Voir une ancienne occupante de logement accéder au statut de maire de Barcelone est certainement un fait surprenant. Notamment dans un contexte où, dans toute l’Europe, les vieux et nouveaux nationalismes paraissent s’imposer comme l’alternative la plus plausible au régime néolibéral, naturalisé tant par les forces de la droite que de la gauche traditionnelle. En adoptant une approche multi-scalaire, capable de regarder de près sans perdre de vue le contexte plus général, on se rend compte en effet que face à cette malheureuse tendance s’affirment également des scénarios radicalement différents, voire opposés.
En effet, la déception face à l’incapacité de promouvoir un changement radical des politiques européennes à partir des forces électorales radicales, n’a pas empêché pour autant le développement d’une alternative ici et maintenant, qui semble rester cependant liée essentiellement à une dimension spécifiquement locale et urbaine.
Aujourd’hui, plusieurs villes du sud de l’Europe sont effectivement gouvernées (ou leur gouvernance fortement conditionnée) par des forces qui se placent en nette discontinuité tant des partis (radicaux et néolibéraux) traditionnels que des droites xénophobes et souverainistes qui sont en plein essor dans les résultats électoraux d’un grand nombre de pays européens. Le fait que ce soient de grandes agglomérations à avoir été investies par un tel phénomène de radicalisation n’est pas un fait nouveau. Au contraire, au cours de l’histoire on a pu assister à la mise en place d’utopies radicales le plus souvent dans des contextes urbains (e.g. la Commune de Paris, Barcelone dans les années 1930 etc).
Dans le cas espagnol, « Podemos », organisation politique électorale issue des mouvements sociaux et plus en particulier de la vague du 15M et des indignados, rencontre des fortes difficultés à accéder à la direction des institutions nationales. Mais, au niveau local, ces mêmes forces ou d’autres également issues des mouvements sociaux ont démontré une grande efficacité. A Barcelone, Madrid, Cadiz et d’autres villes dans tout le pays, les spécificités politiques locales ont façonné les formes de cet institutional struggle (Lopes De Souza, 2010, p. 328) qui s’est développé toujours en rapport à de fortes et hétérogènes mobilisations sociales. A Barcelone, les mouvements sociaux urbains – liés aux mouvements d’occupation de logements et aux mouvements coopératifs – ont pris les institutions locales et expérimentent aujourd’hui, parfois avec des contradictions, des formes nouvelles de prises de décisions au sein de la ville.
En Italie, la situation est très différente. La géographie politique semble marquée par la même configuration scalaire, où plusieurs villes (3 sur les 4 qui dépassent un million d’habitants) sont gouvernées par des forces politiques non-traditionnelles alors que la majorité parlementaire nationale reste encore dans les mains des partis traditionnels. La différence réside dans la nature de ces forces politiques. A Rome et Turin c’est un mouvement, le Movimento 5 Stelle (M5S), qui n’est pas issu des mouvements sociaux – mais d’un blog internet – qui a gagné les institutions. Alors qu’à Naples c’est un ancien magistrat, connu depuis assez longtemps sur la scène politique italienne, qui est élu comme maire indépendant de la ville et qui s’ouvre spontanément aux mouvements sociaux. Luigi De Magistris, depuis son élection a donné l’impression, effectivement, de s’être rendu compte de l’importance et de la légitimité des mouvements sociaux (urbains) à Naples et il a donc décidé de les élégir par médiateurs avec la communauté dans le projet de fonder collectivement, à travers un partage du pouvoir décisionnel, de nouvelles institutions démocratiques locales. Sans renoncer à leur autonomie, les mouvements sociaux napolitains ont donc décidé de se faire promoteurs d’une instance d’auto-gouvernement de la ville, en partant de leurs propres pratiques fondées sur l’élaboration démocratique et l’autogestion. « L’opportunité politique » (political opportunity) (McAdam, McCarthy, & Zald, 1996; Revillard, 2003; Tarrow, 1996) représentée par la nouvelle configuration institutionnelle, a donc poussé les mouvements à se repenser, à revoir leurs propres structures et modes de fonctionnements, à la lumière d’une narration révolutionnaire nouvelle. Et donc optant pour sortir de ses propres espaces libérés – de les ouvrir – afin de se transformer (et transformer ces espaces) en intercesseurs capables d’impulser une réelle participation aux processus décisionnels de part de la communauté locale. La prise en compte de l’urbain en tant que bien commun, nécessitant donc un effort collectif à sa détermination et gestion collective, est un élément central de cette stratégie d’activation politique.
C’est à partir d’un regard sur ce type d’expériences que les mouvements sociaux romains se sont interrogés sur combien leurs actions et leurs pratiques peuvent effectivement impacter les politiques locales. Légitimés socialement grâce à leur rôle actif dans la production de la ville, le mouvement des « espaces/centres sociaux » romains, vise aujourd’hui à exploiter les bouleversements politiques qui ont résulté de la délégitimation des institutions locales à revendiquer et promouvoir une nouvelle forme de gouvernance de la ville. A travers une mise avant de la pratique d’autogestion, les mouvements mirent donc à impulser un exercice réel du droit de décision par la communauté, organisé autour de la création de plateformes décisionnelles locales. A travers la promotion d’un auto-gouvernement des quartiers et donc de la ville, ces mouvements, qui (auto)géraient des espaces occupés/libérés, promeuvent ainsi un « saut d’échelle » (scale jumping)(Leitner, Sheppard, & Sziartot, 2008; Sewell, 2001), qui déborde, en perspective, même l’échelle nationale.
C’est dans ce contexte qui se situe ma recherche, basée sur un travail de recherche à Rome durant lequel j’ai assisté, de février à août 2016, en tant que participant-observateur, à la naissance et au développement de la mobilisation « Decide Roma, decide la città » (DR).
Le politiste et sociologue français Erik Mathieu définit les mouvements sociaux en tant que « forme d’action collective concertée en faveur d’une cause » ; pour lui « il s’agit d’un agirensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une “cause”» (Neveu, 2005, cité dans Starck, 2005, p.85).
Cependant, ce terme n’a pas toujours été mobilisé par les sciences sociales. En effet, de manière générale, on peut identifier un tournant majeur dans l’étude de ces phénomènes quand l’approche en termes de « foules » et de « comportements collectifs », dominé par une interprétation des contestations comme des phénomènes largement irrationnels, a été abandonnée au profit d’approches articulées en termes de « mouvements sociaux », « mobilisations protestataires » ou encore « d’action collective » (Le Saout, 1999).
La naissance de la « Théorie des Mouvements Sociaux », peut être faite remonter à quand on assiste, à partir de la fin des années 1960, à l’émergence des mouvements contestataires marqués par une forte discontinuité avec les mobilisations ouvrières qui avaient dominé le panorama politique radical occidental jusque-là. D’un point de vue conceptuel, ces changements impliquent la nécessité d’élaborer des nouveaux schèmes théoriques. Plusieurs théories se développent ainsi, notamment entre la France et les Etats-Unis (Staricco, 2012).
Alain Touraine, est un des initiateurs de la théorie des Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS). Cette théorie, malgré ses limites en termes de compréhension globale du phénomène, se révèle particulièrement intéressante pour son approche comparative et historique (Pruijt, 2013). Selon cette théorie, le passage de la «société industrielle » à la « société postindustrielle », se caractérise, du point de vue empirique, par la crise du marxisme « orthodoxe » au sein des mobilisations sociales, qui se traduit sur le plan théorique, par le dépassement de l’hégémonie du matérialisme historique au sein des penseurs radicaux, laissant la place à ce qu’Inglehart a appelé l’approche « postmatérialiste » (Inglehart, 1977; Mathieu, 2007; Staricco, 2012). Cette théorie voit la « culture » comme élément principal des revendications des NMS, qui abandonnent ainsi la sphère économique pour se lancer sur des thématiques spécifiques liée notamment à l’identité. Les bases théoriques de cette approche peuvent être trouvées notamment dans la « théorie de l’action communicative » d’Habermas, ou des critiques à l’économicisme marxiste proposés par des intellectuels comme Michel Foucault (Staricco, 2012).
Cependant, cette théorie, malgré sa valeur « historique », rencontre nombreux limites dans une situation où les enjeux et les pratiques des mouvements sociaux ont radicalement changé. En effet, comme souligné par Della Porta (2001) ou Chatterton (2010), dans les dernières décennies on a assisté à un retour des thématiques économiques et du travail et à une nouvelle centralité des processus consensuels et de démocratie directe (Risanger, 2012).
Pour expliquer les phénomènes contemporains, les théories rassemblées sous le nom de Théorie du Processus Politique (TPP) (Neal, 2007) – et qui peuvent être vues comme bases de la « sociologie des mouvements sociaux » (Revillard, 2003) – paraissent les plus adaptées à la tâche.
Introduction générale |