De la Scène au salon. La réception du modèle français dans la comédie allemande des Lumières
La comédie allemande des Lumières : un genre dramatique au service d’un projet social
Avant d’examiner plus avant la mission de la comédie, il faut remarquer que le propos didactique est certes un objectif, mais qu’il est aussi un moyen : si Gottsched le valorise tant, c’est qu’il lui permet de réhabiliter le théâtre au sein de la société et de légitimer son utilisation au service des idées de l’Aufklärung. Un théâtre utile et dispensant ses bienfaits au sein de la société, c’est un théâtre accepté, protégé, voire encouragé. C’est un nouveau statut et une nouvelle dignité pour la littérature et pour les hommes de lettres.
Comédie et société : la réforme des mœurs
Mais outre cet aspect « stratégique » de la défense du théâtre, il faut bien considérer la comédie comme un élément parmi d’autres dans le dispositif mis en place par les Aufklärer. Elle participe en effet d’un mouvement de réforme qui ne se limite pas à la littérature, mais vise plus largement à modifier les modes de pensée et de comportement1 . C’est la société toute entière que les Lumières allemandes souhaitent façonner selon les principes de la raison. Et la comédie se présente bien comme un des vecteurs les plus adaptés à cet objectif ; Gottsched n’a d’ailleurs de cesse d’orienter vers ce genre les jeunes auteurs qui gravitent dans son orbite. Le rapport de la comédie à la société contemporaine2 permettrait d’agir directement sur cette dernière, par un jeu de miroir auquel il est souvent fait référence à l’époque3 . Pour G. Wicke, cet objectif de réforme de la société distingue clairement la comédie des Lumières des formes comiques antérieures, lesquelles cherchaient à enseigner l’art et la manière de faire son chemin dans le monde tel qu’il est, sans ambition de l’améliorer1 . Si l’on se penche sur la définition de la comédie, le terme de « vice » (Laster), tout comme celui de « mœurs » (Sitten) évoqué précédemment, n’est pas simplement à prendre dans son acception morale. Le dictionnaire de Zedler définit trois acceptions de Sitten : son sens premier et le plus large est celui de « mœurs » en tant qu’habitus, lesquelles sont en accord avec la raison ou s’y opposent. Dans le premier cas, on parle de « mœurs vertueuses » (tugendhaffte Sitten) du point de vue de la morale et de « belles mœurs » (artige Sitten) du point de vue de la vie en société. Dans le second cas, on parle de « mœurs vicieuses » (lasterhaffte Sitten) du point de vue moral et de « mœurs grossières et extravagantes » (grobe und wunderliche Sitten) du point de vue de la vie en société2 . Lorsque l’on parle de « bonnes mœurs » (gute Sitten), l’expression est donc assez ambiguë, et recouvre à la fois la moralité et la politesse, la vertu et le comportement adéquat. Selon le contexte, elle peut pencher plus particulièrement vers l’une ou l’autre de ces significations. Dans les termes mêmes, moralité et civilité semblent donc indissociables3 . C’est pourquoi on ne saurait réduire le didactisme de la comédie de l’Aufklärung à l’unique aspect « moral » (dans son sens éthique). La composante sociale fait partie intégrante de l’objectif pédagogique des Lumières, et la comédie est le medium privilégié de cette entreprise de réforme des mœurs. Il n’est d’ailleurs jamais explicitement question dans les comédies de « Bien » ou de « Mal », de « bon » ou de « méchant ». Ce n’est pas tant de la « philosophie pratique » que de la « pratique philosophisée », pour ainsi dire : la comédie illustre un usage dicté par la raison, mais sans évoquer la justification philosophique. Le vice peut être aussi bien l’avarice, la fausse dévotion, l’ingratitude, que l’hypocondrie, la vantardise, l’excès de méfiance ou de patience. Et quel qu’il soit, il rejaillit sur les relations humaines. C’est dans la sphère du comportement social qu’il se manifeste. Le vice moral tout comme le défaut de caractère sont donc appréhendés dans leurs conséquences pour la vie en société, ce qui correspond parfaitement à l’esprit de l’époque. Dans la pensée des Lumières, en effet, l’homme se définit par son intégration à la communauté. La société est l’élément dans lequel il évolue et se réalise. L’individu est une partie du tout, le bien commun, avec l’idée de perfectionnement, devient une notion clé du XVIIIe siècle : le bonheur de chacun n’est envisageable que dans une perspective plus vaste, où il contribue au bonheur de tous (et inversement). Un homme isolé, vivant en reclus, sans contact ou presque avec ses semblables, ne mérite pas le titre d’homme. Il manque à sa vocation, il est inutile, car asocial1 . Œuvrer pour amender les hommes, c’est donc non seulement leur apporter les lumières de la raison, mais aussi favoriser les échanges et la vie en société. La sociabilité est un devoir, que les hebdomadaires moraux rappellent régulièrement – l’un d’eux adopte même le titre programmatique de L’Homme sociable (Der Gesellige, Halle, 1748-50)2 . Pour la comédie, il s’agit par conséquent de s’attaquer à tout comportement ridicule et/ou moralement condamnable, de le discréditer aux yeux des spectateurs, et de présenter en contrepoint l’attitude conforme aux lois qui régissent la vie en société. Les comédies sont un instrument de régulation sociale qui fustige ce qui est hors normes. À ce titre, elles peuvent tout aussi bien promouvoir les nouvelles idées des Lumières que défendre des valeurs plus traditionnelles menacées de disparition par certains phénomènes de mode. Il n’est pas question de rompre radicalement avec le passé mais de définir une norme sociale fondée sur la raison et le bon goût.
La comédie et les feuilles morales
L’intégration de la comédie au projet global de l’Aufklärung est particulièrement manifeste dans les liens qu’elle entretient avec le genre des hebdomadaires moraux. En termes purement chronologiques, ces derniers couvrent une période plus étendue (1720- 1760) que celle de la comédie saxonne, mais leur déclin est étrangement concomitant à celui du genre gottschédien. Ces deux formes de littérature, toutes deux « importées » et adaptées en Allemagne, connaissent le même sort et la même désaffection. Il est frappant de constater que les remarques de Wolfgang Martens à propos des périodiques pourraient tout aussi bien s’appliquer à la comédie saxonne : L’idée que les périodiques des Lumières sont de médiocre qualité, ennuyeux et emplis de platitudes ne date pas d’hier et a la vie dure. […] Lorsque Lessing, à la fin des années 1750, s’attaque, dans les polémiques contemporaines, aux hebdomadaires, il dit adieu à bon droit à un genre qui a fait son temps. En effet, les hebdomadaires ne font plus partie après 1760 de la littérature qui donne le ton. Un jeune auteur qui a quelque chose à dire ne s’y essaye plus. Le genre disparaît progressivement. 1 Outre le rôle de Gottsched dans le développement des hebdomadaires moraux , la participation de nombre d’auteurs de comédie à ces publications est un autre témoignage des liens étroits qui unissent les deux genres : la Gottschedin, Schlegel, Mylius, Lessing et Cronegk se sont impliqués à différents niveaux dans l’entreprise, depuis la simple contribution ponctuelle jusqu’à la charge complète dans le cas de Schlegel, seul auteur et éditeur de L’Étranger (Der Fremde, 1745-1746) . Si l’on considère les thèmes abordés et les principes énoncés, la communauté de pensée et d’objectif qui régit les périodiques et la comédie saxonne est indubitable. L’idée de contribuer à une réforme des mœurs est le fondement de leur action . Œuvrant dans le même but, il est bien naturel que des influences entre ces deux genres se fassent jour. Uhlich déclare ainsi explicitement dans la préface de La Mort et le Testament du célèbre Bockesbeutel que Le Patriote a été l’une de ses sources d’inspiration . Les hebdomadaires moraux apparaissent comme de précieux et indéfectibles alliés de la réforme du théâtre. Ils dénoncent d’une part les dérèglements des troupes ambulantes, les indécences des bouffonneries et le mauvais goût du public, et défendent d’autre part l’idée d’un théâtre purifié moral et utile. Leurs prises de positions favorisent sans conteste la diffusion des idées de Gottsched et l’affirmation de la scène comme institution des Lumières allemandes . La parenté ne se manifeste d’ailleurs pas seulement dans les sujets de débats, mais aussi dans la forme du traitement. Le portrait satirique outré est une des techniques favorites des publicistes1 , et la façon dont ils mettent en scène leurs personnages par de petites anecdotes édifiantes n’est pas sans rappeler les intrigues de comédie. Certaines livraisons sont centrées sur une seule personnalité, d’autres au contraire présentent une série de caractères, mais l’intention satirique reste la même. La pratique des noms significatifs fait aussi partie de l’arsenal de caractérisation commun aux périodiques et à la comédie. Si bien qu’au bout du compte, presque tous ces portraits sont directement adaptables au théâtre, et la plupart ont effectivement leur pendant sur scène2 . Une livraison du Patriote (Der Patriot, 1724-1726) fournit même à ses lecteurs en 1726 les six premières scènes d’une soi-disant comédie non imprimée. En fait, il n’y a ni exposition, ni intrigue : il s’agit tout simplement de la peinture dramatisée d’un caractère moral, celui de l’étudiant débauché. Cette satire assez classique permet ainsi au Patriote de rappeler l’utilité des comédies pour les mœurs, lorsqu’elles sont écrites avec prudence . Le Médecin (Der Arzt, 1759-1764) pour sa part, bien que s’éloignant du genre de l’hebdomadaire moral, recourt de même à la forme théâtrale et consacre son 64ème numéro à une véritable petite comédie satirique en treize scènes sur l’hypochondrie
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