De l’analysibilité des racines de l’hébreu biblique

De l’analysibilité des racines de l’hébreu biblique

Analyse et décomposition du système de racine trilittère

Comme nous l’avons abordé dans l’avant-propos, l’analyse traditionnelle du lexique des langues sémitiques propose une formation du mot à la croisée de deux systèmes. L’unité lexicale est définie comme le résultat de la rencontre entre une racine triconsonantique et un schème. Notre propos portera principalement sur l’analyse de la racine. En effet, l’objectif de ce chapitre est de démontrer simplement qu’un tel système ne suffit pas à expliquer un grand nombre de régularités émanant du lexique des langues sémitiques, et pour nous, plus particulièrement de l’hébreu. Nous montrerons que bien des auteurs, tant du XIXe siècle que du XXe , ont bien repéré un grand nombre de ces processus inexpliqués par la racine. Ils n’ont cependant pas tenté d’y substituer une nouvelle grille de lecture. 1

Présentation du problème

Reprenons la démonstration, qui consiste à dire qu’un mot hébreu est composé d’une racine et d’un schème, cette fois avec la racine triconsonantique √gzr qui signifie « couper ». Nous constatons les vocables suivants : gâzar 39 couper, diviser, enlever גזר nigzar Niph. être coupé, retranché נגזר Ces deux mots diffèrent principalement par le fait que le second est composé d’un préfixe ni- qui vient marquer la différence de forme verbale, par le croisement de la racine √gzr avec le schème nifʕal. Les phonèmes consonantiques /g/, /z/ et /r/ sont présents, maintiennent un ordre linéaire et véhiculent le sens primordial commun de « couper » que le schème ne fait que réorienter vers une forme passive. Considérons à présent les formes suivantes : 39 À partir d’ici, les consonnes véhiculant le sens fondamental seront marquées en gras. gezer morceau גזר gizrâh coupe, figure, forme גזרה gizrâh partie du temple séparée du reste de l’édifice (coupe) גזרה On remarque que les trois consonnes véhiculent toujours l’idée de « couper », malgré la substantivation. Bien que nous ayons pour ces formes affaire à des noms, le sens primordial commun est bien transmis par la suite de consonnes g-z-r. Il en va de même pour l’adjectif suivant : gəzêrâh hapax40 découpée גזרה Peu importe la forme grammaticale, une notion commune est véhiculée par le squelette consonantique : la suite de consonnes g-z-r soit C1C2C3. Par ailleurs, rappelons qu’une telle série n’existe pas de manière autonome. Comme le souligne S. KesslerMesguich (en prenant pour exemple une autre racine : √lmd) ; il s’agit là d’une abstraction : De même, en hébreu, la série LMD n’existe pas de manière autonome, mais elle a un sens : celui d’étudier. Non pas « étudier » à l’infinitif, ni « il a étudié », ni « enseignement », mais l’idée abstraite d’étudier. Ces trois consonnes, dans cet ordre, véhiculent toujours un sens ayant plus ou moins à voir avec l’étude […] En hébreu biblique, presque toutes les racines comportent trois éléments, consonnes ou semi-consonnes : on parle de racines trilitères ou consonantiques. Elle ajoute à la suite : La racine est une abstraction sémantique, relevant d’une analyse morphologique et non utilisable de manière autonome. 41 Jetons à présent un coup d’œil aux formes suivantes : gâzar couper, diviser, enlever גזר gâraz 42 Niph. être coupé נגרז 40 Un hapax est un mot qui n’a qu’une seule occurrence dans la littérature. Pour les études bibliques, il signifie « qui n’apparaît qu’une fois dans la Bible ». 41 Kessler-Mesguich (2008), p. 13. 42 À partir d’ici, les formes verbales ne seront plus déclinées en caractères latins et seront toujours données à la forme simple dite pâʕal pour plus de clarté. 33 Les deux formes gâzar et gâraz sont formellement très proches et offrent un sens identique. Elles comportent toujours les trois consonnes g-z-r : Les consonnes ont, en effet, une importance capitale en hébreu ; ce sont elles qui déterminent l’idée mère de la racine ou du mot.43 Cependant l’ordre linéaire n’est plus respecté. Comment expliquer alors cette interversion des consonnes qui fait passer de gâzar, C1C2C3 à gâraz, C1C3C2 ? H. Walter et B. Baraké ne soutenaient ils pas à propos des formes lexicales de l’arabe que : Dans chaque racine, l’ordre des consonnes est immuable. Si, précédemment, on a insisté sur l’ordre dans lequel se présentent les consonnes dans la racine, c’est parce que cet ordre est pertinent pour la communication. Tout changement de l’ordre des consonnes dans une racine entraînerait en effet une modification totale du sens.44 Il existe une explication « traditionnelle » à ce processus. On l’interprète par le mécanisme de métathèse (du grec µετάθησις, « permutation »). Deux consonnes peuvent être amenées à permuter pour diverses raisons ; une difficulté d’articulation ou une déformation phonétique historique. Toutefois, face à l’abondance des formes que l’on est amené à constater (G. Bohas et N. Darfouf en inventorient un nombre considérable en arabe45), on est en mesure de s’interroger sur cette explication. Malgré tout, en partant du postulat que le changement de l’ordre des consonnes n’est qu’une sorte « d’accident de parcours », le concept de racine semble jusqu’ici suffire à expliquer les phénomènes décrits. Mais alors que penser de cette suite : gâzar couper, diviser, enlever גזר gâraz Niph. être coupé נגרז gâzaz tondre, couper גזז gâzal arracher גזל Les termes gâzaz et gâzal, signifient eux-aussi « couper », ou en tout cas sont de sens proche (arracher, tondre). On ne peut s’empêcher de remarquer la disparition du /r/, 43 Touzard (1905), p.6 44 Walter & Baraké (2006), p. 243. 45 Bohas & Darfouf (1993). 34 sans que cela n’affecte significativement la portée sémantique de ces mots. La présence des consonnes /g/ et /z/ semblent alors traduire à elles seules, la notion de « couper ». Ce constat pourrait impliquer que deux consonnes suffisent à véhiculer un sens et que la nature de la troisième radicale est alors secondaire. Ce type de manifestation a lui aussi, été repéré depuis longtemps, sans qu’il n’engendre quelque réaménagement théorique important au niveau de l’idée de « racine trilitère ». V. Porkhomovsky note à ce sujet : Il existe dans ces langues des groupes de mots où un noyau biconsonantique commun est attesté avec une troisième consonne variable. La variation de la troisième consonne peut résulter d’un changement mineur – ne concernant qu’un seul trait phonétique – ou être beaucoup plus considérable. En même temps, les mots où cette alternance est attestée, peuvent être synonymes, quasisynonymes, ou appartenir à un champ sémantique bien évident.46 Ces différentes considérations nous mènent sur la piste d’une origine biconsonantique aux radicaux triconsonantiques. La seule présence des deux consonnes gz permet de suggérer le sens de « couper ». Mais les choses se compliquent si nous jetons un œil aux occurrences suivantes : gâzar 47 couper, diviser, enlever גזר gâzaz tondre, couper גזז gârar Pu. être scié גורר Les paires gâzar / gâzaz et gâzar / gârar n’ont chacune que deux phonèmes consonantiques en commun. De plus, l’analyse des mots gâzar / gâzaz effectuée au-dessus nous laissait penser qu’une base biconsonantique g-z pouvait être à l’origine du radical gz-r. Cependant, la forme gârar ne contient pas de /z/ et si nous utilisons la même analyse que pour gâzaz, nous pourrions suggérer une origine biconsonantique g-r au radical que nous avons présenté au départ : gâzar. Seulement, la cohabitation des deux formes gâzaz et gârar vient contrarier la simple théorie du biconsonantisme originel ; les faits révèlent une dynamique plus complexe. 46 Porkhomovsky (2007), pp. 47-48. 47 Puisqu’à ce stade nous estimons que le sens est véhiculé par les consonnes g-z, seuls les phonèmes /g/ et /z/ seront marqués en gras. À ce stade de la démonstration, nous pourrions encore penser que la formation du terme gârar est un phénomène isolé, dérivé ou connexe au radical gâzar et malgré tout issu d’une base g-z, dans une suite g-z > gâzar > gârar. Observons alors la chaîne suivante : gâzar 48 couper, diviser, enlever גזר gârar Pu. être scié ררגו gârad Hithp. se gratter התגרד gâras être brisé גרס gâraʕ couper, ôter גרע râgaʕ fendre, briser רגע Cette liste abolit définitivement l’option de la seule origine biconsonantique g-z pour la forme gâzar et le sens de « couper ». Nous avons à présent la preuve que les suites g-z ou g-r peuvent se suffire à elles-mêmes. De plus, si l’on observe les deux dernières formes présentées, gâraʕ et râgaʕ, on remarque la permutation des consonnes, cette fois celle des deux premières radicales et on peut commencer à se poser plus sérieusement la question de l’importance de leur agencement linéaire. Si les séquences g-r et g-z signifient toutes deux « couper », peut être doit-on conclure que ce qui signifie fondamentalement « couper » en hébreu, se résout à une suite [/g/ + /z/ ou /r/]. Mais quel est alors le rapport entre ces deux phonèmes ? Les consonnes /z/ et /r/ partagent un même point d’articulation, ce sont des « coronales ». C’est-à-dire qu’elles sont toutes les deux articulées dans la zone dentale/alvéolaire/post-alvéolaire. Suivons la piste d’un sens primordial commun à tous ces mots, véhiculé par un enchaînement [/g/ + consonne coronale]. Face au phénomène de permutation des consonnes, prenons aussi la liberté de présenter des formes répondant à un cadre phonétique [consonne coronale + /g/]. En voici quelques exemples, après sélection de trois autres coronales /d/, /l/ et /n/ : 48 Dans cette liste présentant des termes construits sur une suite g-r, les phonèmes /g/ et /r/ véhiculeurs de sens sont marqués en gras. 36 gâdad Hithpo. creuser, se faire des incisions התגודד gâdaʕ couper, briser, abattre גדע gâlaḥ Pi. raser, se raser גלח negaʕ coup, plaie נגע On ne peut que constater que ces exemples fonctionnent. Récapitulons : non seulement le sens commun de « couper » n’est pas véhiculé par une suite de trois consonnes mais de deux, mais au-delà des phonèmes consonantiques, il semble que ce soit le trait phonétique (ici plus précisément le point d’articulation) qui est déterminant. S’il s’avère que ce constat est correct, il nous reste à l’appliquer à l’autre partie du cadre phonétique. Le phonème /g/ s’articule avec la partie postérieure de la langue, c’est une consonne dite « dorsale ». Il se pourrait alors que l’invariant notionnel « couper » s’articule autour d’une paire de traits phonétiques [+dorsal], [+coronal]. Afin de vérifier une telle affirmation, substituons par exemple /k/ à /g/. Ces deux phonèmes répondent au trait [+dorsal] et ne différent qu’au niveau du voisement. La consonne /k/ correspond en tout point à /g/ à l’exception du trait [±voisé] ; le premier est le correspondant [-voisé] du second. En d’autres termes, vérifions que des constructions [/k/ + consonne coronale] ou [consonne coronale + /k/] peuvent renvoyer au sens « couper » : kâsaḥ couper כסח kârâh creuser כרה kârat Niph. être coupé נכרת dûk piler, broyer דוך dâkaʔ Pi. briser, réduire en poussière דיכא nâšak mordre נשך śakîn couteau שכין Les résultats sont explicites. Il semble que l’articulation des traits phonétiques [+dorsal] et [+coronal] renvoie, sans pré requis d’ordre linéaire, à l’idée de « couper ». 37 Pour confirmer ce constat, élargissons notre dépouillement, toujours sur un cadre formel [+dorsal], [+coronal], à des formes composées de la consonne dorsale /q/ : qâṭal tuer, assassiner קטל qâsas couper, abattre קסס qâṣah Pi. couper, briser קיצה qâṣaṣ couper, briser, détacher קצץ qâṣab couper, tailler קצב qâṣaʕ Hiph. racler הקציב qâṣar couper, moissonner קצר qâraḥ raser, rendre chauve קרח qâraʕ couper, déchirer, fendre קרע dâqar percer דקר dâqaq écraser, broyer דקק nâqîq fente, creux נקיק nâtaq arracher, couper נתק Nous pouvons dorénavant affirmer qu’en ce qui concerne la notion de « couper » en hébreu, il est possible de se passer de quelque racine triconsonantique que ce soit. L’articulation d’une paire de traits phonétiques [+dorsal] et [+coronal] suffit à rendre pleinement le sens attendu.

Table des matières

 Remerciements
Résumé
Abstract
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS
PREMIÈRE PARTIE La théorie des matrices et des étymons
Chapitre I : Analyse et décomposition du système de racine trilittère
Chapitre II : La théorie des matrices et des étymons
Chapitre III : Précisions sur l’organisation du lexique en matrices et en étymons
DEUXIÈME PARTIE Développement des matrices
Chapitre IV : La langue
Chapitre V : La gorge
Chapitre VI : Le nez
Chapitre VII : La bouche, les lèvres
Chapitre VIII : Le souffle
Chapitre IX : La traction
Chapitre X : La fertilité
TROISIÈME PARTIE Fragment d’un dictionnaire étymologique de l’hébreu
Chapitre XI : Fragment d’un dictionnaire étymologique de l’hébreu
CONCLUSION GÉNÉRALE
Bibliographie
ANNEXES

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