La participation politique à l’action armée le FIS entre ouvertures d’opportunités structurelles, répression et radicalisation
De la participation politique à l’action armée
le FIS entre ouvertures d’opportunités structurelles, répression et radicalisation. Notre démarche consistant à analyser l’évolution de l’islam politique en Algérie — en insistant sur l’aspect idéologique autant qu’instrumental du recours à l’islam comme ressource politique —, est bien évidemment étroitement liée à la question cruciale du rôle de l’idéologie radicale dans le processus de radicalisation. La radicalisation de la pensée islamique chez certains courants de l’islam politique a contribué à l’émanation d’un corpus diversifié composé d’œuvres politico-religieuses, de textes religieux et même de programmes politiques tels que celui qui a été produit par le FIS. Cela dit, peut-on raisonnablement se permettre de conclure que ce corpus a été le générateur principal de la violence radicale exercée par une partie de la mouvance islamique algérienne ? Penser de la sorte ne réduirait-il pas à considérer trop hâtivement que cette pensée radicale a été le moteur du processus menant à l’entrée en radicalité chez les activistes de l’islam radical en Algérie ? Annie Collovald et Brigitte Gaïti ont tenté d’attirer l’attention sur ce piège qui consiste à voir en toute idéologie émergente au cours d’un processus de radicalisation, un moteur de ce processus. Selon ces deux auteurs, l’idéologie ne serait que l’un des éléments qui le composent..
Sur ce même point, D. Gaxie562 et Timothy Tackett563 rappelaient le caractère complexe et non linéaire des causalités amenant à une inclinaison vers l’extrémisme politique. Ainsi l’extrémisme politique peut prendre un cheminement graduel en partant aussi bien d’une ligne politique modérée que dure. En d’autres termes, l’engagement dans la violence radicale ne résulte pas forcement de l’acquisition d’une ligne politique, car il peut la précéder tout en s’inspirant d’elle, ce qui conduira à la poursuite du militantisme au sein d’un parti politique radical. Partant de cette idée, comment ne pas s’interroger sur le triomphe de l’idéologie salafiste au début des années 1990 ? Comment peut-on expliquer la radicalisation du vote d’une grande partie des électeurs algériens ? Ce vote a-t-il été le résultat d’un engagement au sein de la mouvance islamique ? Ou est-ce juste la conséquence logique du triomphe d’une l’idéologie salafiste ? Si nous connaissons aujourd’hui l’origine de l’islamisme algérien et le long cheminement qu’il a suivi pour se constituer en différentes tendances structurées, on connaît beaucoup moins en revanche les raisons de son ascension fulgurante et le glissement rapide d’une partie de sa mouvance vers l’action radicale. C’est en ce sens que nous tenterons d’apporter notre lecture à certains événements clés qui ont marqué le paysage politique algérien et ce, depuis que celui-ci a commencé à connaître un début d’ouverture (début des années 1980). Il ne s’agit pas ici d’aborder la crise politique algérienne dans sa globalité afin d’apporter des explications d’ordre général à son déclenchement.
Il s’agit plutôt de faire apparaitre les ressorts du jeu politique – lui-même étroitement lié aux sphères sociales et économiques – , et leur rôle dans « l’incubation politique » du FIS. En effet, s’il est possible d’identifier certaines conditions socio-économiques favorables au déclenchement de la contestation menée par ce parti islamique, cette contestation, une fois initiée, ne dépendait plus autant de ces préconditions, mais de sa dynamique propre. Comme Lilian Mathieu le rappelait, oublier l’hétérogénéité constitutive d’une mobilisation peut nous exposer à passer à côté de ce qui peut constituer l’un des moteurs les plus importants de son développement, de sa consolidation et de son délitement564. Ainsi comme nous l’expliquerons plus bas, les différentes tendances qui caractérisaient l’hétérogénéité au sein du FIS imposent que l’on s’intéresse à la dimension collective au sein de cette mouvance.
De notre point de vue, la constitution du collectif au sein de ce parti politique ne va pas de soi, au contraire, la consistance de ce collectif doit être interrogée dans la mesure où le sens que devaient prendre ses différentes mobilisations n’a pas toujours fait l’objet de consensus et encore moins d’unanimité en son sein. Ainsi a-t-il été le cas, à titre d’exemple, lorsqu’il s’agissait de savoir si le parti devait participer aux premières élections communales de juin 1990 et aux élections législatives de juin /décembre 1991. Entre ceux qui voulaient mener la conquête du pouvoir sous l’étendard du djihad, ceux qui voulaient opérer une islamisation progressive au sein de la société algérienne, et enfin, ceux qui voulaient se lancer dans le jeu politique, l’enjeu réel au sein de la direction politique du FIS semble être, de notre point de vue, la question de l’équilibre des forces au sein du parti. Mais si les dirigeants du FIS ont su pendant un moment, réguler le conflit au sein de leur parti, leur élimination du jeu politique à la veille de l’interruption du processus électoral en a fragilisé la cohésion..
C’est en ce sens que l’éclatement de ce parti semble nous fournir une piste sérieuse dans la compréhension de la logique de radicalisation entreprise par une partie de la mouvance islamique liée au FIS. En d’autres termes, nous pensons que la neutralisation politique du FIS a fini par libérer les énergies d’un courant qui était présent en son sein et pour lequel la violence demeurait constitutive de sa logique revendicative.
L’islamisme radical algérien, du mouvement social au parti politique
La prédominance réelle sur le terrain du front islamique du salut n’est pas apparue le jour de l’annonce de sa création en tant que parti politique. Son expansion à travers les réseaux sociaux de la mouvance islamique qui ont précédé son existence politique légale avait déjà préparé le terrain à sa suprématie dans l’art de la mobilisation sur le plan local, ce qui lui a valu sa large victoire acquise lors des premières élections communales organisées en juin 1990. Cela étant dit, à notre sens, il demeure essentiel de revenir sur les contextes politique, économique et social, qui ont prévalu à la veille de l’émergence de l’islamisme en tant que force politique incontournable sur l’échiquier politique algérien.
Effectivement, si les différents réseaux de mobilisation liés à l’islamisme ont pu tisser leur toile, et ont abouti à la domination de ce dernier sur les autres obédiences politiques, c’est en grande partie grâce à une série de circonstances socio-économiques favorables, ainsi qu’à une série de décisions tactiques prises par le régime politique en place, visant à réguler un champ politique en pleine ébullition. En entamant un jeu d’action et de réaction qui a mis aux prises la mouvance islamique et le pouvoir politique, mais aussi, des acteurs politiques à l’intérieur même du sérail du pouvoir, le paysage politique algérien est entré dans une période où « la politique bouge très vite », pour reprendre l’expression de Charles Tilly et Sidney Tarrow. Ce processus a produit des changements spectaculaires, mais comme le soulignaient Tilly et Tarrow, ce genre de processus peut être aussi plus facilement récupéré et réprimé lorsque les autorités entreprennent de reprendre le contrôle de la situation , et c’est précisément — comme nous le verrons plus loin — de cela qu’il s’agit dans le cas algérien.
Les disparités socio-économiques comme points de fixations pour les revendications politiques de la mouvance islamique
De notre point de vue, la centralité des contextes social et économique dans l’apparition des premières vagues contestataires, trouve tout son sens dans la fermeture du champ politique algérien. Pierre Robert Braduel nous rappelait à ce sujet que depuis l’indépendance de l’Algérie, et plus encore, depuis l’arrivée du président Boumediene au pouvoir (1965), une sorte de pacte social implicite s’était établi entre l’État algérien et son peuple. Ce pacte aurait permis aux individus de jouir d’une certaine sécurité qui incluait des droits sociaux comme ceux de l’éducation, de la santé et du logement, aux dépens de certaines libertés dont l’État se réservait le monopole ; il s’agissait notamment de l’exercice du pouvoir, de l’organisation, et de l’expression567. Cette équation qui voulait que l’on pût prétendre aux droits socio-économiques, mais pas aux droits politiques, a conduit selon nous à un processus d’acheminement des revendications dans les secteurs où celles-ci étaient permises ou tout au moins tolérées.
À ce propos, Madjid Benchikh soulignait que même dans le milieu universitaire où le désir de changement était présent, la revendication politique sur le pluralisme partisan était minoritaire. L’enjeu réel résidait plutôt dans les possibilités d’ascensions sociales à travers l’abolition de l’article 120 du statut du FLN568 . Cet article bloquait en effet l’accès aux fonctions de responsabilité dans tous les secteurs d’activités aux individus qui n’étaient pas membres du FLN. Smain Laacher est allé dans le même sens, en rappelant que, malgré le fait que les cadres algériens se trouvaient dans une position de dominés au sein même de l’espace social des dominants569, ils ne luttaient pas pour autant dans le but de déconstruire les rapports de domination dans les rapports de classes, mais seulement pour acquérir des postes nobles, valorisés et légitimes ; conforme aux exigences de « l’idéologie développementiste » du pouvoir techno-bureaucratique, qui fondait son discours sur la compétence technique et la science pour en faire un instrument de légitimation du pouvoir570 . Nombreux ont été les auteurs à avoir mis l’accent sur l’aspect social et économique des mobilisations qui ont caractérisé l’Algérie des années 1980..
Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où l’on commençait à observer la formation d’une classe ouvrière, de nouvelles classes moyennes et de syndicats572 . Dès lors, il était permis de penser que ces différentes classes auraient pu, à moyen terme, affirmer leur existence et s’imposer en tant que mouvements sociaux ayant une aspiration à l’ouverture du champ politique. Cette éventualité commençait en effet à se confirmer avec la multiplication des grèves ouvrières au sein des usines publiques, la création d’associations, et les mobilisations syndicales.