’homme n’avait autant repoussé les frontières de l’impossible et reculé au maximum les limites du vivant qu’avec les manipulations génétiques. A travers elles, on comprend dès les années 70 que l’homme peut enfin modifier l’Homme et la Nature. Cela explique sans doute pourquoi, chez certains, les manipulations génétiques sont perçues comme l’ogre des temps modernes car elles symbolisent proprement une forme d’incarnation du mythe de Prométhée.
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