De la machine à écrire à la machine à rêves
« D’abord une matière sonore »
Le professeur de dessin et historien d’art Hans Koppenschleger, un ami et admirateur, rapporte cette étonnante rencontre, un jour de mai, sur la terrasse d’un restaurant au bord de la Havel, entre Léon Trotski, accompagné de son secrétaire et de Natalia Sedowa-Trotzkaja, et Kurt Schwitters. S’approchant de leur table, ce dernier déclama le « scherzo », puis expliqua que : « l’Ursonate est la Révolution permanente ». Alors il arriva quelque chose d’inattendu et de totalement incroyable : un rapide signe d’intelligence entre eux, et Schwitters et Trotski encore hésitant récitèrent ensemble le « scherzo ». Kurt Schwitters, Catalogue d’exposition du centre Georges Pompidou, 1995. /182 «[…] avant d’être une partition, la Ursonate est d’abord une matière sonore »2 . Le titre de ce chapitre est extrait de Jours effeuillés, le journal de Jean Arp, ami intime de Kurt Schwitters. Mais c’est sûrement en tant que plasticien qu’Arp a choisi d’insister sur le mot de « matière », le distinguant des autres termes par l’italique. En effet, habitué à « merzer » avec Kurt Schwitters, c’est-à-dire à transformer à ses côtés un matériau préexistant en œuvre d’art, il a pu saisir la grande qualité de Schwitters consistant à « faire jaillir l’intuition artistique de la complicité avec le matériau »21 . On peut constater que la terminologie empruntée par Arp et Schwitters n’est pas la même. Schwitters parle de « matériau » et évoque en ceci quelque chose qu’il choisit, un support dont il s’empare, comme un ticket de métro dans la rue. Le matériau est la matière brute dont il se sert pour « former » son œuvre d’art. Ainsi, cela pourrait être comparé aux tubes de peinture pour une toile. Ils sont tous interchangeables tant que la couleur choisie est la bonne. Le matériau est quasiment utilitaire : « le matériau est aussi insignifiant que moimême […] l’essentiel est de donner forme »22. Arp, lui, parle de matière et le souligne en italique. Et, là il s’agit de quelque chose que l’on est déjà en train de « former », quelque chose de malléable, de plastique. Nous pourrions filer la métaphore employée en comparant ce mot de « matière » à la pâte de la peinture étalée sur la toile. Il ne s’agit plus d’un produit brut, mais de quelque chose qui prend, qui reçoit la forme. Cela sous-entend presque l’image des doigts modelant la terre glaise. Or, cela peut paraître surprenant de comparer le son à de la glaise, de penser que le son puisse être manipulé. L’italique nous poussait à questionner le mot de « matière », mais sousentend aussi la mise en question du terme « sonore », adjectif dérivé du nom propre « son », le qualifiant directement. En parlant de poésie sonore, et à plus forte raison en parlant des pratiques de Kurt Schwitters et de François Dufrêne, le « son » est-il à entendre comme désignant la « voix ». Ce n’est pas tant de « sonore », au spectre de significations particulièrement étendu, que de « phonique », c’est-à-dire relatif à la diction dont il faudrait parler. Il ne s’agit pas (encore ?) de manipulations de la bande magnétique ou d’intégration d’objets extérieurs qui nécessitent le recours au terme plus générique de sonore. Cela dit, il est 2 Jean Arp, Jours effeuillés, cité dans Centre Georges Pompidou (Dir.), Kurt Schwitters, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, coll. « Classiques du XXe siècle », 1994 p571 Friedhelm Lach, « Les écrits de Kurt Schwitters », in Kurt Schwitters, Merz…, op cit. p2 Kurt Schwitters, « Merz » in Id., Merz…, op cit. p6. /182 un ouvrage particulièrement lu et connu par les poètes sonores qui emploie le terme de « son » à l’instar de Jean Arp qualifiant l’Ursonate. Luigi Russolo, dans son manifeste L’arte di Rumori [L’arts des bruits] distingue le son du bruit, en cela qu’il est plus harmonieux (et plus harmonique), le « son » recouvrerait par rapport au bruit, un caractère plus musical. Cela nous permet donc de retrouver notre idée première : la voix (et le son qu’elle produit) peut être envisagé comme une matière, c’est-à-dire une chose plastique à laquelle on donne forme, à travers la phonation, l’énonciation, exercice particulièrement pratiqué par nos deux artistes lors de soirées et de tournées… Ainsi c’est dans cette habitude d’une « pratique de la poésie en public » que s’inscrit l’anecdote racontant l’improbable complicité entre Schwitters et Trotski récitant de concert la partie centrale de l’Ursonate, le « scherzo ». S’adressant à l’homme politique, le poète qualifie non sans humour et une pointe de démagogie, sa poésie de « révolution permanente ». En effet, Schwitters comme Dufrêne fondent leur propre mouvement et contribuent dans leur pratique de la poésie à autonomiser la phonation de la notation qui lui est ordinairement corolaire et même du discours dans lequel elle prend sens, autrement dit à modifier intrinsèquement, et de manière révolutionnaire, le statut de la poésie. Dès lors, à nouvelle pratique, nouveau public. Habitué au format du livre, le public de la poésie traditionnelle ne convient pas, il faut donc en trouver un, en former un. Et c’est notamment à travers des tournées et des festivals, en allant à la rencontre du public, en établissant avec lui une communion particulière, comme Schwitters s’adressant à Trotski au bord de la Havel, que nos deux artistes feront des émules, usant du vieux procédé du « bouche à oreille ». Or, c’est bien de cela qu’il s’agit. Qu’entend l’oreille de ce que dit la voix ? Qu’est-ce qui fait que Léon Trotski reste « hésitant » sur la diction, alors que, manifestement, il le connaît par cœur ? Qu’a-t-elle de si particulier ? Que peut-on analyser de ces interprétations, performées ou enregistrées ? Comment nos poètes usent-ils de leur voix ? Et dès lors que la diction a quelque chose de singulier, de quelle manière, avec quels outils peut-on transcrire cette voix sur le papier ? Qu’est-ce qui est utilisé pour opérer le changement du média entre l’expression de la voix et la mise en page de la voix, de nos deux poèmes investissant à la fois la voix et la page ou la toile ? /182
La poésie comme une « révolution permanente »
L’« invention » du phonème : le bouleversement théorique de Dufrêne et Schwitters François Dufrêne et Kurt Schwitters ont fondé leur propre mouvement, faisant ainsi ouvertement sécession d’une partie de l’esthétique qui leur était contemporaine. Loin de ne créer qu’un « isme » de plus, ils ont par leur parti pris, franchi le pas qui contribuait à révolutionner, à moderniser l’esthétique dont ils se sont, par la création de leur propre mouvement, détaché. a) Changement de format : François Dufrêne fonde l’ultra-lettrisme François Dufrêne fonde en 1953 l’ultra-lettrisme, rompant avec pertes et fracas avec le mouvement lettriste auquel il avait adhéré dès l’âge de seize ans et dont il était l’un des représentants les plus doués. Ce mouvement est fondé par la publication chez Gallimard en 1946 par Isidore Isou de Pour une nouvelle poésie et pour une nouvelle musique. Le lettrisme, au lendemain de la seconde mondiale, participe du mouvement international de remise en question de la langue et des arts en général, comme représentants d’une culture. Le langage est tout particulièrement atteint par ce bouleversement, car il est celui qui a servi à donner les ordres du massacre. Ce courant développe une théorie où le mot comme dépositaire du sens et donc du discours est mis à bas. Il revient à la lettre, envisagée comme une unité de base. La lettre23 voit, par ces nouvelles considérations, sa définition s’élargir « dans la double acception d’unité élémentaire du signifiant tant phonique que graphique » 24. En effet, le lettrisme est aussi bien à l’origine de poèmes déclamés lors de multiples soirées à la librairie de la Porte latine à Paris que de leurs versions écrites et d’hypergraphies, et s’étend en règle générale de manière programmatique à tous les domaines de l’art. Isou, poussant le plus loin possible son « intuition de la lettre, proposa la création de nouvelles lettres correspondant aux divers bruits que l’on pouvait émettre (gifles, applaudissement.). » La lettre n’était plus alors dépositaire du seul sens, mais pouvait aussi, dans une plus grande fidélité au réel, transcrire le 23 Il peut être curieux d’ailleurs que parallèlement en Allemagne, les auteurs préoccupés de dénazifier la langue n’en soient jamais arrivés là, Zweig par exemple4 Jean-Pierre Bobillot, « Du visuel au littéral, quelques propositions », op cit., p. /182 son, brut de toute connotation sémantique ou d’inscription dialogique. Elle devenait ce qu’elle devait être pour Isou, une pure transcription du son, et même du bruit, entendu dans le sens que lui donne Marinetti. La proposition de ce nouveau moyen d’écriture apparut d’une grande absurdité à Dufrêne, déjà peu enclin à demeurer dans le sillage de la personnalité par trop envahissante d’Isou : Dire comme le fait Isou que « La poésie lettrique débute avec un capital plus riche que la musique », qu’elle possède déjà le vieil alphabet formé de 24 lettres, sans compter les autres, en comparant avec les 7 notes de la musique, c’est dire qu’un mouton à 5 pattes est supérieur à Cadet Roussel qui a 3 maisons.25 Pour Dufrêne, cet attachement à la notation semble de trop et même contradictoire pour l’expression pure du son. Il décide de quitter le groupe en 1953. Il fonde l’ultra-lettrisme et invente le « crirythme » dans son article Fausse route : Je ne vois pas en quoi un cri noté est susceptible d’intéresser supérieurement l’enfant la femme ou l’homme. Je ne pense pas qu’enrichir l’alphabet au service de la poésie lettriste de quelques douzaines de lettres nouvelles, de quelques milliers, soit d’une importance et d’un rapport véritables pour une criation de transes intranscriptibles. Devant l’excédante terre en friche du Crirythme, on ne songe qu’à tout ce qu’elle va pouvoir DONNER À ENTENDRE par, enfin, des bouches de chaleur. À TOI, CIRE, MATIÈRE DIALECTIQUE. POUR UN CRI AUTOMATIQUE DEMI-TOUR GAUCHE !26 Il donne ensuite une définition écrite, selon les normes classiques du dictionnaire, tendant à démocratiser l’emploi du mot « crirythme » : CRIRYTHME : nom masculin, de CRI, son inarticulé n’impliquant pas obligatoirement éclat de voix, et de rythme, n’impliquant pas forcément cadence, néologisme [.] désignant la PRODUCTION VOLONTAIRE DE PHONÈMES PURS, ASSYLABIQUES NON PRÉMÉDITÉS, DANS UNE PERSPECTIVE ESTHÉTIQUE D’AUTOMATISME 25 François Dufrêne, « L’après demain d’un Phonème », in Id., Archi-Made, op cit., p6 François Dufrêne, « Fausse Route. DEMI-TOUR GAUCHE POUR UN CRI AUTOMATIQUE », in Id., Archi-Made, op cit., p-1. /182 MAXIMUM, EXCLUANT TOUTE POSSIBILITÉ DE REPRODUCTION AUTRE QUE MÉCANIQUE (bande magnétique, disque) [.].27 Utilisant une sorte de mot-valise28 en combinant les termes de « cri » et de « rythme » tout en allant à rebours de leurs sens communément admis, François Dufrêne crée une définition négative en creux. Il récuse ainsi d’emblée une explication qui le rapprocherait trop d’une voix excessive ou encore d’un modèle musical avec un jeu sur les variations rythmiques : ces deux termes servent moins de modèle de définition fixe que de cadres à dépasser ou à déconstruire. Loin de se limiter à l’esthétique de l’expression de la voix, comme l’analyse Guilhem Fabre, en « excluant ces deux pôles de la définition du crirythme, il fait, utilisant de façon quelque peu impropre la notion de phonème, de l’automatisme, c’est-à-dire de la spontanéité de base, la visée esthétique du crirythme ». En outre, le changement formel se double d’un changement de format : François Dufrêne enregistre la plupart de ses crirythmes, premier poète sonore à utiliser un magnétophone dès 1949, donnant dans « Pragmatique du crirythme » quelques précisions sur la définition qu’il en avait donnée en 1965 : Quand la complexité (c’est le cas des « crirythmes ») des sons émis atteint le paroxysme d’un ordre supérieur, inextricable pour la plume, je décrète, après self contrôle, le MAGNÉTOPHONE, seul susceptible de fidélité par excès à mon panache. Aucune partition n’est alors suffisante, nulle n’est nécessaire. La liberté laissée de toute façon à l’exécutant d’autant mieux s’exerce, en bénéficie l’esprit du «crirythme» au détriment de la lettre, ce détritus, chères aux Littré.29 b) Changement de système : poésie phonétique Cette révolution du format du poème opère un véritable changement de système. Selon la terminologie de Marshall Mc Luhan, il accomplit une véritable révolution en quittant la galaxie Gutenberg, c’est-à-dire l’empire du papier. Cette révolution serait comparable à celle de Copernic. Au stylo, il substitue la voix et au papier, garant de la reproductibilité et de la 27 François Dufrêne, « Le crirythme et le reste », cité par Guilhem Fabre, Poésie sonore et poétiques expérimentales de la voix au XXe siècle, op cit., p928 Ce dernier rappelle que François Dufrêne n’use pas tout à fait d’un néologisme : « On retrouve le terme de crirythme dans Matoum et Tévibar de Pierre-Albert Birot où il désigne les fragments musicaux composés par Germaine Albert Birot qui ponctuent l’œuvre. Le terme y comporte un trait d’union entre ses deux composantes. Il est vraisemblable, François Dufrêne ne mentionnant jamais cette origine, qu’il l’ait ignorée ou oubliée»9 François Dufrêne, « L’après-demain d’un phonème », in Id., Archi Made, op cit. p-9. /182 mémoire du poème, il substitue le magnétophone. Autrement dit, François Dufrêne a compris que la faille de la poésie sonore, ce qui a fait que jusque-là, elle n’a pas pu sortir de l’écrit c’est qu’il fallait s’en rappeler. Le papier faisait au moins office d’aide-mémoire, et se rendait par-là indispensable : on se rappelle les partitions des poèmes partitions de Heidsieck et les feuillets du Tombeau de Pierre Larousse. Dès lors que le poète a une alternative, cela permet au poème de rester dans « l’auditure »3, malgré les séductions ataviques de la page. Le magnétophone n’est envisagé dans cet article par Dufrêne que comme moyen de reproduction, de conservation, il est outil. On passe d’une poésie typosphérique, versifiée ou en prose, linéaire, à quelques expérimentations près (le Coup de Dés), – même si elle se lisait ou se récitait à haute voix de salon en banquets – à une poésie phonosphérique – qu’anticipait en pleine typosphère, d’arrières salles de café (Hydropathes, Cabaret Voltaire) en cabarets reconnus (Chat Noir), une balbutiante poésie scénique, dans la double dimension vocale et gestuelle que cela implique.31 Si cette partie du travail poétique de François Dufrêne est certainement la plus connue, il en est une autre, phonétique, menée parallèlement et fonctionnant toujours en grande partie sur le régime de l’écrit. Dans le Tombeau de Pierre Larousse d’abord puis dans la Cantate des mots camés, François Dufrêne emploie la répétition phonétique comme structure de construction poétique. • Tombeau et Cantate Dans le Tombeau, les mots « ordinaires » sont écrits dans une langue semi-phonétique, juxtaposés, agglutinés les uns aux autres en selon un principe d’association phonétique, hors de toute syntaxe. Des blancs typographiques les séparent sans qu’ils tiennent compte des coupes syntagmatiques normales, créant ainsi de « nouveaux » mots, les anciens vidés par là même de tout contenu informatif. La Cantate des mots camés est une œuvre de maturité, écrite entre novembre 1971 et janvier 1977. Long poème de cinq cent dix vers organisés en strophes de quinze à dix-sept 3 Terme utilisé par Jean Pierre Bobillot dans sa conférence sur la médiopoétique du 2 mai 2 31 Jean-Pierre Bobillot, « Les formes remises à nu par leur informe même », in Bernardo Schiavetta et JeanJacques Thomas (Dir.), Forme & informe dans la création moderne et contemporaine, Paris, Noesis, coll. « Revue Formules » n° , p58/182 vers, il est composé en « alexandrins »32 à l’exception des dix derniers. C’est sans doute l’ouvrage sémantique le plus achevé de l’artiste – et peut-être également du point de vue phonétique. Il s’agit à l’origine d’une œuvre de commande comme François Dufrêne s’en explique lors d’un entretien accordé en 1977 à Michel Giroud et repris dans Le Tombeau de Pierre Larousse, publié aux Presses du Réel33 : Elle devait d’abord être une suite au Tombeau de Pierre Larousse, et plus exactement à L’Ouverture sans fin de 1961. Un de mes amis, Jacques Spacagna m’a demandé pour un bibliophile un poème. Je croyais faire le texte en une journée : sa fabrication a duré 5 ans. L’optique a changé et, finalement, ce n’est pas une suite au T.P.L. de 1958. Du son, je suis parvenu à un nouveau sémantisme. Reprenant au T.P.L. l’obsession de l’allitération, la Cantate des mots camés est une forme plus achevée, devenant principe d’organisation et porteuse d’un début de sémantisme. Dufrêne renverserait donc à première vue le sens courant de l’allitération : elle ne mettrait plus en évidence un rapport phonique à la limite parfois de l’asémantisme mais susciterait d’ellemême la signification. Le poème fonctionne sur le principe contraignant d’un auto-engendrement à partir de la syllabe-mère [om], évoquant aussi bien l’homme que le début du mot français et latin omnibus, ou bien encore le début d’une prière bouddhiste évoquant la perfection de l’Univers. C’est la syllabe primordiale dont le « texte » et le texte procèdent. Dufrêne explique l’ensemble des contraintes à l’origine de la structure de l’œuvre et de sa spécificité dans Histoire d’une Cantate et d’en dire deux mots34 . La gageure, et c’en était une, était de laisser le texte s’écrire de lui-même (ou presque!) à partir d’une syllabe et d’une seule -homme- (OM) yllabe mère choisie pour sa résonance propre, sa vocation vocative et ses connotations tant humanistes après tout que mystiques. À compter de cette cellule, je me donnais pour règle de n’utiliser, à l’exclusion de tout autre, que des vocables dont au moins une syllabe dans les cas des mots en comprenant deux (ou exceptionnellement trois) et au moins deux dans le cas de mots en comprenant trois ou quatre (ou exceptionnellement cinq) étaient strictement homophones avec celles des vocables précédemment énoncés, cinq vers plus haut au maximum – voir à la chute du sixième – 32 L’emploi de ce mot reste ici discutable comme nous le verrons, toutefois il est employé par François Dufrêne, « Histoire d’une Cantate et d’en dire deux mots », in Id., Création, Tomes XII, 1977, p93 François Dufrêne, Tombeau de Pierre Larousse, Paris, Les presses du réel, collection « l’écart absolu », 22, p Article publié dans Création, Tome XII, 1977, repris dans François Dufrêne, Archi-Made, op cit., p919/182 espacement au-delà duquel l’oreille, en effet perd mémoire. Toute syllabe nouvelle se devait corrélativement d’être reprise, cinq vers plus loin, voir à l’attaque du sixième, dans l’hypothèse la plus favorable. Encore fallait-il pour qu’un mot de trois syllabes (par exemple) fût convenablement introduit par une seule que l’homophonie portât sur une syllabe forte. • Kurt Schwitters, « Cigarren » : débuts du phonétisme Or, ce travail phonétique n’est pas sans nous ramener à la pratique poétique de Schwitters. En 1921, il publie « Cigarren »35, l’un de ses premiers poèmes phonétiques et le récite lors d’une tournée entreprise avec Raoul Hausmann à Prague, « Anti-dada-Merz-Presentismus ». Il s’agit d’un poème phonétique qui présente deux niveaux de lecture. D’abord, l’on note que les lettres composant le mot du titre sont séparées par la mise en page en différents groupes, ou même isolées les unes des autres, placées les unes en dessous des autres. Or, placer « Ce » à côté de « i » ne semble pas tenir compte de l’orthographe du mot dont la première syllabe s’orthographie « Ci ». Cela amène à penser que l’auteur mélange les lettres, sans tenir compte de la linéarité qu’elles peuvent avoir dans le mot, mêlant le « C » initial, le « e » antépénultième et le « i » second. Il semble qu’ainsi isolées, regroupées arbitrairement, elles n’ont plus rien à voir avec le mot, bien que celui-ci forme encore un cadre rappelé au début et à la fin du poème. Or, c’est là qu’intervient ensuite un second degré de lecture qui ne se fait jour que lorsqu’on prononce le poème : le « Ce » est la traduction phonique de la lettre « C » épelée en allemand. Schwitters après avoir morcelé le mot « Cigarren » en trois syllabes échelonnées sur les quatre premiers vers met en place un nouveau procédé, il épèle les lettres qui le composent en introduisant des jeux de rythmes basés sur la répétition, procédé qu’il multiplie de façon systématique dans l’Ursonate. La fragmentation alphabétique en sortant la lettre de son obligation syntagmatique permet de mettre en exergue deux caractéristiques de la lettre. D’une part, autonome du mot, elle acquiert une vocation graphique. Isolée dans l’espace de la page, elle garde non seulement une signification, mais devient également partie intégrante de compositions esthétiques, notamment avec les « Gesetztes Gedichte », les 35 Reporté dans Kurt Schwitters, Merz…, op cit. p.99/182 poèmes-images36, vocation sur laquelle nous reviendrons dans un deuxième temps de notre recherche. Mais cette autonomisation permet aussi d’insister d’autre part sur sa vocation sonore. Chaque lettre isolée, épelée est ainsi obligatoirement articulée, voire chantée pour acquérir une certaine présence sonore. D’ailleurs, Schwitters précise, « Der letzte Vers wird gesungen », le dernier vers doit être chanté. La lettre n’est plus entendue comme un grammème (unité grammaticale minimale), mais comme un graphème (unité graphique minimale) et un phonème (unité minimale de son). Avec Cigarren, le mot et le contexte du discours qu’il sous-entend servent encore de cadre à la fragmentation phonétique. Schwitters écrit ainsi en 192 dans « Merz » que : […] les éléments de l’art poétique sont les lettres, les syllabes, les mots, les phrases. De l’épanouissement réciproque de ces éléments naît la poésie. Le sens n’est important que mis en valeur au même titre que chacun des facteurs. Cigarren initie une série de poèmes écrits au début des années 192 et s’inscrivant dans une recherche artistique expérimentale menée également par ses amis et contemporains. Raoul Hausmann invente dès 1918 le poème-affiche et la poésie phonétique qui le conduisent à instrumentaliser la lettre en tant qu’élément visuel et sonore. Il met l’accent sur le rythme et la sonorité et abandonne l’ordre du discours affirmant que « dans un poème, ce ne sont pas le sens et la rhétorique des mots, mais les voyelles et les consonnes, et même les caractères de l’alphabet qui doivent être porteurs de rythme »37. Schwitters franchit dès l’année suivante ce nouveau pas, définitif dans l’autonomisation de la lettre avec ses « Buchstabbendichtungen », poésies de lettres dont la plupart à l’instar de « Cigarren » portent la mention d’« élémentaire ». La lettre y est cette fois détachée de tout sémantisme ou utilité discursive et mise en valeur dans son autonomie. Il écrit ainsi en 1924 en conclusion de son texte « La poésie conséquente » que l’on peut aisément considérer comme un manifeste .
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