« Il y a un avant et un après Buffy, la série constituant une étape majeure dans la diffusion d’une culture de l’imaginaire populaire auprès d’un public plus large, plus jeune, débordant un ghetto nerd ou geek ». En réalité, c’est bien sur toute la période des années 1990 que la télévision américaine semble entamer sa lente mutation. Suite aux avancées technologiques, économiques et idéologiques des décennies précédentes, le paysage audiovisuel américain s’en retrouve profondément altéré. Les grandes chaînes principales (les networks : ABC, CBS et NBC) sont en concurrence face à la naissance de nouveaux réseaux tels que la Fox et les chaines câblées. Pour faire face à des audiences en baisse, elles se doivent d’examiner des solutions viables permettant de conserver leur domination sur la télévision américaine. Leur salut viendra principalement de la production d’oeuvres créées spécifiquement pour le format télévisuel : les séries. Fortement traitées par la recherche anglo-saxonne, les séries ont été « boudées » en France pendant plusieurs décennies. Pourtant, avec l’appui de plusieurs chercheurs, celles-ci commencent à être perçues comme des objets dignes de l’analyse universitaire. Les premières approches se sont tout d’abord faites par le biais de la sociologie et s’éloignent de beaucoup de ce qui peut être réalisé aux USA. David Buxton, sociologue spécialiste des médias et plus particulièrement de la série télévisée, se considère lui-même comme le premier chercheur français à traiter des séries . Vingt ans après son premier ouvrage, il publie Les séries télévisées. Formes, idéologies et mode de production dans lequel il tente d’observer ce qui a changé dans le médium. Il constate l’émergence de la série feuilletonnante, forme hybride entre les séries et le serial. Il remarque également qu’à présent il n’est plus possible d’étudier les épisodes des séries indépendamment les uns des autres et qu’il est nécessaire de les envisager dans l’intégralité de l’oeuvre. Ce qui, nous le précisons, reste problématique, tant la masse narrative peut être étendue. Pourtant, la réflexion que nous entendons établir ici tentera de démontrer que cela reste envisageable. Buxton affirme également qu’il n’y a pas de mise à distance temporelle entre la diffusion de l’oeuvre et son analyse, c’est-à-dire qu’il préconise d’attendre quelque temps avant de parler d’une série. En effet, il apparaît difficile de parler d’une œuvre en cours de diffusion, mais l’analyse à chaud est pour nous justement utile car la « projection » d’une série resterait ainsi en adéquation avec le contexte dans lequel elle a été créée. C’est la critique et l’étude d’une œuvre qui lui permettent d’être encore connue et considérée parfois comme « culte » après avoir dévoilé sa fin. Nous envisageons également qu’une série serait réussie si elle se termine avant que le public ne s’en soit lassé, renvoyant ainsi directement à son mode de production qui cherche constamment à susciter un manque chez le téléspectateur. Buxton constate également qu’il y a à présent une dissociation entre la fiction sérialisée et la diffusion programmée des œuvres. Cela a eu pour effet de modifier la forme des œuvres puisqu’au départ la série était faite pour n’être diffusée qu’une fois, et effacée après diffusion dans le seul but d’attirer des annonceurs publicitaires. Pourtant, dans son ouvrage Buxton précise que le succès actuel des séries ne peut s’expliquer uniquement par le biais de leur innovation thématique et formelle, ou par leur capacité à refléter la vie réelle. On le voit, ici, il s’agit toujours d’étudier les séries du point de vue de la société.
C’est dans les années 2000 avec Geneviève Sellier et Pierre Beylot que les premiers spécialistes du cinéma commencent à s’intéresser aux séries. On remarque ainsi ce phénomène qui veut que la série puisse s’analyser à la fois comme œuvre d’art (à travers les études cinématographiques ou en littérature anglo-américaine) et comme objet social ou médiatique (sciences de l’information et de la communication, études sociologiques ). Dans sa thèse de doctorat en 2009 , Séverine Barthes précise que la recherche française s’est pendant longtemps très peu intéressée à la télévision et aux séries. Outre les ouvrages de Martin Winckler qui auront permis à certaines œuvres sérielles d’être abordées de la même manière que l’on parle d’un film de cinéma, c’est avec les recherches de Jean-Pierre Esquenazi que l’analyse sérielle va réellement s’imposer comme nécessaire. Il constate dans Mythologie des séries télé que le succès des séries est tardif en France en raison de plusieurs facteurs : c’est pour lui une conséquence d’une condescendance de la critique française pour toutes les formes de cinéma populaire et le fait qu’il n’y ait pas encore de culture télévisuelle propre et autonome. Dès lors, il est nécessaire, et nous tenterons de suivre cette idée, de s’inspirer des modèles américains, tant dans la production des œuvres que dans leur réception, leur étude. Dans Les Séries TV, l’avenir du cinéma?, il aborde ainsi la notion de téléspectature qu’il emprunte à la recherche québécoise, déjà bien en avance sur la France, et de mediacy qui regroupe les savoirs acquis concernant la télévision. De là, il tente de produire une introduction à l’univers sériel pour la recherche universitaire. Il interroge la question de la production, de la réception et des problèmes narratologiques inédits que soulèvent les séries. Ainsi, il dresse un catalogue d’approches méthodologiques précieux si l’on souhaite, comme nous allons le faire, aborder un genre considéré comme vaste et protéiforme. Esquenazi cherche avant tout à démontrer qu’il est possible d’examiner le phénomène sous différentes perspectives et qu’ainsi la recherche sur la série télévisée a encore de beaux jours devant elle. L’intérêt porté aux innovations et aux usages renouvelés d’anciens procédés cinématographiques tels que la narration permet ainsi aux chercheurs en cinéma de se pencher sérieusement sur elle et de l’approcher dans le but d’étudier ses conditions de diffusion, l’histoire de sa production et, ce qui nous intéressera particulièrement ici, son rapport avec le genre, sa construction originale et son lien à la réalité.
Après plusieurs publications sur la télévision, en 2011, François Jost, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, publie De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme? où il remarque que tous les ouvrages sur le sujet font le même constat : il y a peu d’études sur les séries en France. Quelques années plus tard, cette affirmation est déjà à nuancer. Certes, elles sont assez minces compte tenu de la masse des recherches américaines, mais les colloques, journées d’études et ouvrages en France qui s’y consacrent sont de plus en plus présents. Pourtant, paradoxalement, la série télévisée n’est toujours pas vue unanimement comme une œuvre d’art à part entière : ce qui est réellement symptomatique du travail qu’il reste à effectuer. Pour François Jost, les séries sont moins télévisuelles que le journal, les jeux ou même la télé-réalité puisque de nos jours elles se regardent ailleurs, de manière répétée, pendant des périodes parfois très longues. Cela nous pousse alors à nous demander si la série télévisée est finalement encore « télévisée », ou si elle a donné naissance à un nouveau médium.
François Jost prétend que la sériephilie a remplacé la cinéphilie en cela qu’elle s’en distingue mais qu’elle en conserve certains traits (connaissance des intrigues, des épisodes, des saisons, des acteurs, etc.). Tout en s’appuyant sur d’autres ouvrages français, il en conclut alors qu’il n’est plus nécessaire de défendre la série puisque cela a déjà été fait. On ne peut nier cela, pourtant elle reste toujours considérée comme une forme inférieure du cinéma. De fait, il cherche à comprendre ce qui attache le téléspectateur à une fiction, ce qui suscite l’addiction, la passion et l’engouement pour les séries. Indirectement, nous tenterons nous aussi de prolonger ces réflexions en nous attachant à un genre en particulier. Tout comme François Jost, nous ne pourrons apporter de réponse universelle à ces questions tant il existe de formes sérielles. Ainsi, son hypothèse de départ est de dire que la réussite d’une série est moins dans les procédés qu’elle emploie que dans le bénéfice qu’elle apporte au spectateur : ce n’est pas, pour lui, le respect de certains codes qui produira une bonne série, ni qui fera que celle-ci rencontrera son public. Nous nuançons quelque peu cette idée car d’une certaine manière cela reviendrait à dire qu’une série ne fonctionne et ne rencontre son public que si elle lui apporte quelque chose en rapport à son quotidien, or la série est un médium construit sur les images, les sons, le montage ou encore la narration. Nous pouvons y voir une combinaison des deux, mais l’esthétique y reste très importante, peut-être même davantage. Et dans le cas qui nous intéresse, nous le verrons, cela est d’autant plus vrai. Sarah Sepulchre, avec son ouvrage Décoder les séries télévisées , essaie, elle aussi, de briser un certain nombre de préjugés. Elle part de l’hypothèse que la série n’est pas un médium fondé sur une répétition formelle et narrative à travers des personnages stéréotypés, à la fois lobotomisante et appartenant à une sous-culture. Elle aborde ainsi une perspective d’étude très anglo-saxonne assez peu commune à la francophonie et sur laquelle nous nous appuierons afin de poursuivre ses réflexions.
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