Conditions d’émergence de la question architecturale scolaire
Vers une architecture scolaire vouée au partage et à la polyvalence pour résoudre la difficile équation entre les coûts et les besoins des usagers
L’ambition de construire localement des établissements scolaires de qualité, tout en privilégiant une gestion drastique des deniers publics ; notamment en cherchant à réduire les coûts d’entretien et à augmenter la rentabilité des investissements, couplée à une propension générale à l’élargissement de l’équipe éducative et des partenariats extérieurs, se traduisent par la multiplication des stratégies de partage des lieux entre différents acteurs sociaux.
C’est ainsi que les lycées ou les collèges accueillent notamment des associations pour diverses activités sportives ou culturelles et que les municipalités peuvent utiliser les locaux scolaires pour y installer, par exemple, leur centre aéré durant les vacances scolaires. Ces utilisations multiples nécessitent des conventions d’utilisation claires et parfois des aménagements (accès différenciés…) pour garantir une bonne cohabitation. Mais elles prouvent aussi une insertion réelle des établissements scolaires dans leur environnement et une certaine perméabilité entre le scolaire et le social. Elles montrent comment un bâtiment scolaire s’intègre différemment dans son milieu, en fonction des particularités locales, des acteurs en présence, des volontés politiques, des projets des équipes éducatives ou encore des habitudes de travail partenarial. » 240
En dépit du poids des enjeux soulevés par le transfert des compétences d’architecture scolaire aux collectivités locales, la décentralisation des constructions scolaires semble plutôt positive ainsi le rapporte Olivier Schrameck : (…) ce qui a été peu noté mais est révélateur de la tâche accomplie (…) que “malgré d’inévitables disparités, l’action des collectivités locales a bien marqué que la priorité nationale conférée à l’éducation était aussi vécue comme une priorité locale. » 241 Néanmoins à mesure que la gouvernance territoriale s’enracine dans le champ de la construction et de la rénovation scolaire et que la mutualisation des bâtiments et l’ouverture de l’école sur l’environnement local s’érigent en solutions économiques évidentes aux instances locales, les programmes architecturaux se compliquent 242.
En effet, face à la pluralité des formes pédagogiques, à la diversité des usagers, aux exigences de flexibilité des lieux et aux impératifs techniques et budgétaires, les commanditaires se heurtent à la complexification de la formalisation de la demande.
Le territoire éducatif et pédagogique ne ressort pas neutre de l’acte de construire. L’ouverture actuelle de la vie scolaire, les évolutions des pratiques pédagogiques ont, même si ce n’est qu’en partie, un lien avec la nature des bâtiments utilisés par les enseignants et leurs élèves. Les récents choix architecturaux ont quelque chose à voir avec l’idée d’une communauté scolaire insérée dans la cité ; en sens inverse, le retour aux clôtures traduit la nécessité d’une appréhension moins irénique de la violence sociale et, implicitement ou pas, le rêve d’un savoir protégé par les murs. »
En somme, la prise en main croissante de la construction et de la gestion du patrimoine scolaire par les institutions de proximité est à l’origine de l’apparition d’une conception de l’école intégrée à son environnement local, qui doit avant tout proposer des solutions adaptées aux problèmes sociaux qui questionnent et ébranlent l’institution scolaire : violences, incivilités, échecs scolaires, ségrégation sociale et communautarisme …
En leur qualité de porte-parole de l’intérêt général et local, les élus territoriaux, dans les années 90, vont devoir apporter des réponses aux problèmes urbains associés : la politique éducative, la politique des budgets sécuritaires, la politique de la ville et de la jeunesse… Sous cet angle, la recherche de consensus entre l’offre et la demande va devenir aussi essentielle que la gestion d’équipements. » 244
C’est à cette époque que naît véritablement l’envergure sociale du projet architectural scolaire.
La métamorphose de la question scolaire : une injonction du monde contemporain qui interroge l’architecture scolaire
La métamorphose de la question scolaire qui s’apparente à un élargissement des rôles de l’école, à une ouverture sur l’extérieur et à un partage de ses espaces nécessite une reconfiguration architecturale des espaces scolaires ; en ce sens, l’architecture scolaire reflète l’évolution diachronique de l’institution et de ses fonctions. D’ailleurs, comme le souligne Marie-Christine Dérouët-Besson, la question de l’ouverture de l’école et du partage de ses espaces n’est pas aussi récente que l’on pourrait le supposer : Voilà donc plus d’un millénaire que la question est posée en termes à la fois de dispositifs spatiaux et d’ordonnance pédagogique, de définition de la fonction de l’école et de la socialisation des générations futures, d’articulation avec l’organisation sociale contemporaine. Si nous trouvons aujourd’hui la chose difficile, la difficulté n’est pas nouvelle. Ce n’est pas forcément rassurant mais cela montre que de grandes questions comme l’ouverture de l’école non seulement ne trouvent pas de solution aisée mais se posent à chaque fois de façon particulière, marquées qu’elles sont par la conjoncture sociale et politique du moment. » 245
Ce n’est sans doute pas un hasard que cette interrogation ressurgisse à l’occasion du renouvellement de la critique de l’École dans les années 60 -70 et à l’issue des évènements de Mai 68 246 et que l’idée prenne une dimension politique nationale. Le détonateur de cette polémique est assurément la célèbre critique de Bourdieu et Passeron 247, qui dénonce la responsabilité de l’école dans la perpétuation des inégalités sociales et la reproduction de la hiérarchie sociale. Pour eux, l’institution scolaire véhicule et valorise l’ethnocentrisme de la classe dominante et entrave ainsi la réussite scolaire des enfants des classes populaires. Dans ce sens la responsabilité de l’appareil d’État, que, Crozier, avait déjà pointée du doigt en 1964, dans sa sociologie des organisations, en dénonçant le centralisme qui gère l’école, l’inertie bureaucratique qui en découle et le corporatisme enseignant qui sclérose le système, est publiquement mise en cause dans la prolifération de l’échec scolaire des classes populaires. Effectivement, force est de constater qu’en dépit de l’accès d’un plus grand nombre aux différents niveaux du système éducatif et de la tendance à l’allongement des études, les inégalités scolaires persistent et l’ascenseur social ne fonctionne pas comme il le devrait dans une logique de démocratisation équitable. Or dans la mesure où l’État se pose en défenseur de l’égalité des chances, il devient responsable des défaillances qui mènent à l’échec du système scolaire.
D’autre part, la société française est en pleine mutation : alors que la massification scolaire est arrivée à son apogée, la crise économique complique les conditions d’accès à l’emploi et entraîne l’explosion du chômage de masse. De plus, les mutations technologiques, sociétales et urbaines ont profondément imprégné les modes de vie et les mentalités, modifié les institutions telles que la famille, transformé les relations sociales et le rapport à l’espace, et ce, au sein même de l’école dont les frontières sont devenues floues et perméables avec l’extérieur. Ainsi par exemple, « la règle des trois unités » 248, issue du théâtre classique, qui définit sous ce nom l’ensemble des contraintes auxquelles une pièce est soumise ; soit une seule action principale (unité d’action), se déroulant dans un même lieu (unité de lieu), et dans l’espace d’un seul jour (unité de temps), qui pouvait jusqu’alors s’appliquer à la dramaturgie » de l’école en délimitant le temps et l’espace de l’action pédagogique, est en passe de devenir caduque. Désormais la formation se déroule tout au long de la vie, de plus en plus hors de l’école et avec des sources et des partenaires variés. Le caractère monopolistique de la fonction instructive de l’école est maintenant affaibli par cette diversification des modes de circulation des savoirs.
C’est la société dans son ensemble qui est “cognitive” et le savoir circule aussi bien par différents réseaux d’échanges–notamment ceux que permet internet–que dans les entreprises apprenantes. En outre, les compétences ainsi formées ne sont plus seulement individuelles, il peut s’agir d’une intelligence collective et celle-ci est beaucoup plus articulée à l’action et à la performance qu’à des classements académiques. L’idée de réseau est partout présente, dans l’organisation économique (Boltanski & Chiapello, 1999) dans l’organisation de la connaissance, dans celle de sa circulation. Ces propositions sont lointaines – peut-être utopiques – mais elles éclairent l’évolution actuelle de l’espace des établissements scolaires. » 249
Rançon de la révolution technologique et de la mutation sociétale qui s’est enclenchée depuis les années soixante, l‘évolution de l’école qui s’apparente, volontiers à une métamorphose de la question scolaire remet en cause la configuration des espaces scolaires. Ainsi le synthétise Derouët-Besson : L’école a pris une place de plus en plus importante dans la socialisation des élèves à côté de leur instruction au sens traditionnel. Des préoccupations sociales sont entrées dans l’école et les obstacles rencontrés ont été à l’origine des politiques compensatoires, de la discrimination positive. Les interrogations sont donc sociales et politiques avant d’être spatiales et architecturales. L’essentiel est de définir l’action à mener avant d’envisager le lieu où elle se déroule. Le développement de personnels chargés de missions nouvelles a évidemment entraîné la définition d’activités et de lieux à côté de l’enseignement et de la salle de classe. » 250
C’est pourquoi l’idéal d’une école républicaine sanctuarisée et hermétiquement fermée au corps social et à ses codes, à ses lois et à ses problèmes, n’est plus d’actualité. La démocratisation de l’enseignement a considérablement diversifié l’éventail des profils sociologiques des élèves, tant au niveau géographique, que social, qu’ethnique ou que culturel, et les conflits sociaux qui, jusqu’alors, ne franchissaient pas les portes de l’école, l’envahissent au point de parfois menacer la stabilité de l’institution. De nombreux travaux sociologiques 251 attirent l’attention sur la montée en puissance des tensions au sein des établissements scolaires des quartiers les plus défavorisés. Or ces tensions qui se manifestent sous différentes formes de violences, verbales, symboliques, physiques, participent à détériorer l’ambiance et à créer un climat d’insécurité tout en multipliant les dégradations matérielles et les dommages collatéraux (échecs scolaires, décrochage, souffrances psychologiques).
L’ensemble de ces évolutions a modifié les conceptions de l’école en général et des bâtiments scolaires en particulier. Lieu de savoir universel fermé sur lui-même, l’école s’est progressivement plus ouverte sur son environnement. Au-delà d’une ouverture architecturale, l’école est aussi aujourd’hui moins étanche aux questions sociales. Et la question de l’interaction entre l’école et la ville revient régulièrement dans l’actualité. » 252
C’est au cours des années 70-80 qu’une approche globale, à la fois sociale, économique et urbanistique, des problèmes spécifiques aux villes modernes est apparue nécessaire et débouchera finalement sur une territorialisation des problématiques qui annoncera la mise en œuvre de tout un arsenal de mesures et de dispositifs développé dans le cadre de la politique de la Ville 253 qui voit le jour au début des années 80. En dépit de la divergence des approches, les orientations proposées par les instances nationales et internationales pour tenter de remédier à ces problématiques, misent sur la décentralisation de la politique sociale et éducative à l’échelle locale et sur l’implication des habitants, usagers dans les projets urbains par l’intermédiaire de la participation. Les réflexions et préconisations de l’OCDE qui, depuis 1972, a introduit un Program on Educational Buildings, initiateur de très nombreux rapports sur les dimensions spatiales de l’école, ont eu un impact évident sur les constructions scolaires en Europe et en France, particulièrement avec la diffusion du modèle anglo-saxon qui établit le mode de socialisation dans un champ beaucoup plus large que ne le préconise le mythe de l’école républicaine. En effet, dans le monde anglo-saxon, Les rapports de l’école avec la communauté locale y sont très différents de la tradition française et débordent largement le terrain de l’école. L’implication des habitants, qui peut aller jusqu’à la gestion de l’école, a conduit souvent à des formes de socialisation de la jeunesse incluant l’école dans un cadre plus large, comme les écoles communautaires par exemple. Le développement en France des établissements intégrés (Catteaux 1972) réunissant plusieurs services, dont l’école, dans un même lieu comprenant aussi une bibliothèque, un club de loisirs pour personnes âgées, un dispensaire, un restaurant associatif, etc., relève autant de cette volonté d’ouverture au monde social environnant que d’une logique d’économie par l’intégration spatiale. La maîtrise des coûts domine depuis la deuxième guerre mondiale et les organisations internationales ont diffusé et mutualisé de nombreuses expériences destinées, en parallèle à l’industrialisation des bâtiments, à diminuer le poids financier des constructions scolaires. » 254
Dans la conception élargie de l’institution scolaire, le partage des espaces entre les différents acteurs et l’ouverture sur l’environnement local donnent lieu à de nouvelles interrogations concernant la configuration des espaces scolaires. En effet, d’une manière évidente pour le bon fonctionnement et la mutualisation, il devient alors trivial de redéfinir les espaces d’une manière collective entre les différents partenaires (usagers, élus, associations et différentes instances de la politique locale) en prenant en considération les particularités locales. Ainsi Concevoir “une architecture scolaire du futur” n’amène pas seulement à réfléchir sur la place que doivent occuper, dans le cadre scolaire, les NTIC et la domotique : il s’agit également de “penser l’école” de façon aussi “intelligente” que possible au regard de ses missions propres, de même que par rapport à son environnement. » 255
Le changement d’échelle des projets d’école : du projet pédagogique au projet global à dimension sociale et territoriale
De la même manière que l’échelle de l’établissement s’est substituée à l’unité classe pour programmer un projet d’architecture scolaire, on a maintenant franchi l’étape supérieure, celle de l’échelle du quartier, de l’environnement local, de la commune rurale ou du territoire pour déterminer les besoins des usagers. Depuis les années 70, certains élus et architectes s’associent, à l’action socio-culturelle des mouvements de l’éducation populaire 256 qui se mobilisent pour apporter des compléments à l’éducation et à la socialisation des jeunes afin de compenser les carences de leur milieu social et de conjurer les défaillances du système éducatif. L’action conjointe des élus et des architectes tente de promouvoir différents modèles d’écoles intégrées au territoire local avec la participation des différents usagers. Cette conception renouvelée de l’école qui intègre une vision holistique et plus étendue de l’éducation, génère des interrogations au niveau de l’architecture scolaire et notamment au niveau de ses relations avec l’extérieur. C’est pour cette raison que, progressivement la figure emblématique du « temple du savoir » clos et imperméable à son environnement laisse place à une conception innovante qui transforme l’école en un point d’ancrage systémique du quartier, de la commune au sein duquel les pratiques didactiques côtoient et s’insèrent dans les interactions sociales et les échanges avec l’environnement. Dans cette perspective, l’enjeu de l’architecture scolaire dépasse le champ de la pédagogie et devient directement ou indirectement l’affaire de tous les habitants du quartier, de la commune et les spécificités et les problématiques locales sont à prendre en compte au même titre que les besoins pédagogiques.
En accord avec la politique des villes nouvelles visant la décentralisation de la gouvernance sociale et éducative, ces tentatives ont favorisé l’émergence d’une nouvelle forme d’architecture, celle de l’architecture scolaire plus en lien avec les réalités locales des usagers mais aussi influencée par une nouvelle conception de l’éducation. Ainsi que la formalise l’architecte Lippman : L’approche de l’architecture adaptée aux besoins des utilisateurs (responsive design) repose quant à elle sur un ensemble de principes pédagogiques appelé « théorie de la pratique », qui décrit les interactions entre l’apprenant et son environnement ; il établit également un lien entre ces interactions et le concept de « planification adaptée aux besoins des utilisateurs » (responsive commissioning) cher aux chercheurs qui étudient la nature des interactions entre les composantes sociales et physiques de l’environnement pédagogique. Le concepteur peut ainsi créer un environnement plus adapté – et adaptable – aux besoins des apprenants du XXIe siècle. » 257
À ce titre, le mode opératoire qui consiste à impliquer les usagers dans le processus programmatique de l’architecture scolaire parait plus cohérent et mieux adapté pour satisfaire les nouvelles exigences de la conception élargie de l’école et se justifie d’autant plus que les contextes sociogéographiques sont hétéroclites et les problématiques locales variées.
Tout environnement est particulier, toute localité est spécifique de par son profil sociologique, démographique, géographique : le rural ne s’apparente pas à l’urbain et vice versa, un quartier pauvre de banlieue n’a pas les mêmes besoins qu’un quartier bourgeois de centre-ville. Il s’agit alors de conjuguer les enjeux globaux du territoire ou de la localité avec des implications concrètes à l’échelle du quartier ou du village.
