Création technique et la question des valeurs
Jusqu’à maintenant, nous avons parlé de la technique comme si elle tombait des arbres comme la fameuse pomme sur la tête de Newton, comme si elle était une réalité donnée ou devenue et non pas produite. Mais rien n’est plus loin de notre intention et il est temps de pénétrer au cœur de notre propos, à savoir la reformulation de la relation entre usager, objet et concepteur-réalisateur et les conséquences du changement de perspective que nous proposons pour la posture de ces derniers. L’un des mérites de la sociologie de l’innovation telle qu’élaborée par les représentant d’ANT est de nous rappeler que derrière chaque objet technique, derrière chaque boîte noire, gît un réseau d’acteurs, un ensemble d’humains et de non-humains qui représente le contexte ou « territoire » d’origine, l’environnement qui lui a donné forme, fonction et existence. Dans une telle perspective, la technification de la société revient également à une socialisation parce que chaque outil ou dispositif est l’émanation, et, pour nous, la passerelle vers, d’autres groupes et individus, personnes et objets. En stricte et la liaison avec les sciences de la communication est complètement absente. En France, la racine commune avec les sciences des bibliothèques et de la documentation fait que l’horizon épistémologique prend une autre direction. Le vrai problème d’une distinction nette entre SI et informatique réside cependant dans le fait qu’il est de plus en plus difficile de dire ce que c’est un système d’information par rapport à d’autres logiciels. Dans le cadre du Web – le contexte technique qui nous intéresse ici – toute application est en un certain sens un système d’information. C’est pourquoi nous pensons qu’au niveau d’interrogation que nous avons choisi pour notre travail, le champ problématique est effectivement le même pour les deux disciplines.
Outre qu’il propose un vocabulaire d’actions, un dispositif informatique joue également le rôle d’artefact cognitif [Norman 1993] dont les formes relèvent aussi du travail des concepteurs- réalisateurs. Cela ne veut pas dire que ce travail de construction se fait en pleine conscience des futurs effets du dispositif, intuition qui nécessiterait une capacité de prédiction quasi-magique, mais il devrait être clair que l’objet découle d’une façon ou d’une autre des connaissances, évaluations et visions des acteurs-réseaux qui définissent ses aptitudes et son aspect. L’objet, ses fonctionnalités et les affordances dont il est porteur, ne sont pas devenus, ils sont produits. L’insistance sur cet aspect est essentielle pour notre propos ; lorsque nous parlons de délégation technique il s’agit, certes, du transfert d’un mandat de l’être humain à la machine ; mais cela implique, nous l’avons vu, aussi un transfert de confiance et de contrôle qui implique un engagement, un devoir de responsabilité dans le sens précis du mot. Pourquoi cette fonction a-t-elle été réalisée et non pas une autre, pourquoi l’avoir fait de telle façon plutôt que de telle autre, pourquoi avoir choisi ces éléments d’interface et non pas d’autres ? La réponse à ces questions ne peut pas être donnée par l’outil même, ce sont les créateurs qui doivent s’exprimer à sa place, parce que le fait d’avoir créé un objet technique les engage dans un rapport à ceux qui l’utilisent. Nous reconnaissons, derrière l’objet, la figure de son créateur, dont l’éthique courante – et parfois la loi – demandent qu’il reconnaisse sa responsabilité d’auteur.
Quand Google News est accusé de manquer de neutralité, ce sont les techniciens qui doivent impérativement fournir une explication, et non pas l’algorithme. Nous devrions prendre conscience de cette place du constructeur non seulement en cas d’accident ou de dysfonctionnement, quand le dispositif produit ouvertement de « mauvaises » médiations, mais également quand les relations et liaisons qui se constituent à travers le dispositif s’avèrent satisfaisants. L’articulation de la place des créateurs dans un réseau de rapports met en question le constat, souvent prononcé, selon lequel nos sociétés seraient en train de s’atomiser et de se désagréger en individus isolés, tribus et groupuscules. Même en concédant que la sociabilité directe est en déclin (ce qui reste à prouver), on pourrait avancer en même temps que la technification porte une immense interdépendance entre les individus qui composent la société. Dans un appartement parisien lambda nous sommes entourés des traces matérielles du travail de milliers de personnes et c’est encore ANT qui nous rappelle que le « social » n’est pas une substance miraculeuse mais ce qui se fait à travers de différents types de liens et rapprochements [Latour 2005, p. 5]. La technique, vue sous un tel angle, apparaît comme une source du social plutôt que comme un de ses détracteurs.