De la finalité de l’éducation chez
Platon
EDUCATION ET POLITIQUE DANS LES LOIS ET LA REPUBLIQUE
S’il est admis que l’éducation joue un rôle essentiel dans le développement continu de la personne et des sociétés, force est de reconnaître que c’est en fonction de sa conception de la société idéale que chaque penseur a pu proposer une théorie de l’éducation. Ainsi, à toutes les époques et dans toutes les parties du monde, de grands sages ont parlé de ce problème crucial de l’éducation et ont transmis leurs précieux enseignements aux générations futures. Durant l’antiquité, tout système d’éducation a des rapports avec les doctrines politiques et religieuses du philosophe qui le conçoit ou de la société qui l’institue. Tout projet éducatif est ainsi inséparable du projet social et politique. C’est ainsi qu’il faut constater que les fondateurs de cités et les créateurs d’utopies, s’efforcent sans relâche de repenser l’éducation. Toutefois, cette dernière ne se sépare ni de la politique ni de la philosophie. Ainsi, Platon est l’un de ces grands sages qui brillent au firmament de l’ancienne philosophie grecque. Sa foi en l’éducation est telle qu’il la croit assez efficace pour maintenir l’homme dans l’habitude de la vertu, pour remplacer les lois pénales inutiles. Toutefois, il est aisé de comprendre qu’aux yeux de Platon l’individu doit être entièrement subordonné à l’Etat. Considéré en lui-même, l’individu a sa propre valeur ; mais par cela qu’il vit en société, cette valeur devient une des composantes de la valeur sociale. Aussi, l’éducation doit-elle être la préoccupation du législateur. Ce n’est pas pour eux-mêmes, c’est pour l’Etat, dont ils feront partie, qu’il faut former les enfants et les jeunes gens. C’est pour cette raison que l’on dit que la cité de Platon est une cité éducative : elle est créée, entretenue et préservée par l’éducation. C’est à la condition d’une application stricte de ses principes qu’elle doit permettre à chacun de se libérer des contingences tyranniques et d’accéder au Bien suprême. La finalité de l’éducation platonicienne est donc avant tout d’ordre moral et politique. Il ne s’agit pas d’un apprentissage visant à acquérir des savoir-faire, mais d’une formation pour endosser un savoir-être au sein d’une collectivité qui se vit comme une forteresse assiégée. Les enseignants sophistes n’y ont donc pas leur place.Mais pour mieux comprendre le rapport entre éducation et politique dans la pensée de Platon, il faut jeter un regard sur sa biographie et surtout voir l’époque dans laquelle il a évolué. Comme nous le souligne Emile Chambry dans son introduction de la République de Platon, ce dernier n’est venu à la philosophie que par la politique et pour la politique. La philosophie ne fut donc originellement, chez Platon, que de l’action entravée, et qui ne se renonce que pour se réaliser plus sûrement. En effet, issu d’une famille de la plus haute aristocratie d’Athènes, Platon aurait été prédestiné à jouer un rôle actif dans la politique. Les origines de son père remontent à Codrus, dernier roi d’Athènes. Un ancêtre de sa mère était un frère de Solon, le grand homme d’État et le législateur d’Athènes. Un de ses oncles, Critias, devait devenir un membre du Conseil des Trente14. Lorsque Platon vit le jour, Périclès, ami de la famille, venait de mourir. C’était lui qui avait porté Athènes au sommet du pouvoir, de la richesse et de la culture. A son époque, la vie politique consistait en un combat féroce pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Mais sa rencontre avec Socrate, un homme étrange qui fait découvrir à ceux qu’il rencontre des vérités qu’ils ignoraient jusque-là, bouleversa sa vie. Durant toute sa jeunesse, l’époque était donc pleine de troubles. Platon fut ainsi témoin de la défaite de sa ville dans la Guerre du Péloponnèse et le déclin de la démocratie athénienne qui s’ensuivit, l’oligarchie des Quatre-Cents15 prête à traiter avec Lacédémone, l’établissement du gouvernement des Trente dans l’Athènes démantelée. Il vécut de douloureuses expériences dont des confiscations, des bannissements et des massacres sous prétexte d’épuration de la cité. Dès lors, l’exercice du pouvoir politique, tel que pratiqué par ses parents et amis, lui fait horreur.
La politique éducative préconisée dans la République
L’effort théorique déployé par Platon dans la République vise en premier lieu à arrêter le processus de désintégration que subissait alors Athènes qu’il s’agit de protéger de la crise majeure reflétée par le procès de Socrate. Car enfin, comment une Cité authentiquement juste aurait-elle pu se rendre coupable d’une telle injustice ? Et pourquoi Platon devra-t-il employer tout son génie à faire le procès du procès de Socrate ? Sinon parce qu’il voit, dans le sort funeste réservé au philosophe, le scandale du triomphe du mal sur le bien. C’est ce qui explique que dans la République, Platon ait souci de montrer que la justice est un bien propre contrairement à ce qu’en pense le vulgaire pour qui on ne la loue que pour les biens qu’elle procure. C’est ce qui fait dire à Anne Merker que Platon attribue cette vertu à l’âme, « en la définissant comme une disposition interne , qui est la source unique à partir de laquelle les multiples actes commis , dans toute leur diversité , qu’il s’agisse de notre affairement en matière d’argent ou du corps , des contrats avec autrui ou d’autres choses encore , obtiennent tous l’appellation et la qualité unique de « justes » .».16 C’est pour dire que l’âme ne peut pas s’acquitter convenablement de ses fonctions si elle n’a pas cette vertu. La réflexion du philosophe est ainsi gouvernée par une exigence éthique, celle de la justice. Ce qui le préoccupe, c’est la cité juste où un homme comme Socrate ne court pas le risque d’être condamné. Pour déterminer à quelles conditions celle-ci est possible, il faut se souvenir que la cité naît de la nécessité de satisfaire les besoins vitaux. Il part ainsi du principe de la formation de la cité, qui selon lui « doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se trouve de se suffire lui-même et au besoin qu’il éprouve de mille choses »17 , pour expliquer la raison et la manière dont elle s’agrandit. Ces besoins rendant nécessaire l’application du principe de la division du travail, les fonctions deviennent plus nombreuses, plus compliquées. Il faut donc distinguer une première classe sociale qui est celle des artisans et des marchands qui assurent la nourriture, les vêtements, etc. Mais cette classe ne suffit pas ; la cité a besoin de soldats pour la protéger et 16Anne Merker, « Nul n’est méchant de son propre gré », in Lire Platon (sous la direction de Luc Brisson et Francesco Fronterotta), Paris : PUF, 2006, p. 197. 17 Platon, République, IV, Op. Cit., 373 e. DE LA FINALITE DE L’EDUCATION CHEZ PLATON Page 15 de gardiens capables de la diriger.18 Ces trois classes représentent finalement les trois fonctions fondamentales du politique: production, sécurité et gouvernance. Pour ces deux dernières fonctions, les citoyens doivent avoir des qualités bien déterminées car du moment que leur est rôle est essentiel, leur sélection et leur formation sont capitales. C’est ainsi qu’apparaît, au cours du livre II, la problématique de l’éducation destinée à ceux que leurs qualités naturelles rendent aptes à exercer la fonction de protection. C’est ainsi que Platon veut qu’ils aient « de la sagacité pour découvrir l’ennemi, de la vitesse pour le poursuivre, aussitôt qu’il est découvert, et de la force pour livrer bataille, quand il est atteint19». Et c’est grâce à une éducation appropriée qu’ils acquerront ces qualités. Comme le chien de bonne race est celui qui est doux dans sa maison et rude envers les étrangers,20 le gardien de la Cité devra réunir ces qualités contraires dans la plus parfaite harmonie. L’éducation a ainsi pour but de développer ces qualités dans son âme. Pour bien faire comprendre les enjeux de la question éducative, Platon construit un rapport d’analogie entre l’individu et la cité. La justice consistant, chez l’individu, en un juste équilibre des différentes parties de l’âme, de même « un État est juste en ce que chacun des trois ordres qui le structurent assume sa fonction21». La justice est donc ici affaire d’harmonie et d’équilibre. L’analogie établie par Platon entre la tripartition mentale et sa correspondante politique entraîne en outre que la cité ne sera que ce que sont les individus qui la composent. Mais s’il faut que les hommes soient justes pour que la Cité le soit, il faut bien que celle-ci le soit pour que ces derniers soient à même de le devenir. D’où, bien sûr, la surdétermination de la question éducative puisque, l’Etat ne valant que ce que valent les citoyens, il apparaîtra légitime, aux yeux de Platon, d’organiser l’éducation de telle sorte que celle-ci puisse produire les meilleurs agents de l’Etat. Aussi est-il donc nécessaire que l’Etat soit construit sur un modèle, et que les philosophes deviennent rois ou les rois, philosophes. 18 Platon, République, op. Cit., 373 e 19 Ibid. 375a 20 Ibid. 21 Ibid., 441d ; 432b-c DE LA FINALITE DE L’EDUCATION CHEZ PLATON Page 16 Dans un texte célèbre, l’allégorie de la caverne, Platon compare ceux dont la nature « n’est pas éclairée par l’éducation22 » à des prisonniers condamnés à ne voir depuis l’enfance que des ombres. Ainsi, sous le poids de leurs désirs et de leurs opinions, ils ne peuvent qu’errer dans l’illusion. Pour cela, il faut donc que le philosophe, lui qui sait, puisse délivrer les prisonniers de leurs chaines pour leur apprendre à voir les réalités qui sont les idées. Dans ce sens, Platon oppose la lecture sensible du monde, mouvante, source d’erreurs et d’errance à la lecture intelligible, source de la connaissance. Eduquer l’homme signifie alors élever son âme vers le Bien. Et nous trouvons dans l’allégorie de la caverne le symbole de l’ascension de l’âme vers le bien: la caverne symbolise le monde sensible et l’éducation philosophique consiste à détourner l’âme toute entière des biens sensibles, superficiels, vers le bien essentiel. Ainsi, le futur magistrat s’appliquera tout entier à la connaissance de la vérité qui, selon Platon, est l’ensemble des idées, le monde intelligible, dont le monde sensible est seulement l’ombre et la copie. Ce monde, il est donné au seul philosophe de le contempler par l’œil de la raison. Connaître sera alors, faire l’effort de s’arracher de la fascination des ombres et des images du monde de la caverne, lieu du paraître, de l’illusion et de l’ignorance pour s’élever vers le savoir afin de saisir quelle est la véritable place des éléments qui constituent le monde et jouir de la contemplation des Idées. Ayant été éclairé par la lumière de la connaissance ou de la vérité grâce à l’éducation, le philosophe se verra investi d’une mission spéciale qui est celle de faire régner la justice dans la cité c’est-à-dire de mettre chaque chose à sa place. Ce que vise expressément la question de l’éducation dans la République, c’est ainsi la meilleure façon d’accéder à l’être véritable. Il faudra pour cela s’arracher du sensible, se délivrer des préjugés et opinions par un acte à la mesure de ce que nous cultivons depuis notre plus tendre enfance, en portant notre attention là où nous ne regardons pas afin d’ouvrir notre capacité d’étonnement face au monde. Il est donc nécessaire, aux yeux de Platon, de s’affranchir des inclinations afin d’actualiser la faculté de l’âme en puissance depuis le plus jeune âge
Education et politique dans les Lois
Dans les Lois, la politique éducative théorisée se confond avec les lois c’est-à-dire la politique elle-même. La réflexion porte plus sur le « politiquement utile » que sur des définitions d’essence.23 En effet, la présentation de l’éducation et de son contenu est déterminée en fonction de sa bonne contribution dans les affaires politiques. Autrement dit, pour le bon fonctionnement de la cité, les citoyens doivent bien jouer, chacun en lui concerne, leur rôle ce qui nécessite avant tout des préalables assurés par l’éducation. Elle a ainsi pour rôle de préparer les citoyens à la vie harmonieuse en communauté en leur inculquant la vertu. Aussi Platon définit-t-il l’éducation comme « la formation qui, dès l’enfance, entraîne un sujet à la vertu et lui inspire le désir passionné de devenir un citoyen accompli, sachant commander et obéir selon la justice ».24 Il l’oppose ainsi à une quelconque formation qui viserait, en dehors de la sagesse et de la justice, la richesse ou encore la vigueur car une telle formation est grossière et servile.25 De cette définition, nous pouvons déduire que l’éducation est la première condition d’existence et de pérennité de la cité. Elle a pour fonction de tirer et d’amener les enfants au principe que la loi déclare juste car c’est grâce à elle que l’on parvient à réduire en l’homme la part d’animalité que comporte sa nature. Autrement dit, l’éducation travaille à donner aux citoyens la meilleure nature humaine possible en introduisant dans leur âme l’ordre, développant ainsi ce qu’il y a de divin en eux. Or de la même façon le but de la législation, dans les Lois, est la vertu totale autrement dit d’éduquer le citoyen. C’est pour cette raison que Platon a pour principal souci la recherche de la meilleure constitution car pour lui, le but d’une cité bien constituée est de faire mener à ses citoyens une vie conforme au bien, vie qui est une vie heureuse, et qui ne peut se réaliser qu’en fonction de l’état de l’âme, et dans le cadre d’une vie commune. Aussi attache-t-il une importance capitale au contenu de l’éducation aussi bien physique que spirituel. Il demande à cet effet de rejeter du programme d’éducation tout ce qui n’est pas conforme aux recommandations du législateur. Un choix strict est opéré sur les histoires à mettre à la disposition des enfants, car ces premières impressions façonnent leur 23 Cf. la première définition de la paideia, donnée dans les Lois au livre I (643 e). les définitions de l’éducation données au livre II (653 a-c, et 659 d) : l’éducation a pour but de faire en sorte que l’âme de l’enfant s’habitue à aimer ce qu’il faut aimer et haïr ce qu’il faut haïr, et que ses affects soient conformes à la loi. 24 Platon, Platon, Lois, Paris, « Les Belles- Lettres » trad. A. DIES, 1976, 643e. 25Ibid 644a DE LA FINALITE DE L’EDUCATION CHEZ PLATON Page 19 âme encore malléable et déterminent leur caractère. Dès lors, les fables et les poèmes sont soumis à la censure et Platon insiste fortement, et à maintes reprises sur celle-ci qui n’épargne même pas Homère. Voilà pourquoi Platon milite pour une éducation par les Muses et Appolon, celle Ŕci n’étant rien d’autre que l’éducation par le rythme et l’harmonie. Pour comprendre cette importance de la musique, il faut d’abord se rendre compte du rôle qu’elle jouait dans la vie réelle des Grecs. A Athènes, pour remplir ses devoirs religieux, il fallait savoir chanter. La vie était en quelque sorte dansée et chantée ; les lois elles-mêmes, on les promulguait en chantant. Dès lors, être bien éduqué sera être « capable de chanter et de danser en beauté26 », la beauté de la musique résidant dans les figures et les mélodies qui expriment les bonnes qualités de l’âme et du corps. C’est donc par l’expression du beau et du bon qu’il faut juger de l’excellence de la musique et non par le plaisir qu’elle cause car il faut ainsi veiller à ce que les chants et les danses forment les hommes à la vertu et non au vice. C’est donc lors des cérémonies, qu’il faut user de la musique pour adoucir les mœurs, et uniformiser les réactions, ce qui évitera à la cité les excès. Et même si certains penchent pour de tels excès, l’éducation doit intervenir pour corriger et dans cette tentative de correction, Platon donne un moyen très original : faire usage du vin pour redresser le comportement des hommes. Il compare d’ailleurs le vin au feu : de même que le feu rend malléable les métaux de même le vin donne à l’âme plus de mollesse pour être ajustée.27 Lors de ces occasions les vieux, et d’une manière générale les sages, donneront, certes d’une manière indirecte, des leçons à ces consommateurs, à travers des mythes et des incantations. Ce qui modèle leur âme et les ramène au bercail. C’est ainsi que l’éducation sera considérée pour un bien acquis28 mais un bien qui se réalise pleinement dans la soumission des passions à la raison, dans une combinaison équilibrée voire intelligente des peines et des plaisirs.
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