DE LA PROCESSION DE L’UN À LA CONVERSION DES ÊTRES CHEZ PLOTIN

DE LA PROCESSION DE L’UN À LA CONVERSION DES ÊTRES CHEZ PLOTIN

Plotin et l’héritage des anciens

Pour comprendre la philosophie de Plotin et saisir son importance, il est important de voir l’attitude qu’il a par rapport à ses prédécesseurs, c’est-à-dire voir la manière dont il reprend certaines théories de ses prédécesseurs et comment il les développe, les intègre dans son système de pensées, leurs donnant parfois une toute nouvelle orientation.8 Toute l’importance de ce chapitre repose sur ces deux interrogations : Qu’est-ce-qui fait de Plotin un exégète des anciens ? Comment concevoir l’originalité de sa pensée ? 

Une attitude d’exégète

Dans la Vie de Plotin, Porphyre nous fait savoir que Plotin avait suivi l’armée de Gordien III9 dans son expédition contre les perses afin de rencontrer les savants indiens, et de découvrir leur philosophie. Mais au cours de cette expédition Gordien fut assassiné et Plotin fut obligé de s’exiler d’abord en Antioche avant de se rendre à Rome et de s’y installer.10 Cependant, il n’est pas certain qu’il soit parvenu à rencontrer les savants indiens. Néanmoins, il existe quelques analogies sur certains points entre la philosophie de Plotin et la pensée indienne qui laisse croire qu’il a été influencé, si peu que ce soit, par cette dernière. En effet, la philosophie plotinienne et celle indienne, plus particulièrement celle des Upanishads , convergent vers un seul lieu, vers une seule finalité ; c’est vers l’Absolu. Mais quel est cet Absolu? Par quel moyen peut-on y parvenir ? En effet, pour Plotin aussi bien que pour les indiens, c’est vers l’Universel, l’Absolu, le Principe premier qu’il faut tendre. Le but à atteindre est la sagesse ultime, de par l’union avec le Premier. Les indiens et l’alexandrin ont alors en commun l’objectif d’atteindre le but suprême de la connaissance ; c’est-à-dire l’objectif pour l’être particulier de parvenir à l’être universel et de s’unir avec lui. Le moyen d’y parvenir, c’est la méditation et la pratique du yoga. En d’autres termes, pour parvenir à cette identification de l’individuel avec l’universel, Plotin utilise la méditation qui a les mêmes attributs que la pratique du Yoga indien.   Les Upanishads sont un ensemble de traités mystiques et philosophiques qui forment la base théorique de la religion hindoue. Ces textes ont pour but d’éclairer les textes auxquels ils se réfèrent. Ils ont un caractère ésotérique. Leurs enseignements se faisaient alors en secret entre le maitre et le disciple. 8 démarche plotinienne et celle indienne pour accéder à l’universel, à savoir la méditation et le yoga, ont alors les mêmes caractéristiques et la même finalité. Le yoga a pour but principal de conduire l’être humain qui le pratique à mieux se connaitre, à comprendre les phénomènes qui remplissent son quotidien, à saisir les mystères de la nature, etc. Défini alors comme l’union de l’âme individuelle incarnée dans le sensible à la conscience universelle, le yoga permet d’établir l’identité entre l’être individuel, qui est l’Atman, et la substance universelle, incréée et éternelle, qui est le Brahman.12 La pratique du yoga permet de transcender les sens et de ramener « l’âme cognitive » et individuelle vers son origine, dans sa propre nature qui s’identifie avec celle de Dieu.13 Et c’est à ce moment que le philosophe-yogi parvient à atteindre le moksha. Mais l’atteinte de cette délivrance requiert d’abord que le yogi accède au vidyâ.Pour cela, les philosophes indiens proposent d’apprendre d’abord à outrepasser ses désirs et ses passions et à devenir maître de soi même, de son esprit et de son corps. Ainsi, il est donc nécessaire que le philosophe-yogin parvienne à dépasser les « illusions de la pensée affectée par les désirs et toutes les autres sortes de cogitation humaine normale ».15Ce qui requiert à œuvrer pour avoir une concentration systématisée et continue de son esprit. On voit ainsi que Plotin a les mêmes préoccupations que les savants indiens. C’est d’atteindre l’universel et de s’unir à lui. Car dit-il au moment de mourir qu’il cherche à unir ce qu’il y a de divin en lui au divin universel. Ainsi, il préconise pratiquement la même démarche que celle indienne pour accéder à la vérité. Par exemple, lorsqu’il parle de fuir les maux de ce monde par la purification et la pratique de la vertu afin de ressembler le plus que possible aux dieux.16 Or, cette fuite se fonde sur la contemplation qui exige d’abord la purification qui elle aussi n’est possible que par la pratique de la vertu. Ce qui, selon Pierre Hadot, fait que pour accéder à l’Universel, il faudrait d’abord procéder par « un travail de purification, de simplification, d’unification intérieures ».17Et le mode de vie que pratiquait Plotin constitue un exemple typique de cette voie vers la vérité ultime. C’est ce que fait savoir  Le moksha est la délivrance de l’âme incarnée dans un corps. Le vidyâ est la connaissance, la sagesse qu’atteint cette âme par la contemplation. Et cette délivrance n’est possible que par le vidyâ selon les indiens. Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, éd. Gallimard, 1997, 238pages, p.113. 9 Porphyre quand il dit que son maître cherchait à garder son esprit constamment en éveil, mais aussi qu’il se souciait peu de l’aisance matérielle. Notons aussi que le yoga indien et la méditation plotinienne ont une autre particularité en commun. Car l’atteinte de cette délivrance n‘est pas toujours assurée par le pratiquant aussi bien chez les indiens que chez Plotin. Mais aussi cette union avec l’être suprême ne dure que quelques instants. Ainsi, d’une part, Gopi Krishna nous fait savoir que le yogi peut l’atteindre une seule fois ou plusieurs fois ou jamais durant toute sa vie, selon le degré de purification de ses organes et de ses sens, de l’intensité de sa méditation, etc.18 D’autre part, Porphyre nous fait aussi savoir que son maître l’a atteint quatre fois durant tout le temps qu’il était avec lui.19 Pour les Upanishads, tout comme Plotin, seule la bonne conduite, la purification, la pratique de la vertu, la maîtrise sur soi et la méditation continue permettent d’atteindre le moksha ; c’est-à-dire la délivrance ; qui est l’union de l’âme particulière d’avec l’Un dans l’optique plotinien ou celle de l’Atman et du Brahman dans le langage indien. D’ailleurs, le Brahman est défini comme quelque chose d’ineffable, parce qu’il est l’essence de la parole, mais aussi il transcende tous les sens. Les catégories, comme l’infini, l’universel, l’éternel, qu’on lui attribue n’expriment pas son essence. C’est dans ce sens que qu’il est écrit dans le MundakaUpanishads (iii.1.8.) que le Brahman : « Ne peut être appréhendé par les yeux, ni par la parole, ni par aucun des autres sens, plus qu’on ne l’obtient par l’austérité ou le karma (pratique quotidienne des devoirs religieux). Lorsque l’esprit est purifié grâce aux bénédictions d’un intellect qui différencie les choses avec justesse on peut seulement alors saisir ce qu’est le Soi indivisible par la méditation ».20 De même, Plotin dit que tous les bienfaits et toutes les bonnes choses que nous attribuons à l’Un sont inférieurs à sa nature. Finalement, il dit : « Il faut donc enlever la pensée au Premier ; la lui attribuer, c’est lui enlever sa réalité et lui prêter un défaut »  . En d’autres termes, les qualités qu’on lui attribue ne font qu’amoindrir sa puissance. Donc seulement celui qui s’est purifié et défait de ses mauvaises actions peut découvrir sa vraie identité au prés de celle de la divinité. Il y a aussi d’autres points de ressemblances qui laissent à imaginer l’influence de la philosophie hindoue sur la pensée de Plotin. 

Innovation et originalité chez Plotin

Certes, Plotin s’est rattaché à la philosophie grecque ancienne, qu’il s’est beaucoup inspiré de celle-ci et qu’il y a aussi beaucoup de ressemblance entre sa pensée et celle des indiens, mais cela ne remet pas en cause l’originalité de sa pensée. Car toutefois, sa philosophie constitue une synthèse originale, mais aussi un certain dépassement des théories philosophiques qui l’ont précédé. Autrement dit, en reprenant certaines conceptions de ses op prédécesseurs, Plotin les transforme ou les fait adapter à des conceptions nouvelles qui n’étaient pas siennes. Cependant, sur le point de la conception du Premier principe, les grecs anciens mettaient l’Intelligence au rang des dieux. En d’autres termes, l’Intelligence a un caractère du dernier degré de la divinité et de laquelle dérivent toutes les autres réalités existantes. Elle est, selon eux, le principe de toute vie et de l’ordonnance de l’univers. C’est dans ce sens que le Bien de Platon s’identifie à l’Intelligence et à l’Etre. Or pour Plotin, ceux qui attribuent la pensée au Bien ne se rendent pas compte qu’ils pensent des êtres inférieurs qui sont issus de lui. Selon l’Alexandrin, ceux là n’ayant pas pu trouver d’objet et d’attribut plus élevés que la pensée, attribuent au Premier principe la pensée de soi.42 Mais ils ont eu tord de croire que la pensée de soi le rendrait plus élevé et plus vénérable. Car « ce qui dépasse la pensée est plus vénérable que la pensée, et est seul réellement vénérable ».43 La transcendance du Premier principe ne réside pas dans la pensée de lui-même, mais dans sa nature même. C’est ce qui fait que chez Plotin, la pensée n’ajoute rien à la nature de l’Un. Sa perfection est au-delà de la pensée. Au contraire, lui attribuer la pensée revient à dire qu’il est en acte par la pensée et non par lui-même. C’est ajouter alors une différence à la nature de l’Un.44 Contrairement alors à ses prédécesseurs, Plotin considère que l’être n’existe qu’à partir d’un non être. C’est pour cela qu’il place le principe de l’existence avant l’étant véritable. Il est chez Plotin hors de toute forme, de toute pensée et de toute étantité. Car « le principe d’où vient un être n’est pas lui-même un être ».45 Quant aux stoïciens, ils identifient leur Dieu au monde ; c’est-à-dire à l’Ame universelle qui est immanente en toute chose. Or, en reconnaissant le caractère élevé et divin de l’Intelligence, Plotin la pose comme la seconde réalité existante qui vient après le principe suprême. En conséquence, Plotin considère que c’est là toute l’erreur des stoïciens. Pour lui alors, contrairement à ses prédécesseurs comme Platon, Aristote et les stoïciens, il y a un principe premier qui est au-delà de l’Etre et qui transcende toute existence. Car là où ils identifient le Premier principe à l’Etre, Plotin place le Premier principe avant l’être véritable. Ce principe premier c’est l’Un. Ainsi, l’Un est inaccessible par la raison et échappe à tout attribut et à toute prédication. Contrairement au Bien de Platon et au Premier 42 Plotin se réfère ici au Bien de Platon et au Premier moteur d’Aristote.  moteur d’Aristote qui sont accessibles par la raison, l’Un ne peut être atteint que par l’intuition dans l’extase. C’est par le silence de la vision mystique que l’on parvient au Premier et non par la raison encore moins par la parole. En plus, si Aristote refuse de poser un premier acte comme principe de son existence parce qu’il est impossible qu’une chose se fasse lui-même porter à l’existence, Plotin lui affirme qu’il ne faut pas craindre de poser un acte premier sans un autre acte qui le produit. Il faut plutôt poser cet acte comme premier et principe de son existence ; car il est producteur, du coup au-delà du rang de ce qui est produit. Alors Aristote refuse de poser l’Etre premier comme acte, tandis que Plotin lui avance que l’Un est l’acte même. C’est pour cela qu’il est le principe de sa condition et il est comme il a voulu être.46 Pour définir l’Un, Plotin utilise la théologie négative. Celle-ci consiste à dire l’Un par ce qu’il n’est pas. Cette théologie négative de Plotin résulte de la conciliation de deux thèses distinctes de Platon. C’est la théorie dialectique sur le Bien par des termes négatifs et la « description de la folie inspirée dans le Phèdre ». En plus, la conception plotinienne sur les idées diffère de celle de Platon. En effet pour Platon les idées sont d’ordre universel et qu’il n’y a pas d’idées particulières. Or pour Plotin, il existe bien des idées particulières dans l’intelligible. Car si l’âme individuelle remonte par le mouvement de la conversion jusqu’à l’univers intelligible, c’est parce que son principe y existait déjà. D’ailleurs c’est ce qui lui a permis de remonter jusqu’en haut. Raison pour laquelle il affirme qu’il existe autant d’idées dans l’intelligible que d’individus vivant dans le sensible.48 Les idées sont donc chez Platon des formes universelles et abstraites tandis que pour Plotin elles sont identifiées à l’intelligence et ramenées à des formes. D’où les idées sont des raisons et des formes pures qui constituent l’univers sensible. Par ailleurs, Plotin réfute la conception stoïcienne selon laquelle l’âme humaine n’est pas libre en soi, suit une âme universelle qui a tout planifié et qui règle tout en avance de sorte que rien ne saurait exister autre que comme elle l’a voulu. Car pour l’alexandrin, s’il en est ainsi, l’âme va agir comme aveugle et rien de ce qu’elle entreprend ne résulterait de sa volonté. Sa liberté ne serait alors que d’un mot. Le fait qu’il existe une raison séminale universelle qui prévoit et règle tout conduit à un déterminisme de la liberté humaine. Pour Plotin alors, dérivant de l’âme universelle et ayant une essence divine, l’âme individuelle est libre par essence parce qu’elle tire sa liberté de cette première. D’ailleurs c’est par cette liberté originelle que l’âme descend jusque dans la matière pour y exercer ses facultés et ses puissances productives. C’est pour cela que l’on parle de liberté expressive de l’âme chez Plotin. Ce dernier considère ainsi la conception stoïcienne, qui fait tout consister dans une liaison incontournable des choses, comme quelque chose qui conduit au fatalisme ; parce que tout ce que l’homme fait ou pose résultera d’un acte déjà préétablis, d’un acte déjà posé en avance.49 Notons aussi que dans la Grèce ancienne, la conscience de soi était quelque chose d’individuelle. Autrement dit, la conscience que l’individu a de soi par rapport à l’Etre universel rend actuel l’existence individuelle de l’être particulier. Par contre, pour Plotin, la prise de conscience de soi s’exprime dans l’universel et non dans l’individualité. Car la connaissance de soi doit être identique à la connaissance de Dieu. La prise de conscience de son existence suppose d’abord un mouvement de conversion, par la pensée, du particulier vers son générateur. Donc c’est en pensant le Bien, l’Un, l’Etre universel que l’être individuel se pense lui-même.50 Du point de vue de la Matière, Plotin affirme, d’une part, avec ses prédécesseurs qu’elle est « un sujet et un réceptacle de forme ». Pour les anciens qui ont traité de la question de la matière, elle est alors un sujet dans lequel se déposent toutes les formes. En ce sens, elle est pour Platon une réalité matérielle dans laquelle viennent se déposer tous les objets et leurs formes. Elle est alors ce dans quoi apparaissent les objets sensibles. Quant à Aristote, la matière est ce à partir de quoi les objets sensibles se constituent. Alors pour les stoïciens, elle est la seule chose à partir de laquelle tous les éléments sont faits. En effet, ils(les anciens) la définissent tous du point de vue cosmologique et en font un corps négatif et sans qualité. Elle est donc le non-être et se caractérise par le mal, la pauvreté et la négation du bien. Mais d’autre part, Plotin pose qu’il ne faut pas partout mépriser la matière. Parce que pour lui, la matière a une essence divine ; c’est celle qu’il appelle la matière intelligible. Celle-ci est sans forme et elle est indéterminée. Il considère aussi que la matière sensible reçoit sa forme des 49André BRIDOUX, Le stoïcisme et son influence,  raisons intelligibles. La forme qui résulte de la matière a donc son idée, son principe qui se trouve dans l’intelligible. C’est pour cela que l’union de l’âme avec la matière n’est pas un mal en soi, parce que cela fait parti de l’accomplissement du processus d’émanation des êtres de l’Un. C’est pourquoi Plotin considère que l’existence du mal est aussi nécessaire que celle du bien. Aussi, puisqu’aucune chose n’a de sens sans son contraire, le mal existe alors pour donner sens au bien. Donc l’existence du mal participe, d’une certaine manière, au maintien de l’équilibre du fonctionnement de l’univers.

Table des matières

DÉDICACE
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
PRMIÈRE PARTIE : LES FONDEMENTS DE LA PENSEE DE PLOTIN
CHAPITRE I : Plotin et l’héritage des anciens
I. 1 Une attitude d’exégète
I. 2 Limite des influences et originalité
CHAPITRE II : Sur les hypostases : procession et conversion des êtres
II. 1 La procession des êtres
II. 2 La conversion des êtres
DEUXIÈME PARTIE : LA QUESTION DE LA PARTICIPATION ET DU PRINCIPE
DE L’EXISTENCE DES ETRES
CHAPITRE III : La physique plotinienne
III.1. La conception plotinienne de l’univers
III. 2. De l’unité ou participation entre les êtres comme principe de l’existence
CHAPITRE IV : Contemplation et vie contemplative selon Plotin
IV.1. La question de la purification
IV.2. De l’union avec l’Un
CONCLUSION

 

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