De l’entrepreneur d’opportunité à l’entrepreneur de nécessité
L’entrepreneur par opportunité est un entrepreneur dit « noble »
Complexité et pluralité des définitions de la notion d’opportunité
Dans cette partie idéelle, nous proposons de nous intéresser à la pluralité des approches majeures et concepts relatifs à la notion d’opportunité. En effet, de nombreux auteurs se sont intéressés à cette idée, mettant en avant des conceptions rejoignant les fondements des auteurs de la théorie entrepreneuriale classique, ou se positionnant en opposition à ces derniers. Analyser la notion d’opportunité est essentielle, à la fois pour analyser les différentes interprétations de ce concept, et à la fois pour en comprendre les évolutions et leurs applications concrètes au niveau de l’entrepreneur. Les définitions relatives à la notion d’opportunité sont nombreuses. Au-delà de leurs énumérations, une étude doit dans un premier temps porter sur l’analyse du concept même d’« opportunité ». Autrement dit, l’opportunité est-elle présente dès le départ dans le processus de création de l’entreprise, ou est-elle le résultat des actions de l’entrepreneur ? Une des premières conceptions élaborées par les auteurs consiste à considérer l’opportunité comme un fait naturel. L’opportunité serait déjà présente avant l’arrivée de l’entrepreneur et ne serait exploitée que dans un second temps par ce dernier. Son exploitation nécessite en particulier des compétences obligatoires que doit détenir l’entrepreneur. Pour pouvoir exploiter cette opportunité, un individu doit avoir la capacité de l’identifier a posteriori. Certaines de ces opportunités seront au contraire « oubliées » par d’autres entrepreneurs. Cette capacité d’identification peut être qualifiée d’adresse mentale/psychologique de l’entrepreneur (Kirzner, 1979). L’opportunité dans ce cas est considérée comme un événement « objectif » de base, c’est-à-dire qu’elle est connue de tous les individus à un moment donné. En parallèle, même si l’opportunité est à priori perceptible, la reconnaître, pour pouvoir ensuite l’exploiter, est un phénomène beaucoup plus complexe. En fait, les entrepreneurs ne connaissent pas ce qu’ils cherchent avant de pouvoir découvrir cette opportunité et l’exploiter par la suite, « le processus de reconnaissance peut présenter un caractère subjectif » (Degeorge et Messeghem, 2016, paragr. 9) ; « le caractère objectif de l’opportunité est incontestable ex post, c’est-à-dire à l’issue d’un processus d’objectivation réussi. Effectivement dans ce cas, ex post, c’est-à-dire une fois que l’opportunité est exploitée avec succès, nul ne peut douter de son caractère objectif. » (Chabaud et Ngijol, 2004, p. 12). Dans cette approche, reconnaitre l’opportunité sera possible dans la mesure où l’entrepreneur détient des savoirs sur le marché potentiel et sur les ressources qu’il doit mobiliser afin d’exploiter cette même opportunité.
La seconde conception est différente, l’opportunité est ici liée aux agissements d’un individu et de son inventivité. En effet, l’opportunité n’est pas considérée comme présente à l’état initial, c’est-à-dire, comme une « coïncidence » naturelle, mais fait partie d’un processus. L’entrepreneur ne découvre pas cette opportunité afin de l’exploiter, elle n’est donc pas, comme dans la première approche, un événement « objectif » à découvrir (Fayolle, 2004). Au contraire, l’entrepreneur construit cette opportunité et la « façonne » ou l’« ajuste ». L’entrepreneur ne peut pas raisonner en termes de ressources potentielles à mobiliser, ni en termes de de marché potentiel. L’opportunité est ici en construction dans une logique de long terme. Nous ne pouvons également pas raisonner en termes d’entrepreneur « vigilant » (Kirzner, 1979), c’està-dire la capacité pour l’entrepreneur de pouvoir détecter des opportunités que d’autres ne découvriront pas.
Dans cette optique, l’opportunité résultera des actions de l’individu, plutôt que d’être déjà présente à l’origine. Cette citation résume les spécificités de cette seconde approche : « Pour Sarasvathy (2001), l’opportunité est encastrée dans la construction de l’action ; ainsi, le futur peut être contrôlé sans pour autant être prédictible. Cette construction entraîne deux principales difficultés (Sarasvathy, 2004) […] Tout d’abord, l’opportunité ne provient pas d’une idée précise du dirigeant ou du créateur, d’un « flash » isolable dans le temps, mais plutôt d’un processus […]. L’opportunité émane souvent de compétences liées à l’innovation et la créativité. » (Tremblay et Carrier, cité dans Degeorge et Messeghem, 2016, paragr. 10).
Au-delà de ces deux interprétations sur la notion d’opportunité, nous pouvons désormais nous intéresser aux différentes théories représentant l’entrepreneur par opportunité comme un individu victorieux. En premier lieu, il est essentiel de s’intéresser à théorie de la « découverte des opportunités entrepreneuriales » qui a été établie par I. Kizner. Cette approche majeure dans la théorie entrepreneuriale rejoint dans une certaine mesure les conceptions développées par J. Schumpeter et F. Knight. Bien que des différences existent en particulier sur les caractéristiques du profils entrepreneuriales entre la vision défendue par I. Kizner et celle de de J. Schumpeter et F. Knight, ces auteurs estiment tous les trois que l’entrepreneuriat est une fonction économique dont l’objectif est de stabiliser le marché. La manière de parvenir à cet objectif consiste à supprimer les « poches d’ignorances » à l’intérieur du marché. Ainsi, « la découverte entrepreneuriale devient responsable de l’ajustement à l’équilibre, car elle révèle les ressources disponibles. L’entrepreneur devient un réducteur d’ignorance, il vient révéler aux vendeurs par exemple les dispositions des acheteurs à accepter un prix plus élevé. Il touche des profits d’arbitrage… C’est ce profit pur qui donne la motivation à l’entrepreneur d’être toujours en éveil et prêt à repérer les écarts de valeurs. La fonction de l’entrepreneur est donc de déplacer cette ignorance. » (Ikeda, 1991, p. 483). L’entrepreneur kirznérien n’a qu’une seule mission : celle d’équilibrer le marché. Il n’est destiné qu’à ça. Cet individu est ainsi à l’affût de toutes nouvelles opportunités. Il s’agit d’une personne adroite détenant des compétences nécessaires dans la découverte des opportunités.
Contrairement à l’entrepreneur schumpétérien, l’entrepreneur kirznérien n’est pas un individu hors-norme détenant des qualités extraordinaires. Il est simplement un individu qui va détecter de nouvelles opportunités déjà existantes, mais qui n’ont pas été détectées par d’autres. Il se sert des déséquilibres du marché, des différences de prix présentes sur le marché, afin de dévoiler l’information. L’entrepreneur obtient son profit de ce déséquilibre du marché. Cette citation de Boutillier et Tiran (2016, p. 226) récapitule habilement les principales caractéristiques de cet entrepreneur : «Kirzner refuse la problématique de la maximisation du profit. Ou, plutôt, l’entrepreneur n’est pas seulement un agent calculateur, c’est aussi un agent économique attentif aux opportunités. L’entrepreneur kirznerien, contrairement à son homologue schumpetérien, ne crée rien de nouveau, mais est un découvreur d’opportunités exis- tantes. Les opportunités de profit naissent du déséquilibre, non de l’équilibre. L’entrepreneur doit être vigilant pour détecter, puis exploiter les opportunités de profit qui peuvent se présenter. L’entrepreneur se présente donc comme l’agent économique qui exploite l’ignorance et révèle l’information. Mais, alors que l’entrepreneur schumpétérien est un être hors du commun, qui par son action fait évoluer l’économie de manière ponctuelle, dans l’acceptation de l’école autrichienne issue des travaux de Mises et Menger, l’entrepreneur est un homme comme un autre qui a su (ou qui sait) mieux qu’un autre déceler les opportunités de profit. Cette capacité se manifeste par la faculté de percevoir les opportunités offertes par le marché. Grâce à cette qualité, l’entrepreneur sait comment combiner les facteurs de production et dans quelles proportions, et également comment trouver les personnes disposant des informations dont il a besoin pour trouver des sources de profit. ».
Du paradigme de l’opportunité à son application concrète
Au-delà de l’analyse des principaux courants de pensée mettant en avant des conceptions relativement complexes de la notion d’opportunité, nous pouvons désormais nous intéresser à l’application concrète de cette idée. La France a largement contribué à développer ce modèle d’entrepreneuriat d’opportunité par le biais de financement des entreprises dans le secteur de la technologie. La plupart des financements publics sont en effet orientés vers ces entreprises qualifiées d’innovantes. Les différents gouvernements successifs modernes ont fait le pari que l’expansion économique serait possible par la création de start-ups innovantes. Ces entreprises sont censées rapidement se transformer en « gazelles » (Fayolle, 2010), c’est-à-dire des entreprises se développant très rapidement et engendrant une création d’emplois importantes. Deux constats sont à tirer de cette évolution : en premier lieu, les financements publics de la création d’entreprise sont largement orientés vers l’entrepreneuriat d’opportunité, qui serait synonyme de succès entrepreneurial. En second lieu, la création d’une entreprise devrait automatiquement reposer sur une innovation fondamentale. Ce type d’entrepreneuriat aurait pour conséquences de privilégier une certaine élite – un aspect que nous étudierons par la suite – basé sur les qualifications des entrepreneurs. Ainsi, « Ce niveau de focalisation a largement contribué à généraliser l’idée qu’une création d’entreprise doit forcément être basée sur une innovation, la plus radicale possible. De plus, la Loi de 1999 sur l’Innovation et la création d’entreprise innovante a attiré une nouvelle catégorie d’entrepreneurs : les chercheurs. Les deux constats précédents en entraînent un troisième : la forme la plus recherchée socialement d’entrepreneuriat est réservée à une élite composée de scientifiques et d’ingénieurs, seuls capables d’élaborer des projets innovants et prometteurs de création d’entreprise. » (Fayolle, 2010, p. 36) .
Les parcours typés : sont-ils la base de l’entrepreneur d’opportunité ?
En guise d’introduction, nous pouvons partir de cette citation : « Auparavant, créer une entreprise semblait être réservé à une élite et reposait sur le diplôme ou la puissance financière ». Voilà ce que disait déjà Renaud Dutreil, ministre des PME, au début des années 2000. Cet homme d’Etat affirme que la création d’entreprise serait donc accessible à tous et que la notion d’élitisme serait derrière nous. D’un côté, cette citation est juste. En effet, d’après l’Insee, en 2018, plus de 43,6% des créations d’entreprises sont aujourd’hui réalisées par des personnes ne possédant aucun diplôme, ou des individus détenant un CAP / BEP / BAC, ou un certificat d’études (Dorolle, 2020). Ceci s’explique en particulier par l’ensemble des mesures – qui font l’objet d’une analyse plus poussée par la suite – mises en place par les pouvoirs publics afin de généraliser la démarche entrepreneuriale et de ralentir l’expansion du nombre de chômeurs sur le territoire. Chaque personne, quel que soit son âge, son diplôme, ou sa classe sociale, pourrait se lancer dans la création de son activité. L’objectif est double : pouvoir créer sa propre structure et donc son propre emploi pour chaque individu, et en générer la création d’autres. Ces différentes mesures ont émané de plusieurs organismes ces dix dernières années, à la fois « du ministère de la Recherche qui propose des mesures incitatives pour stimuler l’entrepreneuriat dans le monde des chercheurs, du ministère du Travail qui promeut le statut d’auto-entrepreneur ou encore du ministère de l’Économie qui crée des zones franches et incite les populations de quartiers dits défavorisés à créer leur propre activité ou à attirer de jeunes créateurs. » (Le Loarne-Lemaire, 2014, p. 15). Dès lors, nous pouvons parler de « démocratisation » (Le Loarne-Lemaire, 2014, p. 14) du phénomène entrepreneurial.
D’un autre côté, certains travaux mettent en évidence une reproduction d’un certain élitisme entrepreneurial (Le Loarne-Lemaire, 2014). La création d’activité et le succès entrepreneurial, bien qu’accessible à tous dans la théorie, seraient en réalité cloisonnés et composés d’individus d’un certain type. Ces individus sortiraient des grandes écoles ou des universités renommées. De plus, ils proviendraient de familles elles-mêmes composées d’entrepreneurs. En analysant l’ensemble de certaines variables, il serait dès lors vraisemblablement possible de distinguer un profil type de l’entrepreneur.
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