De la mise en évidence à la gestion de l’effet de cerf
Histoire de l’évaluation des effets du cerf sur les communautés végétales d’Haïda Gwaii
On ne dispose malheureusement d’aucune information détaillée sur la composition végétale avant l’introduction du cerf. En effet, les premiers scientifiques ayant parcouru l’archipel, même si certains ont collecté des échantillons, n’ont pas noté d’informations relatives à l’abondance des différentes espèces, hormis quelques indications sur les arbres dominants (e.g. Dawson 1880). 20 C’est dans les récits de prospection des forestiers que l’on trouve les premières descriptions du sousbois. La description qu’ils donnent est celle d’un sous-bois luxuriant6 (Gregg 1923), contenant de nombreuses espèces d’arbustes qui forment un ensemble impénétrable7 (Hopkinson 1931). Alors que d’après les témoignages recueillis par Golumbia et al. (2008) les cerfs étaient déjà très abondants dans les années 30, aucune mention n’apparaît dans les récits des forestiers de cette époque, même quand ils évoquent les facteurs potentiels limitant la régénération des ligneux8 (Hall 1937). Dans les années 50, on trouve les premiers éléments indiquant un impact possible du cerf sur la forêt, mais ces assertions restent timides9 (McTaggart-Cowan 1951, Robinson 1957). En 1968, Calder & Taylor publient la première étude détaillée de la végétation d’Haïda Gwaii. Dans cet ouvrage décrivant l’ensemble des espèces végétales présentes, leurs localisations ainsi que l’écologie de l’archipel, ils n’évoquent que très peu l’impact des cerfs introduits. En effet, ces auteurs n’évoquent les cerfs qu’à cinq reprises dans leur livre et ne semblent pas les considérer comme un facteur important influençant les plantes dans leur ensemble sur Haïda Gwaii. Le fait que peu de choses aient été écrites sur l’impact des cerfs 70 ans après leur introduction provient probablement de deux éléments : l’augmentation rapide des effets visibles dans les années 60-70 et le phénomène de dérive du point de référence (Encadré n°3).Les premières études sur l’impact du cerf datent du début des années 80 et ont été réalisées par des botanistes appartenant au ministère des forêts de Colombie-Britannique. Ces premières études sont principalement des rapports évoquant les forts taux d’abroutissement constatés sur les arbres, les arbustes et les herbacées du sous-bois (Hanson 1980, West 1995) ainsi que des comparaisons « semiquantitatives » avec le continent (Pojar et al. 1980, Pojar & Banner 1984, Pojar 1999). Coates et al. (1985) dans leur rapport pour le ministère des forêts, montrent que la régénération du thuya géant (Thuja plicata) était déjà fortement limitée par les cerfs en 1980 sur l’île de Lyell et dans la Baie de Sewell. Dans leur étude, ils ne trouvent pas d’effets des cerfs sur la régénération de l’épinette de Encadré n°3 : Impact du cerf à Haïda Gwaii et le syndrome de la dérive du point de référence Le syndrome de la dérive du point de référence (“shifting baseline syndrom”) a été proposé par Pauly à propos de l’attitude des pêcheries (Pauly 1995). Il explique dans ce court papier que, dans son domaine, le manque d’état de référence documenté (donnée historique) fait que les générations successives de pêcheurs ne s’aperçoivent pas de l’épuisement des stocks et de la diminution de la taille des prises. Ils jugent la quantité et la qualité de leurs prises dans un référentiel au mieux de quelques décennies et n’ont pas une image des ressources disponibles ne serait-ce qu’un siècle auparavant. Si on imagine que A est un écosystème « natif » non modifié et que des perturbations humaines successives le conduisent dans les états B, puis C et enfin D, si une génération s’écoule entre chaque changement, les observateurs des périodes C puis D n’observeront qu’un changement équivalent en intensité à celui de A vers B. Mais si un observateur du temps D a un état de référence A, il s’apercevra de l’intensité réelle des modifications subies. Dans la majorité des situations auxquelles nous sommes confrontés en écologie, nous avons un problème de changement de l’état de référence. Dans le cas d’Haïda Gwaii, de nombreux acteurs locaux ne réalisent l’ampleur des modifications engendrées par l’introduction des cerfs que lorsqu’ils deviennent familiers avec la végétation des îles sans cerf. Peu nombreuses et isolées leur existence a été ignorée jusqu’à nos recherches. C’est lorsque l’on compare les photographies qui illustrent la première page de cette section, que l’on constate directement l’ampleur des modifications subies. Le botaniste Jim Pojar illustre bien ce phénomène lorsqu’il explique sa découverte des forêts d’Haïda Gwaii (Pojar 1999). Lui et ses collègues, lors de leurs premières visites sur l’archipel, n’arrivaient pas évaluer l’importance de l’impact des effets des cerfs. C’est en cherchant dans les textes historiques (que j’ai cités ci-dessus) qu’ils ont réalisé pourquoi le sous-bois de la forêt était si peu développé ; il ne s’agissait pas d’un effet de l’insularité ! A B C D 22 Sitka (Picea stichensis) et de la pruche de l’Ouest (Tsuga heterophylla). Une tentative d’évaluation des effets du cerf sur le sous-bois, au moyen de mise en place d’exclos, a été réalisée dans la Baie de Sewell (Bennett 1996). Malheureusement, la faible durée de l’expérience, les problèmes dans le protocole, ainsi que le constat de l’intrusion des cerfs dans les zones protégées laissèrent dubitatif quant à l’interprétation des résultats. Au milieu des années 90, un faisceau d’éléments indiquait donc que les cerfs étaient responsables de changements majeurs à divers niveaux des écosystèmes d’Haïda Gwaii, mais aucune étude n’avait encore analysé précisément ces changements. C’est dans ce contexte qu’a été créé le Research Group on Introduced Species (RGIS – http://rgis.cefe.cnrs.fr/) en 1996, avec pour objectif d’étudier les impacts des espèces introduites sur les écosystèmes d’Haïda Gwaii. Cette thèse s’inscrit dans la continuité des travaux entrepris par ce consortium franco-canadien. L’une des premières études du RGIS concerne la régénération du thuya géant (Thuja plicata) dans les zones de coupe à blanc selon un gradient d’accessibilité des zones aux chasseurs de l’archipel. Martin & Baltzinger (2002) montrent que la régénération est extrêmement diminuée par l’abroutissement des cerfs, mais que, dans les zones plus accessibles aux chasseurs elle était meilleure. Leur conclusion est que ce n’est pas la quantité d’animaux prélevés (la pression de chasse restant extrêmement faible sur l’archipel), mais probablement la modification du comportement d’alimentation du cerf du fait du risque de « prédation » (écologie de la peur), qui permettrait l’augmentation du taux de régénération (Martin & Baltzinger 2002).
Mise en évidence de l’effet de cerf : le dispositif d’exclos de l’île de Graham
La technique la plus classique pour étudier l’effet des herbivores sur les plantes du sous-bois consiste à utiliser des exclos et à comparer l’évolution de la végétation au cours du temps dans ces derniers, par rapport à des zones témoins (Encadré n°4). En 1997, un tel dispositif constitué d’un réseau de 10 paires d’exclos a été mis en place sur l’île de Graham (Fig. 4). Il n’existe pas de mesure directe de la densité de cerfs sur les deux îles principales de l’archipel (Graham et Moresby) mais une étude de la densité de fèces indique des valeurs de l’ordre de 13 cerfs au km² (Engelstoft 2001; Engelstoft et al. 2008). Dans des exclos de 25m² ainsi que dans les zones contrôles avoisinantes (de même superficie), le recouvrement de toutes les espèces végétales a été enregistré dans différentes strates : 0-5cm, 5- 15cm, 15-25cm, 25-50cm, 50-100cm, 100-150cm, 150-200 et 200-400cm (pour plus de détail sur le protocole expérimental voir Stroh et al. 2008). L’objectif de cette étude était double : il s’agissait en effet d’évaluer l’impact du cerf sur: 1) la régénération des trois principales espèces d’arbres de la forêt avec une emphase particulière sur le thuya géant (Stroh et al. 2008) ; 2) la structure et la composition du sous-bois. 23 Grace à ce dispositif, Stroh et al. (2008) ont montré qu’après une période d’exclusion des cerfs de 8 ans, il existe une différence significative de recouvrement du Thuya géant (Thuja plicata) entre les zones protégées et non protégées, mais pas de différences très marquées dans le cas de l’épinette de Sitka (Picea sitchensis) et de la pruche de l’ouest (Tsuga heterophylla). Concernant ces deux espèces, des études précédentes sur Haïda Gwaii avaient mis en évidence que les cerfs provoquaient des retards de croissance mais n’empêchaient pas leur régénération in fine (Vila et al. 2001, 2002, 2003a & b). Stroh et al. ont également mis en évidence une augmentation de la taille, du nombre de feuilles ainsi que de la survie des plantules de Thuya protégés du broutage. Ces résultats confirment donc la responsabilité des cerfs dans le défaut de recrutement de cette espèce (Martin & Baltzinger 2002), qui est par ailleurs à la base du mode de vie traditionnel Haïda (voir encadré 5).
Mise en évidence de l’effet de cerf : la baie de Laskeek
En plus de moyens classiques d’investigation des effets de l’herbivorie sur les communautés végétales (e.g. exclos), Haïda Gwaii présente un grand nombre de petites îles qui constituent autant de « réplicats » de l’impact de l’introduction du cerf dans un milieu dépourvu d’herbivores.
La baie de Laskeek
La baie de Laskeek, sur la côte Est de l’île de Moresby (Fig. 1), est la zone principale d’investigation du RGIS depuis sa création. Cette baie abrite une quinzaine d’îles de superficie et d’isolement variables (Fig. 6, Tableau 5). Les îles sont recouvertes de forêt dominée par l’épinette de Sitka (Picea sitchensis) Encadré n°4 : Techniques d’études de l’effet de cerf Différentes méthodologies ont été mises en place afin d’étudier les conséquences de la surabondance (ou de l’introduction) des cervidés sur la végétation. On peut répartir ces méthodes en deux grandes catégories : expérimentale et non expérimentale (Bergstrom & Edenius 2003). *méthode non expérimentale Ces méthodes sont basées sur l’étude de différentes densités de cerfs dans le temps ou dans l’espace. Dans les deux cas, elles nécessitent une estimation des densités de populations de cerfs mais également l’estimation du temps depuis l’introduction/surabondance qui est une variable aussi importante que la densité de cerfs. -diachronique : cette méthode consiste à suivre des points de végétation pendant une période de fluctuation des densités de cerfs (généralement une augmentation). Exemple : Wiegmann & Waller 2006 -synchronique : cette méthode consiste à comparer des zones dont la différence majeure est la densité de cervidés. Exemple : Beals et al. 1960 *Méthode expérimentale -Simulation : Pour étudier la réponse des végétaux à l’herbivorie une méthode consiste à simuler les dommages causés et à suivre l’évolution de différents paramètres démographiques dans le temps. Exemple : Hjálten et al. 1993 -exclos : c’est la technique la plus souvent utilisée pour étudier l’impact des cervidés en forêt. Le principal problème de cette méthode c’est qu’elle ne traduit pas une situation naturelle (l’exclusion complète d’herbivorie, à l’exception des cas d’introduction). Collard et al. 2010 -enclos : cette méthode vise à combler le problème de la précédente en suivant la réponse de la végétation à une densité connue d’herbivores enfermés Exemple : Horsley et al. 2003 28 et la pruche de l’ouest (Tsuga heterophylla). Selon les îles, une plus ou moins grande quantité de Thuya géant (Thuja plicata) et dans une moindre proportion d’Aulne rouge (Alnus rubra) complètent la composition de la canopée. On peut distinguer deux à trois communautés végétales dominantes sur les îles.La description qui va suivre provient de mes observations personnelles, en particulier celles réalisées sur les îles sans cerfs, complétées par les zones inaccessibles aux cerfs sur des îles où les cerfs sont présents. La première communauté, en partant de la limite haute des marées, est principalement constituée d’espèces herbacées dont les dominantes sont : Angelica lucida, Aquilegia formosa, Campanula rotundifolia, Castilleja unalaschcensis, Epilobium angustifolium, Heracleum lanatum, Lupinus nootkatensis, Maianthemum dilatatum, Plantago maritima ssp. Juncoides, Potentilla villosa, Ranunculus occidentalis, Saxifraga ferruginea, Sisyrinchium littorale, Vicia gigantea mais également de quelques arbustes (e.g. Rosa nutkana) et graminoïdes (e.g. Elymus mollis). Cette communauté, que nous appellerons par la suite lisière littorale, s’étend de la zone directement adjacente aux balancements des marées jusqu’à une vingtaine de mètres vers l’intérieur des îles. L’intérieur des îles est caractérisé par un type de communauté qui, en plus des espèces d’arbres déjà évoquées, abritent des arbustes – Gaultheria shallon, Menziesia ferruginea, Rubus spectabilis, Vaccinium spp. (V. parvifolium, V. ovalifolium), des plantes à fleur Calypso bulbosa, Goodyera 29 oblongifolia, Listera spp. (L. caurina, L. cordata) Maianthemum dilatatum, Moneses uniflora, Prenanthes alata, des ptéridophytes (e.g. Anthyrium filix-femina, Blechnum spicant, Polystichum munitum) et des graminoïdes (e.g. Carex sitchensis, Luzula parviflora). Entre ces deux communautés, on trouve une zone de transition où la canopée est constituée uniquement d’Epinette de Sitka en peuplement peu dense sous lesquels se développe un sous-bois avec des arbustes comme Lonicera involucrata, Ribes spp. (R. lacustre, R. laxiflorum), Salix scouleriana et Malus fusca. Les nombreux scientifiques qui se sont succédés au sein du programme RGIS dans la baie de Laskeek ont permis d’acquérir une connaissance approfondie de l’écologie de chacune des îles étudiées, avec en particulier des inventaires relativement complets de la flore (vasculaire) et de l’avifaune (voir la synthèse dans l’annexe 6). Avec 169 espèces enregistrées, la baie de Laskeek comporte 23 % de la flore d’Haïda Gwaii. Les espèces qui font particulièrement défaut sont celles présentant des affinités avec les zones tourbeuses et marécageuses ainsi que la flore de montagne.
Introduction – Aldo Leopold et la mise en place du débat sur la surabondance des cervidés |