CRISE DU PROGRES ET CONDITION DE L’HOMME MODERNE

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LE PROGRES

Avec les Lumières et l’Encyclopédie, le XVIIIème siècle annonce l’avènement d’un monde nouveau et meilleur, éclairé par les progrès de la raison et de la science. Les droits reconnus à la raison et l’essor grandissant de la science suscitent un grand enthousiasme pour l’avenir, qui devient le lieu de la réalisation du bonheur humain sur terre.
Le renversement révolutionnaire issu des Lumières sonne le glas de la référence à Dieu comme finalité ultime, en même temps qu’il fait de l’homme et de son bonheur les raisons premières de son mouvement.
CONDORCET, l’un des théoriciens progressistes au XVIIIème siècle explique plus exactement cette philosophie humaniste et optimiste. Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il affirme la perfectibilité sans borne de l’homme qui lui permet corrélativement un progrès indéfini. « La nature, explique-t-il, n’a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines (…) la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie (…) Les progrès de cette perfectibilité sont désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter. 2»
En ce sens, l’histoire humaine apparaît comme l’histoire du progrès illimité de l’homme, indéfini et inéluctable. Au XVIIIème siècle, ces qualificatifs constituent le credo de l’âge du progrès.
Au sens large, le progrès implique la possibilité offerte à l’homme de se créer les conditions d’un épanouissement et d’un bien-être social, politique, économique et culturel. Avec la reconnaissance et le respect des droits de la raison, l’homme moderne, celui des temps dits nouveaux, peut légitimement aspirer à une existence plus juste et plus libre ; à un monde où les rapports humains sont fondés sur une éthique solide et sur des normes juridiques rigoureuses et respectées de tous ; à un monde purifié de toute sorte d’injustice, de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme ; à un monde enfin où l’unification du genre humain et son épanouissement seraient réalisables.
Dans Praxis Vers une refondation en philosophie marxiste, André TOSEL rend justement compte de cette mission de la bourgeoisie naissante du temps des Lumières. Il écrit : « Qu’attendait alors la bourgeoisie de son économisme ? Elle en attendait sa purification éthico-politique et elle l’a formulé avec clarté. Il s’agit d’une universalisation de la volonté selon les deux grandes orientations d’une éthique pour laquelle le choix individuel se modèle comme impératif catégorique, et d’une politique normée par la réalisation maximale de l’égalisation de tous comme sujets égaux face à une loi qui dépend tous et qui est égale pour tous. Les différences entre les individus subsistent, mais elles ne supposent plus l’antique discrimination du genre humain en deux parties, ni le renvoi chrétien à l’ultra terrestre. S’esquisse une unificabilité du genre humain sur le plan juridico-politique devenu décisif 1».
De ce point de vue, l’idée de progrès intègre non seulement l’universalisation de la volonté, (c’est-à-dire une volonté dont les maximes pourraient et devraient être reconnues valables par tous parce que fondées sur les exigences de l’impératif catégorique au sens kantien du terme), mais elle implique également la reconnaissance et le respect des droits naturels de l’homme à travers une législation caractéristique de la volonté de tous. « On peut, poursuit André TOSEL, distinguer plusieurs niveaux d’égalisation humaine : tout d’abord tous les citoyens d’un même Etat national peuvent être conçus comme titulaires égaux de tout droit et devoir ; ensuite, sur le plan des rapports sociaux de production, tous les hommes peuvent être conçus comme titulaires égaux de droits civils, abstraction faite aux autres différences politiques ; enfin tous les individus peuvent être conçus comme sujets des grandes libertés ( liberté d’expression, de pensée, liberté personnelle, liberté du besoin.2 »
Ainsi comprise, l’idée de progrès se situe par-delà la sphère de l’économique, c’est-à-dire celle de l’accumulation et de la jouissance de biens matériels concrets. Elle s’élargit au domaine moral et englobe la possibilité d’une vie bonne et harmonieuse reposant sur des principes éthiques de respect et de considération de la dignité humaine. Aussi peut-on affirmer avec André TOSEL que « l’idée de progrès se réciproque avec l’idée d’une fin morale, la vie bonne comme vie théorique de connaissance et comme vie pratique dans la jouissance des biens, le développement des aptitudes et le respect des autres. (…) La bourgeoisie moderne a élaboré une culture laïque et universaliste, fondée sur l’hypothèse de la comparabilité-égalité de tous les membres du genre humain.3 »
Dans cette optique, l’idée de progrès se trouve investi du sens non seulement d’une amélioration de l’homme sur le plan économique, mais également sur le plan moral. « C’est au XVIIIème siècle, dit André TOSEL, que l’idée de progrès se lie à une philosophie politique et à une économie politique spécifiques : le devenir est déterminé comme progrès, comme évolution distinguée par la possibilité d’une mesure quantitative et qualitative ; plus et mieux.1 »
Singulièrement sur le plan économique, l’idée de progrès suppose la permanence de facteurs économiques nouveaux cumulatifs, en mesure de faire passer d’un état qui, comparativement à l’état précédent, est quantitativement meilleur. « L’idée de progrès, dit André TOSEL, subsume précisément l’idée de régularités économiques nouvelles qui s’organisent en processus orientés et cumulatifs, susceptibles d’être analysés en propriétés permanentes (…) et en propriétés émergentes (…), capables de faire passer d’un état du système productif à un autre état.2 »
Qu’on se situe en tout cas dans la sphère économique, politique ou culturelle, ce que revêt la notion de progrès dans son sens le plus général, c’est l’idée une amélioration de l’existence humaine sur la base des pouvoirs que la raison offre à l’homme. Cette raison, dans la conception que s’en fait HEGEL, est dans ce processus continu d’amélioration de l’existence. Ainsi qu’il le souligne lui-même : « Notre temps est un temps de gestation et de transition à une nouvelle période. L’esprit a rompu avec le monde de son être-là et de la représentation qui a duré jusqu’à maintenant ; il est sur le point d’enfouir ce monde dans le passé ; et il est le travail de sa propre transformation. En vérité, l’esprit ne se trouve jamais dans un état de repos ; mais il est toujours emporté dans un mouvement indéfiniment progressif. 3»
Il est important de souligner que ce mouvement progressif est un mouvement d’ensemble dans lequel les hommes acquièrent le pouvoir de comprendre et d’orienter rationnellement leur existence. Comme l’affirme Gramsci, « la naissance et le développement de l’idée de progrès correspond à la conscience diffuse que l’on a atteint un certain rapport entre la société et la nature (…) tel que les hommes, dans leur ensemble, sont plus sûrs de leur avenir, peuvent concevoir rationnellement des plans d’ensemble pour leur vie. 4»
Ce rapport entre la société et la nature s’incarne dans la rationalité technicienne qui approche plus le temps par le calcul et la mesure ; ce qui fait que l’existence de l’homme est requise pour réaliser sa perfectibilité au niveau de la technique. Il est aujourd’hui indéniable qu’aucune critique de la technique moderne ne peut voiler le bénéfice du progrès : accumulation des richesses grâce aux performances des techniques de production. Comme en rend compte Paul RICOEUR, « Nous voyons accéder sur la scène mondiale de grandes masses humaines qui étaient jusqu’à présent muettes et écrasées ; on peut dire qu’un nombre croissant des hommes ont la conscience de faire leur histoire, de faire l’histoire ; on peut parler pour ces hommes d’un véritable accès à la majorité1. »

CRISE DU PROGRES ET CONDITION DE L’HOMME MODERNE

« Notre siècle a complètement transformé le statut de l’homme ; celui-ci est désormais un membre d’un ensemble qui le dépasse, et dont il ne peut plus échapper. Il vit dans un monde où la technique prend de plus en plus d’importance, et où le politique s’impose sans possibilité d’écart ou de fuite. Ce monde est également celui des pires violences ; de la barbarie généralisée1. »
Cette analyse de Paul RICOEUR des temps modernes sonne comme une rupture avec la vision optimiste de l’homme et de son histoire héritée du XVIIIème siècle sous la houlette des Lumières. En effet, le XVIIIème siècle s’est affirmé comme le siècle de la foi en l’homme. La perfectibilité humaine, les pouvoirs de la raison et de la science suscitent un grand enthousiasme pour l’avenir, regardé comme le lieu de la réalisation du salut de l’humanité.
Grâce à sa faculté rationnelle, l’homme acquiert le pouvoir de se créer un monde de paix, de liberté sociale, politique, économique, culturelle etc. Le savoir, qu’il soit scientifique ou technique, apparaît sous les Lumières comme un moyen de libération de l’homme et d’amélioration de sa condition. Aussi tout progrès théorique ou pratique, scientifique ou technique est-il appréhendé comme une réussite à la gloire de l’homme et de son intelligence, et autorise l’espoir d’une progression nouvelle qui continuera le mouvement amorcé. Le progrès devient alors incontestablement positif ; celui dû à la science et à la technique permet à l’homme de vivre mieux et d’améliorer son existence.
Cette appréhension somme toute positive du progrès devient de nos jours problématique, à la lumière des problèmes multiples, multiformes et multidimensionnels qui se posent à l’homme moderne et qui compromettent de plus en plus les chances d’une existence humaine exempte de toute domination et fondée sur la justice et le respect de l’homme. Comme l’affirme à juste titre Laurent JACQUARD, « nous sommes passés de l’imaginaire du progrès à l’imaginaire de la catastrophe.1 »
A l’épreuve des faits, l’époque moderne apparaît comme le théâtre de la résurgence de nouvelles formes de domination, d’exploitation et d’aliénation de l’homme ; elle demeure le terrain où s’expriment les violences et les injustices humaines les plus grandes. L’espoir d’un avenir prometteur s’ébranle de plus en plus. Loin de s’engager dans des conditions purement humaines l’humanité sombre dans des formes nouvelles de servitude et de barbarie.
La raison jadis libératrice se révèle de nos jours autodestructrice et le savoir sensé émanciper le monde transforme finalement l’homme en un instrument au service d’une cause qui le dépasse, l’aliène et le prive de toute souveraineté sur lui-même et sur son existence.
De ce point vue, Jean-Jacques ROUSSEAU a bien raison sur ses contemporains progressistes lui qui, en plein siècle des Lumières, au moment où la croyance au progrès reste fortement ancrée dans les esprits, émet des réserves sur l’idée d’une amélioration de l’homme et de son existence à partir des pouvoirs de la raison.
On le sait, ce qui oppose ROUSSEAU à ses contemporains adeptes du progrès, c’est moins l’idée de la perfectibilité humaine que l’excès de rationalisme qu’il voit comme porteur d’effets pervers pour l’homme et pour son existence. Tel qu’il l’appréhende, le rationalisme sans mesure entraîne irrévocablement une existence caractérisée par la recherche du luxe et la dépravation des mœurs. Dans l’époque moderne, les différences de richesse et de pouvoir corrélatives au progrès-accumulation entraînent à long terme non seulement un appauvrissement croissant d’une bonne frange des sociétés modernes, mais aussi une différence dans la valeur que l’on reconnaît aux individus et plus généralement une véritable aliénation de l’être humain, qui se repère désormais par ses apparences ou son avoir, et non plus par son être authentique. « L’homme moderne, écrit ROUSSEAU, vit toujours hors de soi 2» ; il est, pour ainsi dire, décentré, ne se retrouvant précisément que dans ses fonctions sociales et dans le prestige qui leur est attaché, et condamné à méconnaître ce qui le constitue vraiment.
Au témoignage des temps modernes, la raison, la science et le savoir tant exaltés par les Lumières ne sont ni plus ni moins que des armes contre lesquelles la nature a voulu nous protéger en nous créant ignorants. « Voilà, explique ROUSSEAU, comment le luxe, la dissolution et l’esclavage ont de tout temps été les châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches (…) Peuples apprenez donc que la nature a voulu vous préserver de la science comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous prenez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits.1 »
ROUSSEAU n’est pas un « misanthrope sublime » ainsi que le pense VOLTAIRE. Sa critique, et, d’une manière générale, sa condamnation de la civilisation relèvent d’une analyse objective des temps modernes qui lui a permis de constater la perte de la nature authentique de l’homme, corrélative au savoir scientifique et au luxe.
Une lecture attentive de la modernité permet effectivement de voir que la science et le luxe ont fait perdre à l’homme la sincérité et le sentiment de sa liberté originelle. Telle qu’elle est mise en œuvre dans l’optique des Lumières, la culture de la seule intelligence a fait naître dans les sociétés modernes de bien dangereux effets qui ont pour nom négligence du travail utile, le mépris des idées morales et le luxe.
Dans l’époque dite moderne, la recherche du luxe a amené à déprécier la dignité personnelle de l’homme. Comme l’affirme ROUSSEAU, « la dépravation est réelle ; et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences se sont avancées à la perfection.2 »
En ce sens, les progrès de la raison se sont accompagnés d’un oubli de la vertu, d’une insouciance à l’égard de la dignité humaine. Aveuglé par la quête effrénée du luxe, l’homme moderne perd le sens des valeurs morales et devient l’instrument d’une volonté qui l’enferme dans la sphère d’une domination où seuls ont de la valeur ses intérêts égoïstes. C’est pourquoi ROUSSEAU s’interroge et affirme : « Que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être né de nos jours ? Et que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu, les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent (…) Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail .1»
Le mal de l’époque moderne se révèle ainsi être la réification de l’homme, la perte du sens de l’humain à l’égard d’intérêts particuliers qui enfoncent davantage l’homme moderne dans les mailles d’une domination de plus en plus étroite.
C’est pourquoi s’inscrivant dans la perspective ouverte par ROUSSEAU, les théoriciens de l’Ecole de Francfort, notamment HORKHEIMER et ADORNO, évaluent la condition de l’homme des temps nouveaux et en arrivent à une vision apocalyptique de l’existence humaine. Dans la compréhension qu’ils se font des effets pervers de la modernité, les co-auteurs de La dialectique de la raison pensent que la totalité du système de pensée de la modernité est porteuse de cette dérive. Aussi se désolent-ils de constater que « de tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains (…) Mais la terre entièrement éclairée resplendit sous le signe des calamités triomphant partout.2 »
Cette lecture à la fois pessimiste et désolante de la modernité amène LUKÄCS à affirmer en 1961 que l’Ecole de francfort est le « Grand Hôtel de l’abîme3 » et Alain RENAUT à voir dans le texte1944 « le désespoir à l’égard de la raison (…) La conviction désabusée selon laquelle tout ce que l’on s’était autrefois représenté comme conduisant vers une société éclairée et émancipée par les lumières de la raison ouvre finalement sur l’avènement d’une société administrée.4»
Quoiqu’il en soit de l’idée que l’on se fait de l’Ecole de Francfort et de ses deux plus illustres penseurs, bien des faits apparaissent de nos jours comme l’envers du progrès et autorisent sinon un pessimisme radical, du moins une réserve certaine vis-à-vis des bienfaits de la modernité.
En effet, si du XVIIIème siècle nous avons hérité d’une conception positive du progrès, si au siècle des Lumières la conviction était ferme que l’humanité, grâce à la raison, était sur la voie d’une amélioration de la condition humaine, l’image d’un être dominé, exploité et aliéné que donne l’homme des temps nouveaux est révélatrice à plus d’un titre de l’échec du projet émancipateur des Lumières.
A titre d’exemple, la rationalité techno-scientifique jadis perçue comme essentiellement au service de l’homme se présente dans l’époque moderne comme la sphère d’une domination et d’une exploitation accrues de l’homme lui-même. De nos jours, le savoir techno-scientifique tend à chosifier l’homme, qui devient en même temps un être prévisible dans ses comportements et sa pensée. « Les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles créent, expliquent HORKHEIMER et ADORNO, inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls qui soient naturels, concevables et rationnels. L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme un élément de statistique en termes de succès et d’échec.1» De ce point de vue, c’est une forme nouvelle d’asservissement de l’homme qui s’installe et s’exprime à travers la réification du sujet qui, conséquemment, perd toute souveraineté sur lui-même. Face à l’emprise grandissante de la science et de la technique et des objets que celles-ci créent, l’homme moderne se retrouve victime d’une aliénation qui se traduit par la possibilité de prévoir, de manipuler et même de déterminer ses comportements. C’est pourquoi HORKHEIMER et ADORNO croient comprendre que « classée dans la catégorie des faits bruts, l’injustice sociale dont ceux-ci sont issus est aujourd’hui aussi sacrée et tangible que l’était le sacro-saint guérisseur sous la protection des dieux. La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine : avec la réification de l’esprit, les relations entre les hommes (…) sont comme ensorcelées. L’individu étiolé devient le point de la rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui ; l’animisme avait donné une âme à la chose, l’individualisme transforme l’âme de l’homme en chose. En attendant la planification totale, l’appareil économique confère aux marchandises une valeur qui décidera du comportement des hommes. 2»
Cette domination nouvelle de l’homme, qui se traduit par la perte de tout pouvoir de décision autonome face à l’appareil techno-scientifique et qui le contraint à conformer ses désirs, sa volonté et ses aspirations aux exigences de la science et de la technique, entraîne corrélativement la perte du penser libre. Selon HORKHEIMER et ADORNO, « l’imagination s’atrophie. Ce qui est grave, ce n’est pas que les individus soient distanciés par la société ou par ses productions. Lorsque l’évolution de la machine a commencé à se transformer en mécanisme de domination (…), ceux qui sont restés en arrière ne représentent pas seulement la non vérité. En regard de cela, l’adaptation au pouvoir du progrès implique le progrès du pouvoir, et par conséquent une répétition de ses régressions qui prouvent au progrès (…) qu’il est le contraire du progrès. La malédiction du progrès irrésistible est la régression irrésistible.1 »
Cette régression du progrès n’affecte pas seulement l’homme moderne dans ses rapports avec son environnement. Elle s’élargit jusque dans la sphère intellectuelle avec une pensée appauvrie dans sa seule et unique préoccupation d’organisation et d’administration. « Cette régression, ajoutent HORKHEIMER et ADORNO, ne se limite pas à l’expérience du monde sensible lié à l’environnement physique (…) L’unification des fonctions intellectuelles grâce à laquelle les sens peuvent être maîtrisés ; la résignation du penser (…) impliquent l’appauvrissement du penser et de l’expérience. Une pensée qui est entraînée à se limiter aux problèmes d’organisation et d’administration s’accompagne nécessairement d’un rétrécissement de l’intellect que l’on rencontre chez les grands de ce monde dès qu’il ne s’agit plus pour eux de manipuler les humbles.2 »
En ce sens, la pensée libre ou la raison qui fondait l’optimisme des Lumières se trouve aujourd’hui prise au piège de ses propres productions. Avec l’apparition de la machine, le progrès techno-scientifique transforme l’homme en automate avec comme conséquence une atrophie de la raison elle-même.
Pire, la sophistication de la machine, des outils techno-scientifiques d’une façon générale entraîne l’appauvrissement du pouvoir de l’homme moderne face aux expériences qu’il est sensé pouvoir faire. De ce point de vue, « plus l’appareil social, économique et scientifique auquel le système de production entraîne le corps depuis longtemps est complexe et précis, plus les expériences que ce dernier est apte à faire sont restreintes. A la suite de la rationalisation des modes de travail, l’élimination des qualités, leur conversion en fonction passe de la sphère scientifique à la sphère du vécu et tend à rapprocher les peuples de l’état de batraciens.3 »
En outre et comme précédemment indiqué, le progrès, notamment l’avancement techno-scientifique entraîne une aliénation de la pensée dans les objets tels que la machine. « Sur la voie qui conduit de la mythologie à la logistique, renchérissent HORKHEIMER et ADORNO, la pensée a perdu l’élément de la réflexion sur soi et, de nos jours, la machine, tout en nourrissant les hommes, les mutile. 4» Ces effets pervers de la science et de la technique sur la vie de l’homme moderne peuvent être attribués à l’instrumentalisation du savoir lui-même qui, de ce fait, perd sa vocation émancipatrice. Comme l’indique Ben Slimane HOUCINE, « face à la techno-science, nous ne sommes pas seulement confrontés au défi d’un savoir instrumental (…) mais aussi à une puissance réelle qui menace notre vie et met en péril notre manière de pensée. Partout nous assistons à l’investissement de la technique dont les réseaux s’étendent de la sphère économique à celle de la médecine, de l’art, du langage et même de la volonté humaine. Avec la prolifération de ses instruments, la société civile se transforme en un complexe industriel et toutes ses régulations sont médiatisées par l’intelligence artificielle (informatique).1»
Ainsi entendue, l’emprise grandissante de la science et de la technique dans nos sociétés dites modernes fait perdre à l’homme le contrôle de sa pensée et de ses propres actes. Il apparaît membre d’un ensemble qui le dépasse et qu’il ne contrôle plus. Celui-ci ne reflète plus sa volonté. L’action n’est plus orientée dans le sens de la satisfaction des besoins de l’homme, mais dans celui de la réalisation des aspirations d’un système qui l’englobe et dans lequel il perd tout pouvoir de décisions autonomes. « N’étant plus maître de ses actes, ajoute Ben Slimane HOUCINE, l’homme doit conformer ses aspirations à l’enchaînement du processus économique et adapter son comportement aux exigences de la technique (productivité). De cette manière, l’homme ne travaille plus essentiellement pour satisfaire ses besoins, mais pour réaliser une fin dont le sens lui échappe complètement, à savoir la conservation et l’extension d’un système unique de production à l’échelle de l’humanité entière.2 »

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Première partie : LA RAISON ET LE PROGRES
INTRODUCTION
Chapitre I : L’INTRONISATION DE LA RAISON
Chapitre II : LE PROGRES
Chapitre III : CRISE DU PROGRES ET CONDITION DE L’HOMME MODERNE
CONCLUSION
Deuxième partie : LA RATIONALITE A LA LIMITE DU SENS
INTRODUCTION
Chapitre I : CRITIQUE DU RATIONALISME OCCIDENTAL : LA METAPHYSIQUE ENQUESTION
Chapitre II : LA THEORIE CRITIQUE DE L’ECOLE DE FRANCFORT
Chapitre III : L’ETHIQUE COMME FONDEMENT DE LA RATIONALITE
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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